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Vitali Kanevski / 1990

Bouge pas, meurs, ressuscite


>> Lora Clerc / jeudi 27 décembre 2018

Pas de bande-annonce correcte, mais le film intégral, non sous-titré
Caméra d’or au Festival de Cannes 1990

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Le titre du film - Замри, умри, воскресни - fait référence à un jeu d’enfance du style « un, deux, trois, soleil » - à cette nuance près que pour les orthodoxes, « ressuscite - Воскресни » est le mot majeur de la fête de Pâques : « Christ est ressuscité ». Ce qui donne au film un arrière-plan spirituel que le réalisateur assume pleinement.


Un lieu

Nous sommes à Soutchan [1], dans l’Extrême-Orient russe, à l’est de Vladivostok, en 1947. Nous sommes aussi, pour ce qui est du micro-territoire, à la limite très floue entre un camp de prisonniers japonais [2], un camp de travail local et une bourgade incertaine peuplée de Russes dont on suppose qu’ils sont là parce qu’ils n’ont pas pu aller ailleurs à la « libération » de la Kolyma [3] et de ses extensions. Voici un pays de mines de charbon. De charbon et de neige. Et un film en noir et blanc.

Vie extrême

Pour les prisonniers comme pour les habitants, l’évasion reste probablement un rêve inaccessible : Fuir ? Mais où ? On est là, on vit mal, on s’y fait. Les femmes, particulièrement, s’y font, s’adonnant pour certaines - dont la mère de Valerka (treize ou quatorze ans, protagoniste principal du récit) - à la prostitution avec des clients aussi misérables qu’elles. Une gamine de quinze ans supplie violemment un congénère de lui faire un enfant : les femmes avec nourrisson ou enceintes peuvent bénéficier d’une libération anticipée [4]. Seule ligne de fuite : les rails parallèles du chemin de fer, qui au loin se rejoignent dans le nulle part.

La contrée est peu fréquentée, maintenant comme alors. On vit dans des baraques sommaires. La neige, dans tous ses états – blanche et propre, mais aussi fondue, boueuse, noire – est le terrain commun. On vit dans le froid dont les vestes matelassées réglementaires protègent plutôt mal. Et puis on a la fumée, tout le temps, partout, celle de la mine, celle des trains et du chauffage, et le brouillard qui est comme la fumée. On vit en noir et blanc, mais aussi dans le flou.

Deux enfants

Vivent là deux enfants, Valerka (Pavel Nazarov) et Galia (Dinara Droukarova). Valerka se montre singulièrement insolent, casse-cou, transgressif, toujours en mouvement, avec ce regard aigu et étonné à l’affût sous sa chapka. Il entretient avec Galia une relation privilégiée faite d’amitié, d’injures, de coups échangés et de complicité. Bon élève, Valerka résout sans problème « dans sa tête » des équations « à deux chiffres », mais ça ne l’intéresse guère. Car il y a une école, à Soutchan, une vraie, et un centre culturel, et des apparatchiks en veste de cuir, et des fêtes pitoyables où dansent des culs-de-jatte. L’intéresse bien plus le porcelet acquis par sa mère : le petit animal a tous les droits, lui. Valerka regarde sans ciller une babouchka noyer un petit chat. Il envoie balader l’amoureux de sa mère qui se casse le nez sur une porte close - comme on dit « maison close ». Valerka, c’est la débrouille, l’enfance solitaire qui ne peut entrer chez soi parce que maman est occupée, quand bien même maman n’aimerait que son fils. C’est la bagarre, la violence ingénue, celui qui dit toujours : « pourquoi ? », et y répond en se créant sa propre loi.

Après une bagarre avec Galia, qui le jette à terre, Valerka se venge : il lui livre concurrence dans la vente de thé chaud sur ce qui ressemblerait à un marché – on y vend des épingles à nourrice comme s’il s’agissait de bijoux – et tente de la discréditer au motif qu’elle mettrait des cafards dans sa bouilloire. Elle n’en prend pas ombrage, lui opposant cette fois sa seule présence souveraine, presque muette, terriblement digne, à laquelle sont sensibles les femmes de Soutchan. Mais ils se cherchent, tous les deux, dans l’ambivalence : un garçon résiste à écouter une fille, une fille se risque timidement à aider et conseiller un garçon.

