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Nigel Williams & Philip Martin / 2019

Catherine the Great


>> Marion Hallet / samedi 3 octobre 2020

Le triomphe d’Helen Mirren, star septuagénaire


L’impératrice Catherine II de Russie, dite aussi la « Grande Catherine », régna de 1762 à sa mort en 1796 à l’âge de 67 ans. Elle est le monarque de genre féminin qui régna le plus longtemps sur la nation russe (34 ans) dont elle présida à l’expansion territoriale ainsi qu’à la reconnaissance internationale en tant que superpuissance mondiale. La série américano-britannique de quatre épisodes évoque plusieurs événements notables de son règne, notamment les guerres menées contre l’empire Ottoman, la révolte des paysans russes menée par Pougatchev (1773-1775), et l’annexion de la Crimée – une annexion dont les répercussions continuent de façonner la politique internationale aujourd’hui. Catherine, qui accéda au pouvoir suite à un coup d’état qui destitua son époux l’empereur Pierre III, exerça une influence considérable sur la modernisation de son pays tout en consolidant les inégalités sociales, bâtissant une économie qui reposait solidement sur le servage.

La souveraine russe est magnifiquement interprétée par Helen Mirren, une actrice dont le talent et une longue et riche carrière construisent une figure quasi impériale parmi les stars anglophones. Elle s’est elle-même « spécialisée » si l’on peut dire dans les incarnations de monarques avec des interprétations multi-récompensées dans les rôles des reines Charlotte (prix d’interprétation au Festival de Cannes pour The Madness of King George de Nicholas Hytner en 1994, le deuxième de sa carrière), Elizabeth I (un Emmy, un Golden Globe et un SAG award pour la mini-série éponyme de Tom Hooper en 2005), et Elizabeth II (elle rafle entre autres la coupe Volpi, un Golden Globe, un SAG award, un Bafta et un Oscar pour The Queen, Stephen Frears, 2006) .

La figure de l’impératrice russe est un rôle que Mirren convoitait depuis longtemps : elle a suggéré le projet au producteur exécutif de la série David M. Thompson avec qui elle avait tourné le film Woman in Gold (Simon Curtis, 2015) . Mirren interpréta également deux reines d’Egypte : son rôle de Cléopâtre dans Antony and Cleopatra la révéla au grand public britannique sur scène en 1965, et elle prête sa voix à la reine Tuya dans le film d’animation The Prince of Egypt (Brenda Chapman, Steve Hickner, Simon Wells, 1998).

L’actrice voulait ce rôle en partie pour des raisons familiales. Mirren est en fait née Helen Mironoff et son père était un immigré originaire de Russie, arrivé en Grande-Bretagne à l’âge de deux ans avec son père, lui-même aristocrate russe et ancien colonel dans l’armée impériale devenu diplomate. Il semble donc que la série soit arrivée à point nommé : une star toute désignée pour le rôle (de par son « pedigree » à la fois familial et professionnel) à un moment où la fiction audiovisuelle revisite l’Histoire et ses personnages oubliés, négligés ou injustement traités jusqu’alors – bien souvent des femmes. Il est vrai que l’ascension de la Grande Catherine se prête particulièrement bien aux tendances actuelles dites « post-féministes », à savoir l’histoire d’une femme diabolisée pour avoir refusé de se fondre elle-même et ses désirs dans le moule du féminin traditionnel.

Le choix de Mirren concrétise une autre transgression d’une pratique presque aussi vieille de l’industrie du divertissement : à 74 ans, l’actrice joue un personnage qui, durant la majorité de la série, a entre 30 (Catherine accède au trône à l’âge de 33 ans) et 60 ans, un privilège habituellement réservé aux interprètes masculins. Montrer 34 ans de règne en quatre heures n’est pas tâche aisée et l’approche adoptée par les créateurs Nigel Williams (qui avait déjà travaillé avec Mirren puisqu’il était le scénariste de Elizabeth I) et Philip Martin (un habitué des figures royales : il a réalisé sept épisodes de la très populaire série The Crown) est d’aborder son règne via la vie amoureuse de Catherine, notamment sa relation tumultueuse avec le lieutenant Grigori Potemkine, son amant le plus éminent et le plus influent (il deviendra maréchal et président du conseil militaire de l’impératrice). La relation fictive entre Mirren et son partenaire, l’acteur australien Jason Clarke qui interprète Potemkine, est subversive en raison des dynamiques de pouvoir inversées de leurs personnages – elle en tant que souveraine et lui en tant que serviteur politique dévoué –, mais aussi en raison de l’âge des acteurs. Mirren a presque 25 ans de plus que Clarke, âgé de 50 ans lors du tournage. En réalité, Catherine avait 44 ans quand a débuté leur liaison et Potemkine était de seulement dix ans son cadet, mais cela n’empêche pas Mirren d’être tout aussi convaincante (et séduisante !) que des acteurs masculins tels que Jack Nicholson, Cary Grant, Tom Cruise, Richard Gere, Robert Reford, ou Warren Beatty qui se sont retrouvés maintes fois dans des situations similaires.

