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François Aymé et Yves Jeuland

Charlie Chaplin, le génie de la liberté


>> Aurore Renaut / mardi 12 janvier 2021

Une hagiographie qui fera date

Le nouveau documentaire consacré à Charlie Chaplin par François Aymé et Yves Jeuland présente de grandes qualités. Sa longueur inhabituelle pour ce genre de film (presque 2h30), l’accès que les auteurs ont eu à des sources inédites, le recours à des archives et aux films de Chaplin, parfaitement articulés au propos, en font la grande force et nul doute qu’il fera effectivement date. C’est en tout cas ce qu’assène unilatéralement la critique : « un doc brillant sur les sources d’inspiration du cinéaste », titre François Ekchjzer dans Télérama qui donne la note maximale (TTT) ; La Croix parle sous la plume de Jean-Claude Raspiengeas d’un « film exceptionnel », d’un « documentaire éblouissant voué à devenir l’œuvre de référence sur ce roi du burlesque ». Dans Le Monde, c’est le même constat pour Renaud Machart qui est sorti « très ému du visionnage » et pour qui le film « devrait s’imposer durablement comme une référence ». Dans Les Échos, Olivier de Bruyn parle aussi d’un « film magistral ».

On aurait mauvaise grâce de s’inscrire en faux face à de tels panégyriques et même sur les réseaux sociaux, j’ai pu constater

un déferlement d’éloges. Je fais partie de ceux/celles qui ont aimé le film mais je m’étonne toutefois du traitement qui est réservé dans le film aux rapports de Chaplin avec les femmes. On sait maintenant depuis longtemps que Chaplin, comme beaucoup d’hommes de pouvoir de cette génération (et pas seulement…), avait un goût prononcé pour les très jeunes filles, parfois mineures, et qu’il a défrayé la chronique lors de ses deux premiers mariages, mariages qui lui ont été imposés pour échapper à des poursuites.

Mildred Harris et Lita Grey avaient respectivement 17 et 16 ans quand elles convolèrent avec le « génie de la liberté ». Très libre, en effet ! Si les réalisateurs évoquent bien ces deux affaires, c’est le montage et le ton qui déconcertent. Alors que le film fait le choix d’un récit chronologique, au moment du passage de Chaplin au long métrage, le montage fait une ellipse et passe de Charlot soldat (1918) à La Ruée vers l’or (1924) alors que dans l’intervalle Chaplin a tourné Le Kid (1921) et L’Opinion publique (1923). C’est qu’entre Charlot soldat et le pharaonique tournage de La Ruée vers l’or, le réalisateur a vécu le scandale Mildred Harris, ce qu’évacuent les réalisateurs en un rapide paragraphe, en synthétisant les deux premiers mariages malheureux du cinéaste. Voici le commentaire qu’on entend : « Lita reproche à Charlie de la délaisser, de la tromper, de l’espionner. 1927. Procès puis divorce. Le second divorce de Charlie. Il avait traversé pareille épreuve en 1919 avec l’actrice Mildred Harris. Mais l’enfant qu’il aura avec Mildred ne vécut que trois jours et Charlie s’était aussitôt lancé dans la recherche de celui qui allait jouer Le Kid. Ce sera Jackie Coogan. L’affaire de divorce avec Lita Grey va se solder par la plus grosse transaction jamais réalisée. »
Quant au Kid, qui a disparu dans l’ellipse, il a fallu lui trouver une autre place dans le documentaire car il s’agit d’un des plus grands succès de Chaplin et l’une de ses œuvres les plus émouvantes. Il est donc utilisé en pré-générique, pour donner le ton du documentaire : relire l’œuvre de Chaplin à la lumière de son enfance parmi les « misérables » et de sa solidarité avec eux.

Alors que Chaplin est déjà à l’époque de ses divorces l’un des hommes les plus riches du monde du cinéma et se conduit en despote sur ses tournages, les réalisateurs prennent fait et cause pour lui. Ils le présentent comme la victime du chantage de femmes qui entraveraient son génie créateur. Un peu plus loin, le commentaire évoque certaines circonstances du procès : « L’intimité du couple est livrée en pâture au public. Des copies pirates de la plainte de Lita s’arrachent dans les librairies. Chaplin devient la victime idéale et expiatoire de cette Amérique puritaine qui vomit Hollywood. Il sombre dans une profonde dépression nerveuse. »
Il est choquant aujourd’hui de présenter d’un point de vue aussi unilatéral les conséquences de cette affaire. Le commentaire ne dit rien du contenu de la plainte de Lita qui accuse son mari d’actes sadiques et pervers, mais le film montre à ce moment-là une photographie de Chaplin sur le tournage de La Ruée vers l’or où son regard triste force l’empathie. Et, toujours du côté du cinéaste, les auteurs font le choix d’utiliser en complément, de larges passages de l’autobiographie de Chaplin, témoignage par définition partiel et partial.

Comment le film montre-t-il les deux premières femmes de Chaplin ? Quelques photographies, quelques images d’elles actrices, avec un commentaire dépréciatif : la faiblesse du jeu de Lita Grey selon des collaborateurs, induit que l’attirance de Chaplin n’était que sexuelle, alors qu’il l’avait déjà engagée quelques années auparavant pour jouer un ange dans Le Kid. A-t-on à ce point besoin de rabaisser ces femmes pour justifier la conduite des hommes ?

Pourquoi un traitement aussi elliptique et à charge des deux premières épouses de Chaplin alors que les faits sont connus ? On nous répondra qu’il faut séparer l’homme de l’artiste. Pourtant le film raconte longuement l’enfance miséreuse de Chaplin et explore largement combien celle-ci fut une source d’inspiration intarissable tout au long de sa carrière. Mais pourquoi ne peut-on pas présenter les choses de manière plus complexe ? Les auteurs du documentaire soulignent les côtés obsessionnels et autoritaires de sa personnalité tels qu’ils s’exprimaient dans son travail. Cela est admis puisque c’est au service d’une œuvre géniale !
Sans doute les conditions que la famille Chaplin a imposées pour autoriser les deux auteurs à utiliser leurs archives, sont-elles responsables de ce parti pris…
De fait, alors que le propre du travail historique est de croiser les sources, ce documentaire, qui ne donne que le point de vue de Chaplin et de son clan, ressemble plus à une hagiographie. Et, comme dans toute hagiographie, on passe sous silence ce qui ferait tache. En revanche, en insistant sur les attaques politiques subies par Chaplin et notamment l’acharnement du FBI puis de McCarthy, le film souligne son engagement et en fait un véritable héros de la liberté de penser, ce qu’il fut. Mais on comprend que les accusations dont il a été l’objet avant de se ranger en épousant Oona O’Neill, de 36 ans sa cadette, ne font pas bon ménage avec ce portrait d’un génie au service des plus faibles… On s’étonne qu’on puisse encore en 2020 présenter un tel point de vue…


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