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Kenneth Lonergan / 2016

Manchester by the sea / 2


>> Jack Halberstam / jeudi 2 mars 2017

Des hommes blancs si tristes...


Des hommes blancs si tristes...

À la fin d’une année où des hommes se sont comportés comme des salauds, comme des fous, et même comme des joyeux drilles, c’est bienvenu de voir un film en compétition aux Oscars, dans lequel des hommes se comportent, surprise, tristement. En fait, tous les comportements masculins qui composent le répertoire des hommes blancs ont trouvé leur apothéose dans ce film où finalement on comprend pourquoi l’homme blanc est triste, pourquoi tous les autres sont mauvais, et pourquoi malgré sa tristesse due au fait que tous les autres sont mauvais, il apprend à être un père.

Manchester by the Sea (dirigé par Kenneth Lonergan) est un film complaisant mais agréable à regarder où Affleck le jeune, c’est à dire Casey, broie du noir devant la caméra pendant une heure entière avant que nous comprenions que quelque chose de terrible lui est arrivé. Son frère est mort mais ça ne mérite pas une larme de notre triste type alcoolique. Est-ce parce qu’il a un vraiment sale boulot comme concierge qui l’amène à se faire insulter par des femmes et des gens de couleur et parce qu’il subit même quelque chose qui ressemble beaucoup à du harcèlement sexuel de la part d’une femme de couleur ? Non, le triste homme blanc le plus souvent supporte les abus et continue son boulot. Il prend sur lui parce qu’il est un homme blanc triste et c’est ce que doivent faire les hommes blancs.

Quelle est donc la chose terrible qui est arrivée à Casey Affleck pour avoir fait de lui un zombie, silencieux et dépressif, plein de colère et de ressentiment. Attention, spoiler ! Je vous explique : Lee Chandler (incarné par Affleck le jeune), nous le découvrons par des flashbacks, a été marié et a eu des enfants. Et c’était un brave homme. Et il se comportait joyeusement et quelque fois même un peu trop. Comme cette nuit où avec ses copains ils ont fait trop de bruit. Alors sa femme a mis fin à la fête et leur a demandé de rentrer chez eux. Lee a ranimé le feu dans le séjour en faisant la gueule, puis est parti dans la nuit acheter des bières. Quand il est rentré chez lui, la maison était en feu avec ses enfants à l’intérieur et seule sa femme en a réchappé.

... Parce que les femmes sont des mégères

Après un épisode au poste de police où l’on peut penser qu’il va être inculpé par exemple d’homicide involontaire, il est finalement mis hors de cause et tente de voler le pistolet d’un des policiers, sans doute pour se suicider. Les policiers se saisissent de lui avec ménagement et le confient aux bons soins de son frère. Eh bien ! Donc il a mis le feu à sa maison puis a brandi une arme dans un poste de police et reste en vie pour raconter cette histoire parce que… la vie des hommes blancs tristes importe et brûler accidentellement ses propres enfants et brandir une arme sur des policiers, ce n’est pas bien grave et requiert juste un petit changement de vie. Vous ne comprenez pas ? Il souffre et on est supposé s’attendrir sur son sort à lui, parce que tout ça est trop triste ! Pas sur sa femme, pas sur ses enfants, pas sur son frère, sur lui. Toutes les choses tragiques qui lui arrivent, sont ses tragédies à lui.

Pourquoi les hommes blancs sont-ils si tristes ? Et bien, dans ce film, ils sont tristes parce que les femmes sont des mégères défoncées et alcooliques qui les entraînent vers l’abîme, leur provoquent des attaques et, bon dieu, essaient de leur parler et de les nourrir. Ils sont tristes aussi parce qu’ils travaillent pour des salaires de misère et font les pires boulots au monde. Ils nettoient les toilettes des autres, réparent les douches, et vivent seuls dans des gourbis misérablement meublés. Pauvres hommes blancs tristes !

