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Pierre Schoeller / 2018

Un peuple et son roi


>> Dominique Godineau / dimanche 4 novembre 2018


Rares sont les films sur la Révolution française. Rares sont les films qui, en un temps où « le peuple » semble avoir disparu de notre vocabulaire et de notre horizon politiques, transformé en « classes moyennes » ou conjugué au « populisme », font du peuple un acteur politique collectif. Et encore plus rares sont ceux qui ne réduisent pas cet acteur collectif à sa dimension masculine. Peut-être est-ce pour ces raisons, et notamment les deux premières, que depuis sa sortie, Un peuple et son roi ne laisse pas indifférent.

De la prise de la Bastille à la mort du roi le 21 janvier 1793, le film nous entraîne au cœur de la vie révolutionnaire à Paris, dans un immeuble du faubourg Saint-Antoine, à l’Assemblée nationale et lors d’événements qui ont rythmé la Révolution – pour certains rarement voire jamais représentés à l’écran : la Marche des femmes d’octobre 1789, la fusillade du Champ-de-Mars de juillet 1791. Il était impossible de retranscrire la densité de ces trois années, et c’est donc en se concentrant sur des moments cruciaux, sur les discours de députés et les discussions politiques des faubourien·ne·s que Pierre Schoeller montre l’évolution, la politisation populaire et le progressif délitement des liens entre « un peuple et son roi ».

Le film sonne historiquement juste. Le réalisateur insiste beaucoup (peut-être trop) sur son travail avec les historiens, son souci d’être au plus près de la documentation amassée. Alors, certes, tout·e historien·ne de la Révolution française, immergé·e depuis des années dans cette période, tiquera à un passage ou à un autre sur tel détail, telle parole, tel geste, ou s’interrogera sur le choix de représenter tel aspect ou tel moment et pas tel autre. Mais là n’est pas le plus important. Par-delà la véracité du détail, ce qui importe est l’impression d’ensemble, la capacité du film à rendre l’élan, l’atmosphère, les tensions, à rendre justice à celles et ceux qui ont fait la Révolution, avec leurs espérances, leurs craintes, leurs combats, tissés à la trame de leur vie quotidienne. Un film n’est pas un livre de recherche historique, qui décortique et analyse minutieusement la complexité des groupes sociaux ou des processus historiques. Et ce film là n’est pas non plus une illustration, une mise en images d’un livre d’histoire. L’ample travail documentaire qui a précédé l’écriture et la réalisation du film, certes essentiel pour ne pas raconter n’importe quoi et reconstituer avec le plus de fidélité et de crédibilité possibles (mais évidemment pas absolues) un passé multiple et complexe, n’est qu’un des matériaux de départ du projet. Car ensuite il y a le film, construit avec la sensibilité du réalisateur, ses partis-pris et engagements artistiques ou civiques, et, on le suppose, avec ceux des actrices et acteurs – qui portent tous ici remarquablement le récit. Et ce film provoque une forte émotion, un grand plaisir, une jubilation spécifique même pour l’historien·ne qui retrouve ainsi à l’écran des individus, fictifs (les faubourien·ne·s) ou réels (les députés), côtoyés dans sa recherche. Émotion esthétique aussi car le film est beau : le travail sur la lumière, le lyrisme et l’intensité dramatique de certaines scènes, l’étrangeté poétique d’autres touchent et emportent.

La plupart des critiques insistent, non sans étonnement, sur le rôle des femmes. Une des réussites du film est de ne pas les présenter à part, comme un à-côté de l’histoire dont on pourrait se passer au montage. Au contraire, le film les traite « à parts égales » [1], composante intrinsèque du peuple, présentes « tout simplement » parce qu’elles étaient là – ce qui a pendant longtemps été « oublié » par l’historiographie. On peut également être reconnaissant·e à Pierre Schoeller de ne pas s’en être tenu aux stéréotypes habituels lorsqu’il est question des femmes en révolution. Elles ne sont ainsi pas représentées par les quelques figures connues qui, aujourd’hui, personnifient la demande d’égalité des droits politiques. Elles ne sont pas non plus représentées sous les traits de mégères assoiffées de sang, qui symboliseraient la cruauté d’une révolution populaire (voir les nombreux films anglo-saxons inspirés par Un conte de deux villes de Dickens). Femmes du peuple, elles ne sont pas pour autant réduites à des ménagères préoccupées et mues uniquement par les problèmes de subsistance. Elles sont, avec justesse, montrées discutant politique, donnant leur avis, signant des pétitions (17 juillet 1791), suivant les séances de l’Assemblée depuis les tribunes ouvertes au public, agissant, et il est heureusement rappelé que les manifestantes d’octobre 1789 (ou du moins une partie d’entre elles) demandaient du pain mais aussi que le roi signât les décrets sur l’abolition des privilèges et la Déclaration des Droits. Le film présente de beaux personnages de femmes, incarnées avec force par les actrices, et qui ne sont pas sans évoquer certaines figures « anonymes » croisées dans les archives. Des femmes qui, dans le film, semblent jouir d’une assez grande liberté d’action et d’une relative égalité avec les hommes de leur entourage, tant dans les rapports privés que dans l’espace politique. Cela peut surprendre le/la spectateur/trice, mais, de fait, la lecture des archives de l’époque défait les images héritées du 19e siècle de femmes soumises, passives, silencieuses, et le film le montre bien.

Cela dit, traiter les femmes « à parts égales », montrer leur capacité d’agir, ne signifie pas qu’elles étaient à égalité avec les hommes, dans la sphère privée ou publique. Le film ne l’ignore d’ailleurs pas : lorsqu’une des protagonistes demande pourquoi les femmes ne seraient pas des citoyennes, elle provoque les rires des hommes attablés avec elle (demande et réaction toutes deux très vraisemblables, et qui en une brève scène concentrent aspirations et rejets bien réels) ; et il n’est pas caché que c’est un homme, Maillard, qui prend la parole pour les femmes en octobre 1789 à Versailles. Mais, emporté par le légitime souci de valoriser leur rôle, le film donne une vision un peu « optimiste » qui pourrait faire oublier ces rapports inégalitaires. Si des femmes ont bien participé à toutes les insurrections parisiennes, elles étaient de facto, à cause de leur statut (et en particulier leur exclusion de la garde nationale armée), dans une place seconde, malgré quelques exceptions (les insurrections d’octobre 1789 et de mai 1795, ou les quelques combattantes armées du 10 Août). Si des sociétés « fraternelles » de quartier étaient bien mixtes, les grands clubs (y compris celui des Cordeliers) étaient masculins, même si (et tout particulièrement aux Cordeliers) on y tenait compte de la présence des « femmes des tribunes ». Mais si les historien·ne·s ont parfois eux/elles-mêmes du mal à tenir ensemble ces deux dimensions (capacité d’agir/situation inégalitaire), un film peut-il, dans l’espace restreint qui est nécessairement le sien, s’en faire l’écho ? Pierre Schoeller écrit et filme dans son temps, et Un peuple et son roi est bien un film du 21e siècle : dans La Marseillaise (Renoir, 1938), où le peuple était aussi acteur collectif, les femmes étaient présentes, mais plus comme compagnes que comme actrices de la Révolution. L’évolution souligne les avancées historiographiques et les transformations de la société, et on ne peut que remercier Pierre Schoeller de les faire résonner dans son beau film.


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[1Cf. Romain Bertrand, L’histoire à parts égales. Récit d’une rencontre Orient-Occident (16e-17e siècle), Seuil, 2011