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Berkun Oya

Bir Başkadır


>>Neşe Öztemir / dimanche 28 février 2021

Une série turque qui fait parler dans son pays


Lorsque débarqua le 12 novembre 2020 la mini-série turque intitulée Bir Başkadır (refrain d’une chanson qui signifie « c’est quelque chose d’autre »), en streaming sur Netflix, les réactions furent immédiates et si fortes auprès de si nombreux publics qu’elle devint l’un des sujets les plus discutés, likés et retweetés en Turquie. Composée de 8 épisodes de 49 minutes, elle est l’œuvre de Berkun Oya, scénariste et réalisateur d’autres séries dont Masum (Innocent, 2017) et Son (La Fin, 2012), qui ont rencontré le succès sur les plateformes et à l’international. Bir Başkadır est une série dramatique, structurée autour de nombreux personnages et lieux, qui vise à toucher toutes les couches de la société. Située à Istanbul d’aujourd’hui, elle raconte l’histoire de personnages issus de milieux socioculturels différents qui sont tous liés d’une manière ou d’une autre par Meryem, femme de ménage, au centre du récit.

Bir Başkadır montre « à quel point les rencontres sont importantes », estime Berkun Oya dans un entretien avec un écrivain turc, Yekta Kopan. Le schéma narratif typique des séries télévisées turques se résume souvent en un récit bipolaire, qui s’ouvre sur la rencontre d’un homme riche incarnant le mode de vie urbain et d’une femme incarnant le mode de vie rural, et raconte les étapes heureuses et malheureuses qui jalonnent leur relation amoureuse.

Mais cette fois-ci, en reprenant ce clivage social, Berkun Oya l’organise autour de deux femmes : Meryem (Öykü Karayel), une femme musulmane traditionnelle, pauvre, sans éducation, qui vit dans la périphérie d’Istanbul avec son frère Yasin (Fatih Artman), sa belle-sœur Ruhiye (Funda Eryiğit) et ses deux neveux ; et Peri (Defne Kayalar), une psychiatre laïque qui vient d’un milieu aisé, riche, moderne, éduquée dans les meilleures écoles, une « Turque blanche » typique. A partir de leur rencontre, la série met en scène le combat intérieur de ces deux personnages.

Les personnages secondaires participent à cette lutte en exprimant les problèmes « silencieux » de la société : Yasin, un ancien soldat qui est maintenant gardien de sécurité dans un club, Ruhiye, survivante d’un viol, enfermée dans le silence et la dépression ; le hodja (c’est le titre de ceux qui enseignent le Coran) Ali Sadi (Settar Tanrıöğen), figure paternelle, dont Meryem doit obtenir la bénédiction pour ses séances de thérapie, et sa fille adoptive, Hayrünnisa (Bige Önal), tiraillée entre son affection pour son père et son goût pour la fête et la musique électronique. Parmi les autres personnages, on trouve un play-boy dragueur et déprimé, Sinan (Alican Yücesoy), qui vit dans l’appartement luxueux que Meryem vient nettoyer ; une famille kurde de classe moyenne déchirée par l’antagonisme entre les deux sœurs, la psychiatre Gülbin (Tülin Özen), et son aînée Gülan (Derya Karadaş), qui s’affrontent à propos de leur frère handicapé, de la religion et de la tradition ; enfin, une actrice de feuilleton populaire, Melisa (Nesrin Cavadzade), qui se lie d’amitié avec Peri au cours de yoga. En bref, le réalisateur essaie d’offrir « un panorama de toute une société ».

Ceci est une histoire de la Turquie

La scène d’ouverture montre l’évanouissement de Meryem dans l’appartement où elle travaille comme femme de ménage, et un flashback nous ramène un an plus tôt, lorsque Meryem, à cause d’évanouissements inexpliqués, consulte une psychiatre, Peri, dans un hôpital du centre d’Istanbul. Hésitante, Meryem commence à expliquer maladroitement son passé et sa situation actuelle, et c’est par ce rappel que nous prenons connaissance des personnages de la série. Peri, la thérapeute, reste assise, comme au garde-à-vous, tout au long de cette première visite, presque aussi mal à l’aise que la jeune femme en face d’elle. Puis nous assistons à un renversement des rôles. Peri est dans le cabinet d’une autre thérapeute, Gülbin, sa contrôleuse, qui essaie de lui expliquer qu’elle est victime de ses préjugés contre les femmes voilées.

Tout au long de la série, le réalisateur tente de traiter cette dichotomie avec une dimension nostalgique dans les dialogues et les références culturelles (une émission télévisée de mariage intitulée « Esra Erol », une des séries les plus regardées en Turquie, Çukur (Le Fossé, depuis 2017), etc.).

