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Nadine Labaki / 2018

Capharnaüm


>> Michel Bondurand Mouawad / mercredi 31 octobre 2018


Il n’y a vraiment aucune raison que les principaux médias français aiment le dernier film de la réalisatrice libanaise Nadine Labaki. Après tout, elle n’est que la seule cinéaste femme et arabe qui tourne régulièrement des films vus et reconnus à travers le monde ; elle a juste remporté le prix du Jury au dernier Festival de Cannes et représentera le Liban à la prochaine cérémonie des Oscars à Los Angeles ; enfin, elle est le symbole vivant d’une francophilie réelle qui se sert des modèles de production français pour porter à la perfection des films résolument tournés vers une esthétique européenne et une tradition de cinéma engagé.

Alors que dans la région, les productions culturelles locales sont encore largement des divertissements légers et absurdes chers aux États autoritaires qui restent très attachés à une profonde somnolence sociétale, on doit reconnaître le travail de Labaki comme celui d’une autrice-conteuse toujours soucieuse de captiver sans abrutir. Son dernier film, Capharnaüm remporte un succès populaire indéniable : il n’y a qu’à consulter les commentaires laissés sur les sites cinéphiliques pour le constater.

Non, il n’y a vraiment aucune raison d’aimer ce film ou de respecter le travail de cette femme. Après tout, n’est-elle pas l’autrice de trois films mièvres et sentimentaux ? Caramel — comédie romantique primée à la Quinzaine des réalisateurs en 2007 — abordait avec respect et délicatesse culturelle quelques tabous de la société beyrouthine contemporaine dans un gynécée qui semblait ne jamais avoir connu les affres de l’orientalisme et sentait bon les parfums transculturels qui ont façonné notre nation libanaise. En 2011, Et maintenant on va où ? — dont le titre original en arabe libanais Wa halla weïn  ? encapsule à la perfection les sons propres à ce dialecte et une résilience caractéristique de l’esprit de tout un peuple — contait une fable dramatique menée de mains de maîtresses par une cohorte de femmes se jouant avec ironie et humanisme de la tragédie patriarcale qui obligeait le pays à sombrer dans la guerre civile.

Le troisième film est maintenant à l’affiche. Capharnaüm raconte l’errance de Zain (Zain Al-Rafeea), jeune garçon d’une douzaine d’années, qui vit dans les faubourgs misérables de Beyrouth, sa révolte contre les abus d’une famille plongée dans une pauvreté sans retour et ses rencontres avec d’autres vies aussi insignifiantes que la sienne. Nadine Labaki appartient à cette sorte de réalisateurs — tout à fait criticables ! — qui pensent que si le monde était véritablement logique et rationnel, nous ne serions pas aussi nombreux à y souffrir aussi tragiquement. Si notre réalité était façonnée par une compréhension parfaite des intérêts communs, si nous avions à l’esprit comme une évidence permanente la sentience [1] de tout ce qui vit autour de nous à chaque instant, si la morale et la philosophie étaient les principales sources du droit et de la politique, nous n’aurions évidemment pas besoin du mélodrame. Or c’est bien le reproche que lui font les médias qui ont condamné le film dans une grotesque unanimité qui ne manquera pas de faire rire l’esprit espiègle et profondément ironique de Labaki. Libération, Le Figaro, Télérama, Les Inrocks, Positif et Les Cahiers du cinéma, tous magiquement réunis pour dénoncer le « mélodrame » « mielleux » de ce film « misérabiliste » et « fourre-tout ». Comme si un exposé savant et objectif de la folie humaine avait plus de valeur qu’une peinture empathique et humaniste de la tragédie du monde globalisé. Quel discours universitaire a jamais permis d’éviter une crise boursière ? le naufrage d’un pétrolier en Méditerranée ? l’élection de populistes réactionnaires dans une démocratie ? En quoi l’encouragement à l’empathie serait un chemin à déconsidérer, une voie sans issue, une honte pour le monde artistique ou médiatique ?

Ce rejet du mélodrame prend toute sa saveur si on pense qu’on accable un beau film pour sa supposée manipulation sentimentale alors qu’il dépeint la situation d’un pays qui accueille actuellement plus de trois millions de réfugiés, c’est-à-dire l’équivalent de la moitié de sa population. Les journalistes qui donnent des leçons de morale artistique et refusent de pleurer devant un film qui donne la parole à ceux qui vivent ce drame appartiennent à un pays qui refuse d’accueillir quelques milliers de demandeurs d’asile… Ya rabbi !

Dans Capharnaüm, Nadine Labaki porte un costume d’avocat bien pertinent puisqu’elle donne une vraie voix à ces masses muettes et informes. La performance des « acteurs » vient principalement de l’adéquation entre les personnages et leurs interprètes. Le jeune Zain est incarné par un enfant syrien réfugié au Liban et le second personnage principal du film, Rahil, est une femme de ménage éthiopienne incarnée par Yordanos Shiferaw. Il est courant de s’émerveiller devant les prestations de non professionnels, mais il faut voir sur YouTube la conférence de presse à Cannes où Zain avertit les journalistes qu’il a sommeil avant de s’endormir sur son pupitre pendant que la réalisatrice proteste contre le non respect du droit international de l’enfance. On comprend immédiatement que le personnage du film et le jeune acteur ne font véritablement qu’un. On y apprend ensuite que comme son personnage, Yordanos Shiferaw a été arrêtée pendant le tournage et mise en prison pour présence illégale sur le territoire ; on ne sait plus alors si on a vu le film ou le making-of de ce dernier, ce qui évidemment revient au même dans notre monde postmoderne.

