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Depuis une vingtaine d’années, les rares films qui prennent comme cadre la capitale algérienne ont tendance à adorer les plans de nuit, comme Papicha de Mounia Meddour (2019) ou Délice Paloma de Nadir Moknèche (2007). La ville est filmée des hauteurs, les lumières d’Alger se reflétant dans la mer violette, d’une tonalité inquiétante. Alger la blanche est pour le cinéma contemporain une ville noire, ouverte sur l’horizon marin et fermée sur ses ruelles sombres, ses passages dérobés et ses escaliers interminables. Cette ville planque ses colères, ses révoltes et ses morts dans l’obscurité, ce qui ne présage en général rien de bon. Le cinéma local, aussi rare que précieux dans un pays à l’encéphalogramme culturel plat, s’en fait évidemment le reflet, sans craindre de lasser.
Alger est une ville immense (sept millions d’habitants) mais repliée sur ses micro-quartiers aux histoires sensibles et souvent sinistres. Alger, long-métrage réalisé en 2024 par Chakib Taleb Bendiad et produit en Algérie, ce qui mérite d’être signalé tant c’est exceptionnel, a un titre français particulièrement paresseux et banal. Dommage car ce petit thriller au rythme nerveux n’est pas sans intérêt. Le titre original arabe, « 196 mètres », rend mieux compte des effets d’échelles de ces étroits voisinages, où l’on se surveille, s’épie, et parfois se dénonce. Où des secrets peuvent s’enfouir, parfois pendant des décennies. C’est le point de départ du film, construit dans une double temporalité. Il remonte le temps au fil d’une course contre la montre après l’enlèvement d’une fillette, de nuit, dans un passage sombre.
Trois flics vont mener l’enquête, une femme et deux hommes. Dounya (Meriem Medjkane) est une psychiatre attachée au commissariat central et détachée pour l’occasion sur cette enquête dans le poste de police du quartier. La petite quarantaine, pas mariée, pas spécialement belle, ordinaire en somme, la flic-psy vit dans un monde de dossiers, de fiches, de cas d’école, mais a aussi de l’intuition et une forme de flair sans laquelle les flics de cinéma n’existeraient pas. Tout ne peut pas être logique, linéaire, sinon on s’ennuierait. Guidée par le fantôme de son père, Dounya prend des chemins de traverse et se met en danger sur la piste de tristes précédents oubliés, enfouis, comme tant de choses en Algérie. Et ce malgré les avertissements de Samy (Nabil Asli), le jeune commissaire du quartier, un bel homme ténébreux qui est lui aussi célibataire. Samy n’en peut plus de son métier, il ne supporte plus rien ni personne, et surtout pas son bras droit, un gros flic à l’ancienne qui se contente des évidences, à défaut de preuves. Samy va aussi de colère en colère contre ce qui semble être les pistes hasardeuses de Dounya. Il a des mots blessants, aucune psychologie, cette femme à ses yeux ne devrait tout simplement pas être là. Il n’est vraiment pas sympathique et pourtant Dounya ne va pas lâcher l’affaire.
Petit à petit, alors que le temps file, Samy va commencer à regarder Dounya d’un autre œil. Avec un autre flic, Khaled (Hichem Mesbah), lui aussi très beau, il va l’écouter, regarder différemment des archives poussiéreuses sur d’autres disparitions de fillettes que le quartier, ces fameux 196 mètres, a préféré oublier. Entre Dounya et Samy, avec Khaled comme témoin qui devient non plus le simple subordonné mais l’ami, va naître une passion muette, au-delà de la compréhension réciproque, au-delà des fils qui se tirent et aideront peut-être à résoudre l’affaire, on ne dira rien à ce sujet. Quelque chose qui tient de la découverte amoureuse, à la vie à la mort, et qui dans le même genre de thriller tourné en France ou aux États-Unis se terminerait au lit. Là, dans cette Algérie pudique et étroite d’esprit, les barrières tombent mais leurs chutes restent hors-champ. Dounya et Samy se regardent autrement. Leur affection naissante se perd dans le grésillement des talkies-walkies, les vibrations des téléphones portables, les compte-à-rebours de flics qui oublient de dormir, dans une obsession dont ils ne savent pas exclure les sentiments. La traque du kidnappeur ne leur laisse pas de répit ni de temps pour se pencher l’un sur l’autre.
Et pourtant, par quelques regards furtifs, on assiste à la fois à la naissance d’un amour timide et respectueux entre Dounya et Samy et d’une amitié intense entre Samy et Khaled, brusque et pudique. Dans Alger, le travail bien fait et le refus du renoncement sont les clés de l’amour et de l’amitié, à la vie à la mort. L’obstination de la flic-psy, qui change le regard de ses collègues sur elle-même et en creux sur l’Algérie telle qu’elle va mal, est aussi précieuse que nouvelle. Elle suffit à faire d’Alger un film novateur, malgré les nombreuses conventions qu’il contient. Au cœur de la nuit, une femme y bouscule les certitudes d’un pays fatigué.

