Un coupable

Mais qui a délibérément versé de la levure dans les toilettes de l’école ? Il faut trouver le coupable. On soupçonne Valerka. Qui a volé au directeur son stylo chinois « à encre perpétuelle » ? On soupçonne Valerka, coupable tout désigné. Le « coupable », entretemps, s’est fait voler ses patins à glace par plus vieux que lui, plus dociles et duplices que lui. Galia entreprend de l’aider à les récupérer, en « grande sœur » ou « petite mère » raisonnable et tutélaire assistant un enfant aux contours mal définis. Elle le convainc que le chien gardien de la baraque – les animaux les plus familiers ont tout leur rôle dans ce film [5] – ne le mordra pas s’il se rend dans le sas [6] d’entrée du logis du voleur. Bagarre avec les occupants de la baraque. Elle se cache avec lui dans les hautes herbes, mais l’apparatchik, à la poursuite du coupable, les découvre : elle oppose au représentant de cet ordre chaotique des assertions tranquilles que l’on ne saurait réfuter. Pour Valerka, elle va jusqu’à mentir.

Mais le coupable est identifié. Sa mère débarque à l’école, tentant à grand bruit, face à des « officiels » incapables de l’entendre, face aussi à un fils que tout cela indiffère, de sauver l’avenir – au moins scolaire – de Valerka. Dernière initiative en date ? Non. La ligne de fuite, ce sont les rails. Dans une logique extrême, Valerka considère qu’il doit s’attaquer à ce qui est aussi bien le désirable – fuir – que l’impensable – fuir. Il sabote la voie de chemin de fer, et guette avec curiosité ce que va faire le train. Le train déraille, évidemment.
Qui est coupable ?
Valerka comprend qu’il doit quitter les lieux, il s’agrippe au wagon d’un train en partance vers Vladivostok, à cent cinquante kilomètres de là. Galia tente de le rejoindre, mais échoue à monter dans le train.

Fuir, revenir

On retrouve Valerka à Vladivostok. Rapidement il s’acoquine avec une bande de voyous qui exploitent sa naïveté et sa débrouillardise, tout en se méfiant de lui. Il est témoin, et organisateur involontaire, du meurtre d’un bijoutier chinois. Repéré par les « flics », il réussit à s’enfuir. Galia bientôt le rejoint, mais les voyous soupçonnent une embrouille, et que l’un ou l’autre des enfants est une balance. Galia déguerpit, suivie au pas de course par Valerka, lui-même poursuivi par la bande de ses nouveaux « protecteurs ». Valerka et Galia reprennent le train, perchés sur un tas de charbon, mais les voyous aussi. Les enfants finissent à pied le long de la voie de chemin de fer le trajet vers Soutchan, se croyant enfin seuls, et saufs. Valerka chante une chanson d’amour qui émeut Galia. Mais les voyous les rattrapent, et finissent par sortir les armes et faire feu sur Galia. Elle sera ramenée à Soutchan dans une misérable carriole, affalée sur le dos, jambes pendantes, petite poupée sans vie. Morte et rendant folle une mère que le cinéaste saisit ivre de douleur, tournoyant nue, seule, définitivement seule, à califourchon sur un balai (de sorcière ?), sous le regard indifférent, hébété, compatissant ou malheureux de ses voisins : « Ail, oignon, petits pois, framboise, le spectacle va commencer, bouc, singe, et qui baise qui, on n’en sait rien ».

Une histoire sans fin

Le cinéaste n’a pas voulu de fin pour son film. Le cameraman filme en plan fixe deux enfants très petits, une fillette et un garçonnet qui nous regardent dans les yeux : les Valerka et Galia en devenir. Le réalisateur intervient : « La caméra vite sur elle, t’entends ? Laisse tomber les enfants ». On entend les cloches de l’église.

