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Sarah Jacobson / 1998

Mary Jane’s not a virgin anymore


>> Rubis Bachelet / vendredi 9 novembre 2018


Sarah Jacobson (1971-2004) est une réalisatrice qui fait partie du cinéma underground américain des années 1990. Elle est surtout connue aux États-Unis, où ses films sont bien accueillis dans les festivals comme le Chicago Underground Film Festival ou Sundance. Elle est une des représentantes d’un cinéma appelé DIY (Do It Yourself) dont une des autres figures de proue est Miranda July (Moi, toi et tous les autres, 2005).

Mary Jane’s not a virgin anymore se déroule dans une ville du Midwest où une fille de 17 ans, Mary Jane, travaille dans un cinéma de quartier indépendant avant son départ pour l’université à la fin de l’été. Dans son désir de s’intégrer et d’apprendre, elle organise son dépucelage avec un garçon qu’elle connait à peine dans un cimetière, mais cette expérience la laisse frustrée et plutôt dégoûtée. Commence alors pour Mary Jane la quête d’une sexualité juste et épanouie qui va de pair avec une reconnaissance progressive par les autres membres du groupe de ceux qui travaillent au cinéma et qu’elle apprend progressivement à connaître.

Le film semble rejouer un type de narration dérivé du teen movie, une « sex quest » avec une composante exceptionnelle ; le personnage principal est une fille et le film finit bien pour elle sans pour autant que ce soit par le biais d’un mariage ou d’un happy end hétérosexuel [1]. Dans un certain sens, elle suit la vague de films liés à l’arrivée sur le marché d’un nouveau groupe social, les adolescent(e)s, mais déconstruit la place normalement assignée aux rôles genrés, la fille devient le personnage central. La découverte de la sexualité se fait à travers son point de vue et à son rythme. Par exemple, Jacobson évoque le problème presque jamais discuté à son époque de la masturbation féminine. Thème traité de manière beaucoup plus libre dans des films grand public à la même époque du point de vue masculin [2]. Dans le film de Sarah Jacobson, le personnage principal (joué par Lisa Gerstein), en vient à la question de la masturbation par le biais d’une discussion avec une fille un peu plus âgée qu’elle, qui est une de ces collègues et bientôt amie :

Mary Jane : « Mais tu sais ce film Reckless avec Daryl Hannah et Aidan Quinn ? Ils font l’amour pour la première fois dans une chaufferie. C’est vraiment bien éclairé et drôle et excitant et dangereux et étrange. Et c’est comme si quand tu le faisais vraiment, tu es juste dans une chaufferie, et c’est juste vraiment sale et humide... »

L’Amie : « Collant et suant... »

MJ : « Exactement ! Et Quinn est en fait un peu un connard. »

A : « Oui mais tu sais... Je n’ai jamais rencontré de fille qui, genre, se soit amusée la première fois qu’elle a fait l’amour. »

MJ : « Vraiment ? »

A : « Bah oui, je veux dire, comment ça pourrait être sympa, tu as super mal, tu sers les dents en te demandant « Bon dieu ! Quand est-ce que ça se termine ? ». Je veux dire, les gars ont pas ce genre de pensée sur la douleur, ils pensent juste à jouir. Je veux dire, les filles doivent rester allongées là à penser « Mon dieu, est-ce que je vais avoir un orgasme ? » C’est genre, ça vient après une fois que la douleur s’en va. »

MJ : « Combien de temps est-ce que ça prend ? »

A : « Je sais pas, plus tard, tu vois, quand tu apprends à retourner le gars pour être au-dessus, t’as plus de stimulation du clito comme ça, surtout si tu frottes très fort, c’est vraiment bien ! »

MJ : « Plus de stimulation de quoi ? »

A : « Du clito, le clitoris, tu sais ce que c’est le clitoris pas vrai ? »

MJ : « Bah oui enfin, enfin aux cours d’éducation sexuelle on nous a dit que c’était au-dessus des grandes lèvres, un truc comme ça, je veux dire, je sais ce que c’est, je sais ce que c’est. »