Cet homme blanc triste doit en plus prendre sur ses épaules le fardeau de la paternité, après la mort de son frère. Son frère laisse son fils unique à la charge de Lee et Lee et le garçon doivent s’affronter à propos des filles, du sexe et de l’autorité jusqu’à ce que Lee accepte de voir dans le garçon son héritier, un autre homme blanc qui devrait jouir de son adolescence parce que très bientôt tout ça va lui être arraché.

Fragile beauté de l’Amérique

Oui, lecteur, c’est un film fait sur mesure pour commencer l’ère Trump, une période où les hommes peuvent arrêter d’être tristes, se sentir très heureux et mettre la main sur les chattes en tout impunité. Comme toute la campagne de Trump, ce film n’a pas besoin de proclamer la suprématie blanche parce que cette idéologie imprègne chaque scène, sature chaque plan, contrôle la caméra et transpire de chaque moment où Lee Chandler avec sa mine de chien battu, regarde silencieusement hors champ. L’homme blanc, nous dit ce film, fait partie de la fragile beauté de l’Amérique et son pouvoir contrebalance toutes les choses terribles qui peuvent arriver et arrivent aux hommes blancs dans ce monde… même quand ils sont eux-mêmes responsables de ces choses terribles qui leur arrivent ! Bien sûr, dans la vraie vie, Casey Affleck a été impliqué dans un fait divers d’abus sexuel et, alors que les accusations de harcèlement sexuel contre le réalisateur noir Nate Parker l’ont exclu des nominations aux Oscars, l’histoire de harcèlement sexuel concernant Affleck n’a pas même été mentionnée. Ce film nous fournit un indice de la façon dont les hommes blancs qui ont du pouvoir voient le monde, les femmes, l’amour, la perte et la violence – tout ça n’est qu’un grand récit tragique autour de leurs souffrances et des incompréhensions dont ils sont victimes.

Mélancolie, élégie, tragédie

Le monde de Manchester by the Sea est un monde imaginé par des hommes blancs à un moment où il y avait un homme noir à la Maison blanche et où des femmes occupaient de nombreux postes dans les administrations publiques. C’est un monde où l’homme de la classe ouvrière n’a aucun pouvoir – il meurt jeune (le frère de Lee), il vit seul (Lee), il ne peut même pas passer un peu de bon temps dans sa cave avec ses potes, d’autres hommes blancs. Sa femme le traite mal et ensuite, après le tragique événement (dont il est responsable), son patron noir et ses clientes le harcèlent. Le monde blanc de Manchester by the Sea est élégiaque, dégage un sens tragique qui va bien au-delà des événements que raconte le film, il nous demande, il nous supplie même de trouver une raison pour laquelle les choses tournent de cette façon.
Il y a des grandes tragédies écrites par des femmes qui ont tué ou ont été forcées de tuer leurs enfants – pensez à Sethe dans Beloved de Toni Morrison qui brandit une hache sur son bébé plutôt que de l’abandonner à l’esclavage. Pensez à Médée qui tue ses enfants pour se venger de son mari et de leur père, Jason, qui l’a quittée. Pensez à Sophie dans Le Choix de Sophie de William Styron, qui doit choisir quel enfant va rester en vie et lequel va mourir, quand elle arrive à Auschwitz. Ces histoires d’infanticide sont des actions délibérées, soit en tant que sacrifice, soit pour éviter quelque chose de pire que la mort. Il n’y a pas de motivation de ce genre dans Manchester by the Sea – la mort des enfants est presque gratuite, elle n’a pas d’autre sens dans le film que d’être la source d’une mélancolie irréductible pour l’homme blanc. La même mélancolie n’affecte pas sa femme (incarnée par Michelle Williams) qui se remarie très vite et a un autre enfant. Il n’y a pas de scène dans le film qui nous montre les liens entre Lee et ses enfants ; on nous explique peu sa mélancolie – culpabilité ? colère ?

