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Claude Lelouch / 1966

Un homme et une femme


>> Geneviève Sellier / lundi 5 décembre 2016


La restauration pour son cinquantenaire du plus populaire des films de Lelouch, Un homme et une femme, nous donne l’occasion de revenir sur les représentations genrées que propose ce film dont le caractère consensuel à l’époque n’est plus à démontrer : il obtint « Le Grand Prix du 20e anniversaire du Festival International du Film » (Cannes 1966), le « Grand Prix de l’Office Catholique International du Cinéma » et le « Grand Prix de la Commission Supérieure technique du Cinéma pour la Photographie », et fut un triomphe public (plus de 4 millions d’entrées). Son titre lui-même est tout un programme ! Mais de quel programme s’agit-il ?

Le début nous présente en montage alterné les deux protagonistes, chacun en train de s’occuper de son enfant : Anne (Anouk Aimée) raconte des histoires à sa fille en se promenant sur la jetée dans la brume puis dans les rues, lui propose de lui acheter du chocolat, et ramène l’enfant à la pension, chargée d’un gâteau. Jean-Louis (Trintignant) a droit à un grand soleil pour jouer avec son fils au chauffeur de maître, avant de lui faire faire des tours acrobatiques avec sa voiture de sport sur la plage. D’entrée de jeu, on est dans les normes genrées les plus convenues de la parentalité, redoublées par le fait que chacun a un enfant du même sexe que lui. La mère raconte et nourrit, le père joue.

Le point de vue masculin est largement privilégié par le film : l’homme a droit à deux longs monologues intérieurs et le récit traite largement de son activité professionnelle (il est coureur automobile) dans les séquences au présent et au passé. Au contraire Anne n’est filmée dans l’exercice de son métier (elle est script) que par de rares plans où elle est immobile à côté de la caméra, alors que les séquences où elle raconte ou revit son passé sont consacrées à son cascadeur de mari (Pierre Barouh), puis à leur couple vivant des moments de bonheur dans la nature, quand elle pense à lui en faisant l’amour avec Jean-Louis. On peut d’ailleurs considérer les deux personnages masculins comme des alter ego de l’auteur : on connaît la passion de Lelouch pour les voitures et pour les expériences risquées [1] .

En revanche la femme et la maîtresse de Jean-Louis sont traitées avec une désinvolture remarquable : Valérie Lagrange, l’épouse décédée, est réduite à une silhouette en noir et blanc qu’on ne voit que seule, errant angoissée dans le couloir de l’hôpital avant de « craquer » à la vue de son mari sur un brancard, pendant qu’on apprend par la radio qu’elle s’est suicidée. Quand Jean-Louis rentre de Deauville, il y a une femme brune dans son lit qu’il traite avec une goujaterie insigne : il lui annonce une « mauvaise nouvelle » : il a passé la journée avec une autre femme, puis elle disparaît du récit : on ne la voit même pas de face, elle est littéralement invisible.

Le film a fait consensus, y compris auprès de la Centrale catholique, tout d’abord bien sûr parce que les deux personnages ne sont pas divorcés mais veufs (ce qui totalement invraisemblable dans le contexte de l’époque !), mais aussi parce que le personnage féminin témoigne d’un attachement fort à son mari décédé, ce qui n’est pas le cas de l’homme. C’est le désir de l’homme qui est mis en scène dès leur première rencontre, c’est lui qui prend les initiatives ; la seule qu’elle se permet est de lui envoyer un télégramme pour lui dire qu’elle l’aime (répondant ainsi à son désir). C’est lui que nous suivons courant à sa rencontre, de Monte Carlo à Paris, de Paris à Deauville, puis de Deauville à Paris. La femme n’outrepasse donc pas son rôle de sexe, ni par son métier (subalterne) ni par ses initiatives (la principale est négative : elle n’arrive pas à faire l’amour avec lui, parce qu’elle pense encore à son mari).

La domination masculine est répétée dans le duo enfantin : c’est le fils de Jean-Louis, Antoine, qui parle en faisant rire les deux adultes, on n’entend jamais la fille d’Anne.