A : « En fait ton clito c’est comme un bouton en haut des lèvres de ton vagin et c’est vraiment super sensible. »

MJ : « Un bouton ? »

A : « Oui en quelque sorte […] ce que tu devrais vraiment faire c’est rentrer chez toi, prendre un miroir et voir sur toi, le trouver, le toucher, jouer avec. Tu sais, si tu te masturbes, tu vas trouver ce qui te plait et après quand tu es avec un gars, c’est vraiment plus facile de jouir. »

MJ : « Tu te masturbes ? »

A : « Bordel oui ! »

MJ : « Vraiment, genre, je ne suis pas une perdante si je me masturbe ? »

A : « Merde Jane ! T’es une perdante si tu te masturbes pas. »

[…]
A : « Tu sais, c’est même le mieux quand tu connais quelqu’un vraiment bien et que tu peux lui dire ce que tu aimes et il peut te dire ce qu’il aime parce que tout le monde est différent et comme ça c’est une meilleure expérience pour tous les deux. »

Le dialogue retranscrit ici est très riche et rassemble plusieurs éléments qui en font un moment unique. Premièrement, le personnage de Mary Jane a un nom qui s’inscrit de manière ironique dans la tradition de l’ingénue en accolant deux prénoms très classiques avec d’une part celui de Mary qu’on peut associer à la virginité dans la tradition catholique et d’autre part Jane, qui peut rappeler la pucelle d’Orléans, Jeanne d’Arc, elle aussi symbole de virginité. La caractérisation du personnage joue en partie sur la jeunesse et la naïveté de Mary Jane au début du film. Ensuite, le personnage fait référence dans le dialogue au film Reckless (James Foley, 1984) pour dénoncer sa vision biaisée du sexe qui se fonde sur les stéréotypes transmis par le cinéma. Ce film est une romance assez classique autour d’un amour impossible et fulgurant qui semble plutôt cibler un public féminin. Dans son film Sarah Jacobson montre non sans humour comme cette vision fantasmée ne correspond en rien à la réalité vécue par les femmes et même les conduit vers des impasses. S’ensuit dans le dialogue entre les deux personnages une véritable initiation à la sexualité au féminin faisant de la masturbation le remède contre un manque d’expérience qui se révèle la plupart du temps douloureux dans les premières tentatives d’apprentissage de la sexualité chez les filles. Comme le note le personnage de l’amie-mentor, elle ne connait pas elle-même de fille ayant eu une expérience positive lors de son premier rapport et cela semble avant tout lié à un manque de connaissance de leur propre corps chez les filles assignées à la passivité dans la répartition des rôles sexuels, ce que Jacobson s’évertue ici à déconstruire, faisant de la sexualité avant tout un apprentissage.

Dès la scène d’ouverture Sarah Jacobson veut choquer et mettre le public en face de la mascarade de la représentation de la sexualité féminine dans les productions audiovisuelles grand public. Elle oppose les première images qui défilent dans le générique d’un film érotique à l’eau de rose, ayant visiblement pour cible le public féminin, avec une réalité beaucoup plus crue. Le personnage de Mary Jane est en fait dans un cimetière où elle s’est laissé conduire par un garçon pour se faire dépuceler. Elle ne sent rien d’agréable au cours de ce premier rapport et finit même par avoir mal, mais lorsqu’elle exprime sa douleur, le personnage masculin lui répond que c’est de sa faute parce qu’elle n’arrive pas à se relaxer. Exemple assez typique de culpabilisation d’une femme par rapport à ce qu’elle est en droit d’attendre et de demander lors d’un rapport sexuel. Par la suite on assiste à une reprise du pouvoir par Mary Jane notamment par le biais de la discussion et de l’expression de ce qu’elle a vécu et ressenti. Elle finit par faire raconter leur première expérience sexuelle aux différentes personnes du groupe au sein duquel elle évolue, récits qui montrent un manque de maîtrise généralisé chez les hommes comme chez les femmes, avec des conséquences plus désagréables pour les femmes.