La caméra impose une proximité avec des corps et des visages que les Beyrouthins ne voient plus à force de les surplomber depuis leurs SUV et leurs Hummer qu’ils aiment tant. Pourtant, n’importe qui ayant passé quelques heures dans la capitale libanaise n’a pas manqué de voir grouiller ces petits corps malingres autour des véhicules arrêtés dans les interminables embouteillages de la métropole. Ils vendent des chewing-gums dont personne ne veut et proposent des nettoyages instantanés de pare-brise avec des éponges sales. Je ne pense pas avoir jamais entendu la voix d’un seul de ces enfants. Je ne me suis jamais demandé où vivaient ces corps quand ils n’envahissaient pas « ma » route. En tant que quadragénaire libanais, j’ai toujours connu les enfants mendiants dans les rues de Beyrouth. Palestiniens, Syriens, Irakiens — surtout ne jamais imaginer qu’il puisse se trouver des Libanais parmi eux — pour la classe moyenne aisée à laquelle j’appartiens, ces enfants étaient ceux des « Autres », quels qu’ils soient ; ceux dont on ne voulait pas et que nous ne voulions ni connaître ni rencontrer.

Rahil rencontre le petit Zain dans un Luna Park un peu miteux situé en bord de corniche, le long de la mer. Elle nettoie le restaurant et prend en pitié l’enfant qu’elle aperçoit depuis les fenêtres. Ces corps noirs ou bruns, coincés dans des costumes de soubrettes sont un autre spectacle familier aux habitué·e·s de la société libanaise. Philippines, Éthiopiennes, Kenyanes sont massivement importées par des agences spécialisées dans le « travail de maison » qui continue à être un élément fondamental du statut social arabe. Dès que ses revenus le lui permettent, chaque foyer libanais dispose de « sa » Philippine ou de « son » Éthiopienne. Elles vivent dans des conditions souvent intolérables, proches de l’esclavage et sont victimes des convictions racistes de la population qui place les immigrées à la peau plus claire en haut d’une échelle de valeurs qui rejette les travailleuses africaines au rang de simples objets. Rares et impuissantes, les associations locales contre l’esclavage moderne essaient vainement d’intenter procès et actions de lobbying dans un pays qui a pris l’habitude de se débrouiller sans gouvernement et pour qui la notion d’État est aussi abstraite que celle de laïcité.

Le corps des femmes et leur réification à visée marchande ou négociable sont un pilier du récit. Avec subtilité, Labaki dessine la peinture absurde d’une économie patriarcale dans laquelle le sort de l’immigrée Rahil se trouve mis en parallèle avec celui de la jeune Libanaise Sahar, sœur aînée de Zain dont les premières règles sonnent le glas de sa vie en famille. Zain, bien que garçon, est réduit à un rang de « sous-homme » qui le place dans une solidarité naturelle avec les femmes et les filles qui l’entourent. Le récit montre par l’exemple de ce jeune garçon que la domination masculine n’est pas inscrite dans le patrimoine génétique mondial mais se trouve produit par des tragédies sociales qui, malgré une complexité décourageante, n’ont rien d’inéluctable. Zain n’a pas accès aux privilèges mâles — ses parents lui répètent à foison qu’il « joue à l’homme » — et la réalisatrice confie au personnage toutes les tâches et les prérogatives traditionnellement féminines : soin du domicile, des enfants et une aptitude unique à trouver des solutions à tous les problèmes qui surgissent au quotidien.

Nadine Labaki a raison de ne pas prendre la posture distanciée d’une entomologiste amusée qui regarderait le monde des pauvres comme elle regarderait un microcosme dans un bocal. La multiplication des sujets de désespoir est un geste conscient ; il donne même son titre au film. Il ne s’agit pas d’un pot-pourri dramatique mais d’un essai visuel et narratif pour embrasser la complexité d’une situation tragique dans un monde globalisé. Capharnaüm est pourtant filmé avec un style et une technique qui ne ferait pas rougir les défenseurs de la très française FEMIS : caméra portée, très gros plans, montage elliptique et percutant sont parfaitement maîtrisés et deviendraient immédiatement des sources de louanges s’ils venaient plutôt nourrir le goût de la critique française pour le naturalisme désincarné.

Labaki est bien trop amoureuse de la condition humaine pour s’en détacher. Chacun de ses films met merveilleusement en scène l’ironie du destin comme le moteur principal du théâtre de nos vies. Au cœur du drame de Capharnaüm brillent deux personnages burlesques dont la scène comique est également le moment le plus dramatique pour la pauvre Rahil. Alors qu’elle tente une dernière fois d’obtenir des papiers légaux en recrutant les services de ses deux collègues hauts en couleurs, leur performance déglinguée devant l’administration libanaise provoque les rires de la salle alors même que nous comprenons du même coup que Rahil est définitivement perdue. Une joyeuse ironie typique des univers de Labaki et assez présente dans la mentalité levantine. Film après film, la réalisatrice ne cesse d’interroger l’inutile misère du monde et sa tragique comédie. C’est aussi avec un sourire espiègle, pied de nez évident à la fin des 400 coups de François Truffaut, que se conclut un film qu’il ne faut absolument pas laisser passer. Depuis quand pleurer en se sentant profondément humain ne fait plus partie des plus pures expériences cinématographiques ?


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[1Sensiblité, capacité à ressentir, à percevoir et à être conscient. La sentience est un concept fondamental de l’antispécisme et des luttes écologiques.