Cette histoire d’amour, tout en ayant un air moderne (à cause de l’allure des deux acteurs, de leur métier « moderne », et aussi de la mise en scène de Lelouch, caméra à l’épaule, et de sa direction d’acteurs, basée sur l’improvisation) ne transgresse pas les normes genrées, et raconte l’histoire d’un point de vue masculin : ce qui rend une femme désirable, c’est qu’elle ne soit pas consciente de son charme, mais qu’elle réponde au désir masculin quand il s’exprime. Elle n’est pas prête à avoir une histoire adultère : elle lui demande de lui parler de sa femme quand il lui fait des avances. Son désir va naître de l’attente, après que lui ait exprimé son désir. Et dans les deux cas (son mari et Jean-Louis) son amour se con-fond avec l’admiration qu’elle a pour leur talent, leurs prouesses typiquement masculines. La réciproque n’existe pas.

L’impression de modernité que dégage le film à l’époque tient aussi à l’image des deux acteurs : Anouk Aimée (née en 1932) a commencé sa carrière à la fin des années 1940, vient de tourner des films prestigieux – La Dolce Vita (Fellini, 1960), Lola (Demy, 1961) et 8 ½, (Fellini, 1963) –, et fait une carrière internationale. Son image est celle d’une femme aussi belle que mystérieuse et inaccessible, et elle joue quasi exclusivement des rôles dramatiques, dans un cinéma d’auteur, ce qui la place à l’opposé de la blonde explosive BB, dont elle est la quasi-contemporaine.

Jean-Louis Trintignant (né en 1930) ambitionnait de devenir coureur automobile comme son oncle (ce qu’il fera en amateur), avant d’avoir le coup de foudre pour le théâtre grâce à Charles Dullin. C’est son rôle dans Et Dieu… créa la femme (Vadim, 1956) qui le lance, et sa liaison avec BB ! La guerre d’Algérie interrompt sa carrière, on le retrouve en Italie avec Le Fanfaron (Dino Risi, 1962) ; en France, il est plutôt associé au cinéma d’auteur (Doniol-Valcroze, Cavalier, Drach, Astruc) ; Un homme et une femme va le faire accéder à la célébrité. Son image est celle d’un homme doux, amoureux timide, aux antipodes d’une virilité agressive.

Compte tenu de leurs images respectives, l’image que projettent ces deux acteurs est celle d’un couple moderne, dans le sens où les femmes de l’époque peuvent le désirer, avec des relations amoureuses qui semblent échapper aux rapports de domination, qu’ils soient psychologiques ou économiques, sans pour autant transgresser les normes genrées de la maternité, de l’amour et du désir.

Enfin, l’image de Lelouch à l’époque est celle d’un jeune réalisateur (né en 1937, il est un peu plus jeune que ces deux acteurs), proche de la Nouvelle Vague (il est son propre producteur et réalise son premier long métrage en 1960) et très innovant dans ses méthodes de tournage, sur le plan technique (la caméra à l’épaule, il est son propre opérateur) comme dans la direction d’acteurs (il privilégie l’improvisation et favorise la confusion entre l’acteur et son personnage, en gardant le plus souvent le même prénom). Il a déclaré à propos d’Un homme et une femme : « Pour moi ce film est un fantasme. C’est une histoire que j’aurais follement aimé vivre et que je ne pourrai jamais vivre parce que je ne suis pas assez tendre… » En termes genrés, on peut interpréter cette déclaration comme l’aveu d’un homme qui n’est pas prêt à abandonner les prérogatives du sexe dominant dans la « vraie vie », tout en se fantasmant comme un « homme idéal » pour les femmes (qui sont depuis cinquante ans son public majoritaire).


>> générique

Polémiquons.

  • Passionnante analyse reposant sur des éléments qui appartiennent au film, qui ne sont pas plaqués sur lui au nom d’une idée a priori du cinéma ou des questions politiques liées à la problématique du genre. A ce titre, c’est à la fois instructif et irréfutable. On est loin des délires interprétatifs arbitraires et souvent pédants qui inondent la critique cinématographique commune.

  • "Lola" était peut-être perçu comme "un film prestigieux" par les cinéphiles, enfin certains cinéphiles, mais c’était surtout un sévère échec économique, peut-être compensé en partie par quelques ventes à l’étranger.
    En ce qui concerne le cinéma de Lelouch et son triomphe à Cannes et auprès du public, un critique, sévère mais juste, avait parlé de "cancer des images".
    L’expérience récente de la diffusion télévisée de l’incroyable "Chacun sa vie" de 2017 laisse entendre que malgré quelques rémissions la maladie n’a pas été enrayée.

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[1Cf. C’était un rendez-vous, court métrage de 1976 où il traverse Paris de la Porte Dauphine au Sacré-Cœur en 8 minutes, avec une caméra fixée sur le pare-choc avant de sa Mercedes : https://vimeo.com/136226242.