Malgré un point de vue de la caméra qui est quasiment tout le temps celui du personnage féminin, il y a un dialogue avec les personnages masculins ; Jacobson réussit à avoir un propos pleinement féministe et même humaniste sans passer par une radicalité tentante [3]. Une des grandes innovations de ce film est également la mise en scène du regard des personnages féminins sur les personnages masculins, qui deviennent aussi des objets de désir. On peut reprendre le concept développé par Laura Mulvey de « to-be-looked-at-ness » (être-pour-le-regard) à propos des personnages féminins dans les films hollywoodiens que Laura Mulvey a étudiés. Dans son film, Sarah Jacobson travaille sur la manière dont on regarde les hommes et le pouvoir de fascination qu’ils peuvent exercer. Mary Jane’s not a Virgin anymore met en scène la manière dont l’attirance est construite par une série d’interactions qui rendent les personnages aimables ou pas. Si Mary Jane est attirée par le premier garçon avec qui elle couche, cela semble reposer sur une méconnaissance qui, une fois le voile levé, laissera place à de l’indifférence. Au contraire, un des garçons qui travaille avec elle va devenir l’objet de son désir notamment parce qu’il incarne une sorte de perfection morale comme elle le dit à son amie avant la conversation évoquée plus haut sur la masturbation : « Il est presque comme Jésus, tu sais, je veux dire, il est si pur, il ne boit pas, il ne fume pas. ». Cependant, ces phénomènes d’attirance morale n’excluent pas d’autres « affinités électives », pour reprendre le titre du roman éponyme de Goethe, qui lui feront rencontrer un garçon avec qui elle s’entend bien et avec qui elle aura sa première vraie relation sexuelle consentie et réciproque.

Grâce notamment au travail de mémoire effectué par ses amis dans le milieu du cinéma américain indépendant, Sarah Jacobson [4] reste, selon les mots de son ami et collaborateur du média en ligne IndieWire Eugene Hernandez : la « reine du Do It Yourself ». Elle est elle-même la productrice et promotrice de son travail avec l’aide de sa mère Ruth Ellen Jacobson [5]. Son approche consiste à réaliser des films coûte que coûte et à trouver les moyens pour les diffuser quel que soit le lieu. Dans une intervention au Festival International du Film de Cleveland lors d’une conférence entre réalisateurs du Midwest en 1998, elle formulait sa vision de la distribution en ces termes :
« Si la grande salle ne vous laisse pas entrer, allez dans celle d’à côté. Et si celle-ci ne vous laisse pas entrer, allez au musée. Si le musée ne vous laisse pas entrer, allez à l’université. Si l’université ne vous laisse pas entrer, allez au parc, au lycée, à la maison de quartier. Il y a toujours un moyen de projeter son film, et il y a toujours un moyen de le montrer. J’imagine qu’il suffit de déterminer quel est votre objectif – vous voulez de l’argent ? Ok, peut être que le lycée ce n’est pas une très bonne idée. »

Elle considérait la diffusion de ses films comme le problème primordial, avant toute question économique et notamment de droit d’auteur. Mary Jane’s not a Virgin anymore est accessible sur la plateforme de diffusion YouTube dans son intégralité, ce qui permet aux spectateurs/trices de tous horizons, à condition de maîtriser l’anglais, d’avoir accès au film directement.