Par ce biais, il tente d’élargir son public et d’établir une relation émotionnelle et familière avec lui. La façon dont il évoque les sujets, nous rappelle les feuilletons turcs qui ont eux-mêmes hérité leurs caractéristiques narratives et cinématographiques de mélodrames filmiques plus anciens. Berkun Oya habille ce récit bipolaire avec les contrastes musicaux [1], les images nostalgiques d’Istanbul [2], acteur important de la série, et des lieux qui symbolisent les écarts sociaux : la maison où vit Meryem dans la périphérie campagnarde, l’appartement d’une famille kurde de la classe moyenne, la résidence luxueuse où vit Sinan, la maison de la famille de Peri surplombant le Bosphore, etc. Les scènes sont stylisées et la couleur est employée pour mettre en valeur l’émotion ou l’état mental des personnages. Leurs vêtements sont réalistes et, là encore, nous aident à identifier les tensions socioculturelles entre eux. En plus des dialogues, la musique nous invite à dériver aux côtés de chaque personnage. Le spectateur s’identifie ainsi facilement à tout l’univers de la série.

Les femmes, symboles de la réconciliation sociale

Les dichotomies que nous avons mentionnées, sont traitées surtout à travers la confrontation entre des femmes. Les personnages féminins sont plus nombreux (neuf femmes pour cinq hommes et un garçon). Mais malgré leur diversité en termes de classe et d’ethnicité, la série participe à reproduire des stéréotypes.
Par exemple, Peri est représentée comme une femme « solitaire, malheureuse, distante et froide », victime de la façon dont sa mère l’a élevée. Sa réussite professionnelle se fait aux dépens de sa vie privée, compliquée voire douloureuse : pas question de réussir dans la vie pour une femme sans payer une contrepartie. En fin de compte, dans la série, la seule solution pour résoudre ses problèmes quand on est une femme, c’est le mariage. Tout ce qui a trait au mariage agit comme un déclencheur dans les évanouissements de Meryem.

Ainsi, Ruhiye, afin de surmonter les effets de son grave traumatisme, se confronte toute seule à l’homme qui l’a violée quand elle était enfant, et finalement lui pardonne en raison de ce qu’il a subi depuis. Puis elle retourne chez son mari, dont le comportement colérique et machiste est justifié par l’état dépressif de sa femme, et dont on apprend qu’il a épousé Ruhiye en sachant qu’elle avait été violée, ce qui révèle sa bonté, dans ce contexte patriarcal.

Les femmes en révolte, comme Ruhiye, sont nombreuses dans les séries turques. Elles acquièrent la position de sujets actifs qui structurent le récit par leurs décisions et leurs interventions, mais elles restent des objets passifs du regard et du désir masculin, selon le fameux concept de Laura Mulvey (1975). Les tensions sociopolitiques s’expriment par la confrontation entre les femmes. À la fin de la série, ce sont les femmes qui se sacrifient pour assurer la réconciliation sociale.

Alors que les hommes, une fois reconnues leurs défaillances, seront acquittés. Sinan, seul, est incapable d’établir un dialogue avec les femmes, et la faute en est attribuée à sa mère, incapable de le comprendre. De son côté, Peri questionne Meryem sur Ali Sadi Hodja, qui est présenté comme un homme très « sympathique, optimiste » : imam compréhensif, aimable et fragile, il accepte le choix de sa fille de ne pas porter le voile lorsqu’elle va étudier loin de chez eux. En résumé, les personnages masculins sont associés à la bonté, la naïveté, aux états fragiles de la masculinité (rappelons que le scénariste est un homme).

Au début de la série, Peri dit à Meryem : « On peut parler, on peut bavarder si tu veux » ; Meryem lui demande : « De quoi allons-nous parler ? ». La série semble nous demander, comme le fait Meryem, de parler des sujets tabous, comme la question kurde, le voile, le viol, la violence contre les femmes... Mais à maintes reprises, ces tensions sont actualisées à travers des personnages féminins qui évitent les conversations difficiles en se taisant.