Crime, morale et politique

Voici donc les femmes dans de terribles situations : prisonnières, prostituées, folles, assassinées. Et des hommes abrutis ou malheureux, quand ils ne bénéficient pas de la ressource de l’autorité. Pourtant, Galia n’est pas soumise à son ami Valerka, c’est même elle, souvent, qui le domine, par son réalisme, sa juste intuition des rapports de force, ses solutions pour sortir de l’adversité. Elle aussi qui incarne la figure féminine et rédemptrice. C’est pourtant elle qui sera vaincue. « Galka, oïe ! », crie Valerka en entendant les balles meurtrières.
Bouge pas, meurs, ressuscite explore, du côté de l’enfance, la thématique constante de la littérature russe, celle du délit ou du crime commis par nécessité intime, soif de justice ou impossibilité de faire autrement, et dont le châtiment constitue une rédemption. La question traverse toute la culture et l’histoire russes, des héros déchirés de Dostoïevski au non moins « héros » que serait, sans remonter à Boris Godounov, par exemple Staline [7].
Kanevski évoque les schémas qui à partir de l’enfance structureront des adultes. Valerka agit par nécessité, les voyous aussi. Ce rôle n’est dévolu qu’aux hommes, rongés par une culpabilité qu’ils noient bien souvent dans la vodka [8]. C’est leur lot et leur tourment, que les femmes contrecarrent comme elles peuvent, tout en s’efforçant d’apporter des antidotes.
Envisagée d’abord sous l’angle moral, voire spirituel, de la culpabilité, la violence des hommes échappe alors à toute analyse politique. Cette réalité brutale et complexe appelle le châtiment et le pardon, pas la justice. Le cinquième commandement « Tu ne tueras point » s’efface devant « si Dieu n’existe pas, tout est permis » [9]. Ce n’est pas pour rien que le film inclut dans son titre la résurrection ! Titre dont Kanevski dit : « Il correspond parfaitement à ma vie, à mon destin. C’est ma vie, et rien d’autre ».

Affaires familiales

Galia la douce [10] meurt sous les balles. Chaque année, en Russie, plus de dix mille femmes meurent sous les coups du mari ou du compagnon. Il s’agit « d’affaires familiales », dans lesquelles l’État n’a pas à mettre le nez : en janvier 2017, la Douma a voté la dépénalisation des violences familiales, qu’elles soient exercées contre les femmes ou contre les enfants, au nom de la protection de la famille et en vertu d’une opposition assez hypocrite à la délation. Comble, cette loi a été défendue avec ardeur par une députée en charge à la Douma « du travail, de la politique sociale et des anciens combattants », Olga Batalina, qui s’était déjà activement illustrée dans la campagne pour l’interdiction de l’adoption d’orphelins russes par les Américains, la notion d’orphelin étant assez étendue : enfants handicapés, abandonnés, vivant dans des familles considérées comme socialement inaptes, ou avec un seul parent (130 000 enfants en 2016).
Les stéréotypes sont toujours efficaces, toujours à l’œuvre. Apologie de la famille traditionnelle, influence grandissante de l’église orthodoxe : les féministes peinent à se faire entendre quand l’image des femmes passe en priorité par le prisme de la maternité et des sacrifices que l’on en attend. Les associations féminines les plus actives sont les mouvements de « mères de soldats » [11] – ce qui ramène encore et toujours les femmes à leur rôle essentiel : la maternité protectrice et salvatrice.

Les vérités d’un film

Le destin des deux protagonistes, Valerka et Galia, a à voir avec les acteurs même du film. Dinara Droukarova [12] a poursuivi une jolie carrière de comédienne, en particulier en France. Mais c’est de la rue que Vitali Kanevski avait sorti le jeune Pavel Nazarov, fugueur récidiviste d’une « école spéciale ». À peine le film terminé, c’est en taule que Pavel est retourné, pour en ressortir temporairement pour les besoins d’un autre film de Kanevski, Une vie indépendante. C’est en prison encore que Kanevski fera se retrouver Galia/Dinara et Valerka/Pavel ; Pavel qui dit simplement : « Qu’est-ce que tu fous là ? ». L’histoire a de ces ironies glaçantes, aussi glaçantes que le noir et blanc de Bouge pas, meurs, ressuscite. En 2006, Pavel retournait en prison pour trafic de drogue et participation à une bande criminelle. Nous n’avons plus de ses nouvelles.

>> générique (IMDb)


On trouve encore le DVD d’occasion à la Fnac et sur Amazon.



Nota bene : exclusivité russe ?