Dans le cas de Jacobson, sa marginalité est peut être liée d’une part au contexte des années 1990 dans lequel elle a évolué, mais aussi à sa mort prématurée qui ne lui a pas permis de devenir une figure majeure de la scène underground américaine. Néanmoins, ses oeuvres sont en avance sur leur temps, notamment par rapport aux questions de sexualité féminine, qui émergent encore timidement aujourd’hui et qui étaient peu abordées dans leurs détails anatomiques dans les années 1970, au moment du mouvement de libération des femmes. Si l’on prend l’exemple du film d’Agnès Varda L’une chante, l’autre pas (1977), un des emblèmes de films militants féministes en France dans les années 1970, il élude complètement la question du plaisir féminin, ce qui se reflète notamment dans une scène où la fille de Suzanne [6] parle à son petit ami et lui avoue qu’elle a peur et qu’elle ne se sent pas prête à faire l’amour, sans pour autant pouvoir identifier la source de ce problème, que ce soit par rapport à des soucis de contraception ou à des questionnements sur la maîtrise de son corps et de son plaisir. Sarah Jacobson, vingt ans plus tard, parle explicitement dans son film du clitoris comme organe du plaisir bien que les débats sur la question ne deviennent explicites que depuis quelques années. De même elle ose s’aventurer sur le terrain de la masturbation féminine [7] qui est encore largement taboue comme le montre d’ailleurs la réaction initiale du personnage de Mary Jane pour qui la masturbation est connotée de manière très négative, associée à une position de « looser », de perdante.

Pour de nombreuses raisons, le film de Sarah Jacobson peut être considéré comme d’avant-garde, tant par son contenu que par la démarche de sa réalisatrice au sein du milieu de la production indépendante. Le travail de réhabilitation prend alors tout son sens pour ce film jamais distribué hors des États-Unis, ni traduit. C’est la première étape sur la voie de la reconnaissance. La carrière de la réalisatrice a malheureusement tourné court à cause de sa mort prématurée et des difficultés de l’autoproduction. Peut-être a-t-elle vu quelque chose d’assez ironique dans le fait d’être emportée par un cancer de l’utérus. Aujourd’hui il serait tentant de lire ce fait objectif comme un signe, le signe de l’ignorance du corps et des préoccupations des femmes dans nos sociétés modernes.


>> générique (imdb)


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[1Comme c’est le cas dans un film emblématique du teen movie au féminin Pretty in pink de Howard Deutch sorti en 1986 et qui semble avoir marqué la génération de Jacobson puisque Eugene Hernandez cite, dans son article à la mémoire de Jacobson, le nom de l’actrice principale Moly Ringwald qui incarna souvent ce personnage ambigu de fille intelligente et faussement libérée qui finit par trouver son « bonheur » dans un couple hétérosexuel normé.

[2Avec la veine des American Pie réalisé pour le premier par Paul et Chris Weitz en 1999, deux ans après le film de Sarah Jacobson. On se rappelle notamment les scènes de masturbation, dérangées par des parents bienveillants ou traitées de manière comique comme la scène qui donne son nom à la saga, où un des jeunes hommes tente de se masturber sur une tarte, un de ses amis lui ayant dit que la sensation était similaire au sexe réel.

[3Comme c’est le cas dans I was a teenage serial killer qui montre une jeune femme s’attaquer à des hommes misogynes sans autre forme de débat que le meurtre. Une thématique qui revient aujourd’hui sous une forme similaire quoiqu’édulcorée dans une série produite par MTV Sweet/Vicious réalisée par Jennifer Kaytin Robinson.

[4Après une brève carrière qui s’achève à cause d’un cancer du sein dont elle décède à 33 ans.

[5Qui après sa mort gère le travail de sa fille et développe à partir de 2004 une bourse d’aide aux jeunes cinéastes la « Sarah Jacobson’s Grant » en partenariat avec la Foundation Leeway. Voire le site : URL : http://www.leeway.org/blog/call_for_entries_2016_sarah_jacobson_film_grant/

[6La protagoniste qui a deux enfants avec un artiste qui se suicide et qui sera aidée par Pomme qui deviendra musicienne dans un groupe féministe itinérant.

[7Un sujet qui montre encore peu d’exemple positifs, on peut citer à cet égard dans le domaine français le film de François Ozon Jeune et jolie (2013) dont le personnage féminin se masturbe au début et finit par se prostituer supposément à cause d’une avidité sexuelle maladive. Le contre-exemple est à trouver dans un film plus récent toujours pour le domaine français Juillet Août réalisé par Diastème (2015) mais qui reste beaucoup moins connu, toute mesures gardées sachant que même pour Ozon on se situe dans le monde relativement restreint du cinéma appelé assez largement art & essai.