Le clivage socioculturel qui structure la société turque

Peri et Meryem incarnent deux visages de la Turquie qui a connu un mouvement d’urbanisation très rapide, imposé à toute la population à partir des années 1950. Le personnage de Peri incarne le stéréotype des élites laïques du centre et Meryem, la femme voilée, porte les valeurs conservatrices de la périphérie. Dans les années 2000, ce dualisme culturel prend une autre dimension avec la question du voile, qui devient un symbole de la tension entre laïcité et islamisme. Dans les années 2010, une vague de manifestations et de troubles civils déclenchée le 28 mai 2013 contre la destruction du parc Taksim Gezi d’Istanbul, s’est développée dans toute la Turquie, pour protester contre les atteintes aux libertés de la presse, d’expression et de réunion, ainsi que contre l’érosion de la laïcité par un gouvernement islamiste. La distinction entre "nous" et "eux" s’est renforcée lorsque le gouvernement a imposé le dualisme culturaliste traditionnel. Cette distinction est illustrée par la réplique de Peri : « Ils sont majoritaires, nous sommes minoritaires », où elle exprime une rébellion et une perte.

Dans les séries télévisées, cette dualité n’avait pas encore été traitée de façon aussi frontale, même si la laïcité est un motif dominant de la caractérisation des personnages, en général explicite. Quelle que soit l’histoire, le scénario met rarement en scène des personnages qui portent le voile ou qui pratiquent l’islam. D’autre part, la modernisation et l’urbanisation sont davantage sensibles ici à travers le capital culturel, par exemple dans les conflits entre la psychiatre Gülbin, issue d’une famille kurde rurale, et sa sœur pratiquante Gülan.

Un clivage qui se reflète dans le public

Peri répond à Melisa : « Assise du début à la fin devant la télé, bien sûr que je ne vais pas regarder une série télévisée turque en entier. » C’est une phrase symbolique et évocatrice depuis des années de la réaction des intellectuels des classes moyennes et supérieures devant les séries télévisées turques populaires, dont les épisodes durent souvent trois heures : 59 séries ont été produites en 2020 (dont neuf diffusées sur des plateformes telles que BluTV [3] et Netflix [4]). Les séries télévisées turques les plus réussies, comme Red Room et Innocent Apartment,

sont aussi des séries psychologiques, basées sur des histoires réelles. Elles battent des records d’audience parce qu’elles sont sorties pendant la pandémie, où les gens passent plus de temps à la maison. Mais toutefois la série Bir Başkadır a eu un autre écho, parce qu’elle est diffusée sur Netflix qui offre une nouvelle expérience de visionnage, le binge-watching [5] ; ce qui permet d’enchaîner les huit épisodes. Donc, il n’est pas étonnant qu’une telle série donne lieu à des réactions très vives. Beaucoup de critiques positives attribuent la grande réussite de cette série au fait qu’elle brosse un tableau « plus réel » ou « plus familier » de la Turquie : par exemple sur Twitter : « Il y avait quelque chose de nous, de très personnel » ; « elle nous parle de nous. C’est un miroir de notre société » ; « La série met en scène ce qui nous manque : la confrontation ».

Ou au contraire, on reproche à Bir Başkadır de ne pas offrir une analyse suffisamment complexe de la Turquie du XXIe siècle : « Le fait qu’il s’agisse d’une famille kurde n’est pas assez exploré » ; « Les performances d’acteurs sont étonnantes. Mais le scénario est biaisé ! Des femmes voilées mais au cœur tendre, un imam consciencieux, un personnage masculin moderne et peu fiable ! » ; « nous n’entendons pas la réaction des femmes qui ont lutté pour quitter la maison, qui ont subi tant de violence et d’oppression, et qui ne se contentent pas de porter le voile » ; « Les femmes musulmanes sont présentées comme des personnes sans éducation et des adeptes aveugles de la tradition », s’insurgent d’autres internautes.
Le fait que la série ait été diffusée sur une plateforme payante exclut évidemment les classes moyennes et défavorisées, qui représentent pourtant la majorité des téléspectateurs en Turquie.

Réussie sur le plan technique, notamment en matière d’interprétation et de mise en scène, cette série, malgré son ambition d’offrir un panorama réaliste de la société turque, n’aborde pas suffisamment les questions complexes en matière de culture, de classe et de religion. Mais c’est un univers riche, ouvert à des lectures différentes, qui incite à la réflexion.


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[1La musique de Ferdi Özbeğen, le pianiste et chanteur turc des années 1980, ouvertement gay.

[2Extraits du court métrage documentaire "Bosphore" du réalisateur français Maurice Pialat (1964), qui souligne la structure d’Istanbul entre l’Est et l’Ouest, entre tradition et modernité.

[3BluTV est une des plateformes les plus connues en Turquie, créée en 2005 par la Holding Dogan.

[4Les productions turques Netflix sont Hakan : Muhafız (The Protector, 2018-2020) Atiye (The Gift, 2019-2020), Rise of Empires : Ottoman (2020), Aşk 101 (Love 101, 2020), Bir Başkadır, (Ethos, 2020).