Sécher les larmes de l’homme blanc triste

Alors que les critiques sont tombés d’accord pour dire que ce film méritait un Oscar, nous devrions nous demander de quoi il est réellement question. Si ce film est une allégorie, alors il est le parfait paysage symbolique du territoire qui a propulsé Trump au pouvoir – le film ne voit le monde qu’à travers les yeux des hommes blancs de la classe ouvrière. Il montre ces hommes comme tragiques et héroïques, stoïques et moraux, austères mais bons. Le film sait que la tragédie dont souffre l’homme blanc est le résultat de ses propres actes, mais malgré tout le film est persuadé que la tragédie qu’il a créée lui arrive à lui et pas aux autres. C’est la même logique qui conduisit Dylan Roof à prendre les vies de neuf fidèles africains-américains d’une église de Caroline du Sud tout en proclamant défendre les Blancs contre la criminalité des Noirs ; c’est aussi cette logique qui amena Elliot Rodger à tuer six personnes et à en blesser quatorze autres à Isla Vista près de Santa Barbara en 2014. Rodger laissa un manifeste où il se présentait comme la victime des femmes qui l’avaient rejeté sexuellement. C’est la logique de tous les porteurs d’armes solitaires en Amérique et pendant que les médias décrivent ses tueurs comme des fous et des marginaux, le cinéma américain en donne une vision romantique, triste et solitaire. Évidemment, Manchester by the Sea ne parle pas d’un tueur en série qui tire sur des innocents et pourtant des innocents meurent de sa main et plutôt que de voir cela comme un récit tragique sur le narcissisme de l’homme blanc ou sur les dangers de se focaliser sur un seul groupe dans une société complexe, on nous demande de lire ce film comme juste une nouvelle histoire sur des hommes blancs tristes.

Et maintenant, avec les Oscars, nous nous préparons à regarder des films qui célèbrent les familles blanches, avec des chansons et des danses blanches, des souffrances blanches, de la musique blanche, en face de films qui parlent de familles noires (Fences), de souffrances noires (Moonlight), d’exil (Lion), et qu’ils gagnent ou qu’ils perdent, nous pouvons entendre les bruits de bottes dans la rue. Des films qui il y a quelques mois, semblaient seulement parler de choses tristes ou gaies, maintenant apparaissent dans une lumière nouvelle et deviennent partie prenante de la tragédie nationale dans laquelle toutes les tentatives pour donner du sens à la diversité, pour résister au système qui criminalise les communautés non blanches tout en présentant les crimes des Blancs comme l’expression de la loi et l’ordre, pour repenser le sexe, sont rapidement délégitimer comme des politiques identitaires, du politiquement correct ou du féminisme autoritaire. Il est temps, apparemment, que l’Amérique redevienne grande, de répondre aux besoins des hommes blancs tristes, de ressentir leur souffrance, de les redresser et de sécher leurs larmes. Apparemment, les hommes blancs ont été tristes trop longtemps, maintenant c’est notre tour.


Traduction : Geneviève Sellier


On lira la critique de Geneviève Sellier !


>> générique

Polémiquons.

  • Très bonne analyse !

    Je n’ai pas approuvé ce film en sortant de la salle, je ne l’ai pas détesté non-plus. C’était un moment de mélancolie pas désagréable... Mais on ne retient rien de ce film à "grosses ficelles" pour tirer les larmes.
    Depuis Dancer in the Dark de Lars Von Trier, je me méfie toujours des films ethnocentrés blanc judéo-chrétien (et pourtant j’en suis) dont les drames s’abattent sur une personne que l’on va plaindre tout le long.

    Il y a cependant, à la décharge du réalisateur de ce film, un aspect qui devrait figurer dans cette synthèse, ce qui est souligné dans ce film, c’est que la seule prison de cet homme c’est lui même. Il n’est ni jugé (il impressionne d’ailleurs les gens du village), ni condamné par ses semblables. Il n’est pas libre pour autant, et sa prison "morale" le suivra ad vitam.

    Bon d’accord, c’est une maigre compensation envers la société que de s’acquitter de travaux d’intérêts généraux payés avec possibilité d’aller se bourrer la gueule au bar tous les soirs et de provoquer des bagarres...

    Merci en tout cas de montrer ce film sous cet angle et en dénoncer les racines.
    Antoine

  • Bonjour,

    merci beaucoup pour cette critique qui, même si je n’ai pas vu le film, ouvre sur un regard pertinent qu’on peut adopter sur certains récits.

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