Outre cette audace dans la distribution, la série propose une révision féministe de certaines des fabrications les plus misogynes sur la vie intime de Catherine II, tout en célébrant l’audace sexuelle qui accompagne ses décisions (relativement) éclairées et son exercice magistral et exclusif du pouvoir. Si beaucoup continuent d’associer l’impératrice à la débauche sexuelle, la série entend montrer qu’il s’agit d’une réputation grossièrement exagérée, enracinée dans la misogynie et construite dès le début de son règne. Il est vrai que l’impératrice eut plusieurs amants, que la plupart étaient plus jeunes qu’elle et reçurent la désignation officielle de « favori », amassant des cadeaux somptueux (dont des palais) tout du long de leur « mandat ». Mais Catherine ne faisait pas exception parmi les monarques européens d’alors – excepté le fait qu’elle était une femme bien sûr. Comme beaucoup de ses homologues masculins, la souveraine est montrée dotée d’une forte libido et désireuse d’être le centre de l’attention du sexe opposé, désir qui n’a d’égal que son plaisir de les « posséder ». Les hommes se disputent ses faveurs ou instruisent d’autres hommes plus jeunes afin de leur servir de mandataires. Par ailleurs, la pratique des favoris était déjà avérée au sein de la monarchie russe quand la jeune Catherine débarque en Russie à l’âge de 14 ans (elle est née allemande) et que l’impératrice Elisabeth Petrovna était alors sur le trône [1].. Il est rare de montrer à l’écran une femme de pouvoir exercer son emprise sur un homme afin d’en tirer des faveurs sexuelles, mais la série montre bel et bien ce qu’on appellerait aujourd’hui du harcèlement sexuel qui vire même à l’agression de la part de Catherine. HBO, fidèle à sa réputation, documente visuellement le plaisir charnel de Catherine et la série accumule les scènes de sexe – étonnamment, les plus explicites d’entre elles ne montrent pas Mirren (sans doute une prérogative liée à son statut de star et de productrice exécutive), mais Gina McKee qui interprète la Comtesse Bruce, amie de l’impératrice et « testeuse » du caractère et des capacités sexuelles de Potemkine.

Mais là n’est pas le plus intéressant ; la série expose les nombreuses contradictions de l’impératrice : elle est à la fois une femme romantique et fidèle, et une grande admiratrice (et amatrice) de la jeunesse masculine, une libérale idéaliste ainsi qu’une autocrate, un bourreau de travail qui déclare se soucier uniquement de « sexe et de jardinage ». Il en va de même de sa relation avec Potemkine : la série suit leur flirt des débuts, leurs grandes déclarations d’amour, leurs aspirations partagées en privé et leurs fréquentes disputes enflammées en public. Catherine the Great nous montre également et avec précision que Potemkine doit son statut, ses titres et ses richesses à son illustre amoureuse. Clarke n’hésite pas à se plaindre en jouant à l’amant délaissé, une vision pathétique car la jalousie au sein d’un couple hétérosexuel est plus souvent représentée comme une attitude typiquement féminine (la série débute avec les mêmes protestations puériles de l’amant précédent, Grigori Orlov, qui revendique sa part du pouvoir). Malgré une alchimie insuffisante entre Mirren et Clarke, la relation du couple Catherine-Potemkine a rarement été autant explorée à l’écran et de manière aussi approfondie, les cinéastes (Paul Czinner et Josef von Sternberg en 1934, Umberto Lenzi en 1963, Michael Anderson en 1961, Marvin J. Chomsky en 1995) privilégient plus souvent le mariage de Catherine, à 16 ans, avec l’empereur Pierre III, un homme violent et maniaque, mort en détention peu de temps après avoir été déposé (officiellement de maladie, mais certaines hypothèses impliquent les alliés de Catherine dans sa mort). A cet égard, je conseille la série américaine The Great (Hulu, 2020), avec le jeune couple Elle Fanning et Nicholas Hoult, qui retrace très librement (d’où le potentiel hilarant et irrévérencieux de cette série) les débuts de Catherine à la Cour de Russie.

L’entreprise d’Helen Mirren mérite donc d’être saluée : elle incarne une grande Catherine II. Mais ce succès met en lumière le statut presque unique de la star. Le manque de représentation de femmes matures sur nos écrans de cinéma et de télévision est un problème récurrent (en France, l’AAFA (Acteurs et Actrices de France Associé·es) dénonce le « tunnel de la comédienne de 50 ans » , de même que le collectif 50/50). La limite d’âge commence à reculer pour les stars : à plus de 50 ans certaines continuent leur carrière (Viola Davis, Sandra Bullock, Gong Li, Salma Hayek, etc.), mais elles subissent une immense pression afin de correspondre à des standards de beauté et de jeunesse impossibles à atteindre. Mais quid des actrices sexagénaires, septuagénaires et au-delà – à part justement Mirren ou la Sainte Trinité composée de Meryl Streep, Judy Dench et Glenn Close ? On observe un phénomène comparable en France où des stars reconnues comme Catherine Deneuve, Isabelle Huppert ou Fanny Ardant parviennent à rester en tête d’affiche, mais force est de constater que ce n’est pas le cas des actrices moins connues. Or, tout récemment par exemple, la série Ratched (disponible sur Netflix) proposait des rôles en or aux actrices Judy Davis (65 ans) et Sharon Stone (62 ans), toutes deux si excellentes qu’elles sont l’intérêt principal de la série, prouvant qu’il existe un vivier de talents, d’expériences féminines et de voix matures à explorer, y compris par le cinéma et la télévision francophone.


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