Ce point de vue « hors politique » n’est pas une exclusivité russe : il n’est qu’à voir, dès lors qu’il s’agit de l’égalité hommes/femmes ou des violences faites aux femmes, les réactions morales, voire moralisatrices, souvent outrancières et injurieuses, de nombre d’hommes lassés de voir portée la question dans le champ politique. On relit parfois avec délices, par exemple, les réactions des lecteurs du Monde ! « La question essentielle qui n’est pas encore tranchée est de savoir si la sexualité masculine est un crime ou simplement un délit », dit en novembre dernier un certain « MoiEtreUneVictime » [13] ; ou à propos d’une tribune de Laure Murat [14], « heliocoeur » en octobre (restons au cinéma !) : « LA pretention des feministes n’a d’egale que celle des jedis avant l’avenement de vador.  » [15] ; et « No Country For Old Men » le même jour : « Encore une leçon de bonne pensée. Lassitude, dégoût et picotements… » Boh en juillet : « Tiens, et si ce qui précédait le social et le politique, c’était le biologique ? » [16]. Et avec une pointe d’amertume les réactions de quelques femmes ! Ainsi Sophie en mars 2018 : « je suis une femme (et furieuse de devoir l’affirmer pour justifier mon opinion) mais je ne supporte plus cet étalage d’arrogance, de hargne, de revendications à l’infini, de postures victimaires, d’injonctions, de comités de surveillance etc... Moi qui suis pour une égalité absolue entre les hommes et les femmes, je ne comprends pas ces demandes particulières qui me paraissent, j’ose le mot, stupides. » Ou : « Moi Christiane F » en réaction à la « tribune Deneuve » : « Les activistes liées au mouvement "balance ton porc" sont de vraies ayatollahs. Il ne faut surtout pas s’écarter de la doctrine (doctrine forcément pensée, réfléchie, argumentée...).  » [17]


Bonus, si l’on peut dire : Pavel dans sa prison, 1991
Extrait du documentaire Nous, les enfants du XXe siècle


On peut voir en DVD Nous, les enfants du XXe siècle


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[1Ville devenue « Partizansk »

[2En 1945, l’URSS envahit la Mandchourie et des territoires de Corée sous protectorat japonais. C’est l’opération « Tempête d’août ». Seuls 90 000 Japonais, sur les presque 600 000 prisonniers, rejoindront le Japon. Certains restent donc à Soutchan.

[3En témoigne les scènes de ce « savant de Moscou » devenu fou au point de malaxer une poignée de farine blanche à de la boue, et de la manger comme s’il s’agissait des jolis « beignets tout blancs » de son enfance.

[4« Libération » ne signifie pas liberté : la plupart des « libérés » restaient sur place. Libres.

[5On a même un voyou de Vladivostok amoureux de son animal familier, prêt à « zigouiller pour un pigeon ».

[6Les « isbas » et les baraques russes, dans les régions les plus froides, ont toujours ce « sas » qui assure la liaison entre l’intérieur et l’extérieur, le « dedans » et le « dehors », deux univers distincts. On y laisse les chaussures, les vêtements du « dessus », avant d’entrer dans un intérieur en général surchauffé.

[7Staline fut, en ses débuts, gangster au nom de la révolution : cf. Le jeune Staline, Simon Sebag Montefiore, Calmann-Lévy, 2007

[8« L’excès d’alcool est tenu pour responsable du taux de suicide élevé, de la moitié des divorces, de la faible natalité, d’accidents de la route et d’autres nuisances indirectes sur l’économie. » La Russie est le pays le plus « alcoolisé » du monde – « Un tiers des actes violents contre les femmes sont commis par un conjoint sous l’emprise de l’alcool. » - https://fr.wikipedia.org/wiki/Alcoolisme_en_Russie

[9Les Frères Karamazov, Dostoïevski

[10La Douce est une nouvelle de Dostoïevski

[11Il existe une Union des comités de mères de soldats de Russie. Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_des_comit%C3%A9s_de_m%C3%A8res_de_soldats_de_Russie
Voir aussi : Les mères de soldats en Russie, dissidentes et féministes malgré elles https://information.tv5monde.com/terriennes/les-meres-de-soldats-en-russie-dissidentes-et-feministes-malgre-elles-3129

[15Certains lecteurs, vent debout contre l’écriture inclusive, ne seraient-ils pas simplement hostiles à toute orthographe ?