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Christophe Barratier / 2016

L’Outsider


>> Noël Burch & Geneviève Sellier / mercredi 17 octobre 2018


« La société capitaliste,
fondée sur le travail et la valeur,
est aussi une société patriarcale
– et elle l’est dans son essence,
et non seulement par accident. »
Anselm Jappe, La Société autophage, p. 234
« Chaque fois que l’action se rencontre,
elle s’accompagne d’une prise de risque. »
Erving Goffman, “Where the action is”

Naguère, j’avais une amie, féministe, collègue dans une faculté US qui me dit qu’autant elle tenait à des réunions, des cours, des groupements non-mixtes pour les femmes, autant elle se méfiait de tout ce que pouvaient produire des groupements non-mixtes composés uniquement d’hommes.

Le film de Christophe Barratier, L’Outsider, qui retrace explicitement l’odyssée de Jérôme Kerviel, ce trader qui fit perdre des milliards à la Société Générale tout en suivant les consignes qu’il recevait de ses supérieurs, est en réalité une terrifiante descente aux enfers de la masculinité.

L’essentiel de l’action de ce film se déroule dans une grande salle de jeu remplie de dizaines d’hommes et d’ordinateurs. Salle de jeu au double sens : à la fois Las Vegas et préau d’école. Et action au sens à la fois cinématographique (“lumières, caméra, action !”) et au sens américain d’activité masculine, pleine de suspense et de risques.

Il s’agit bien sûr d’une salle de traders comme le cinéma nous l’a rendue familière – et qui ressemble étonnamment à la salle de contrôle d’un lancement de fusée interplanétaire – ou de missiles ou de drônes tueurs. Mais autant que l’on puisse en juger, il n’y a là, devant ces écrans, que des hommes. Et ce film est effectivement une histoire d’hommes, d’amitiés ou d’inimitiés viriles. Il y a certes pour la vraisemblance un peu forcée une vague histoire d’amour entre Kerviel (Arthur Dupont) et une informaticienne (Sabrina Ouazani) – un service où l’on ne joue pas, où l’on travaille ! – et surtout l’intervention, à plusieurs reprises d’une femme belle mais sévère (Sophie-Charlotte Husson), qui appartient à la hiérarchie supérieure, et qui, au cours de la séquence introductive qui précède le long flashback qui va dérouler l’histoire du protagoniste, signifie sèchement à un homme qu’on ne voit que de dos, son renvoi de la banque.

L’homme marche jusqu’à un terrain vague qui surplombe la banque et se jette dans le vide. On comprendra plus tard qu’il s’agit d’un des collègues de Kerviel. L’incarnation par une femme du pouvoir anonyme de la Banque qui va punir ce petit génie de la spéculation d’avoir pris des risques qu’on le poussait à prendre et qui ont mal fini, ne me paraît pas innocent. Les « mères » seraient aussi coupables que leurs « fils » de leur irresponsabilité ?

Cette salle est donc remplie d’hommes… mais que le « chef de salle », le superviseur de ce préau, où ces grands garçons exhibent leur masculinité dans une prise de risques à cent à l’heure, où l’on gagne ou perd des millions par nano-seconde, persiste à les désigner, quand il s’adresse à l’ensemble avec telle ou telle consigne, comme des… « ladies ». Et quand la collectivité organise un spectacle pour une soirée de détente, celui-ci est placé entièrement sous le signe du travestissement féminin. Enfin, entre eux, les plaisanteries que l’on associe aux « folles » sont extrêmement fréquentes (mais quand Kerviel croit entrer dans le jeu en mettant en cause la capacité d’un de ces collègues à « satisfaire » son épouse, celui-ci se fâche « grave » et menace de lui faire un mauvais parti).

Alors bien entendu, il faut décoder tout cela.
Ces travestis, ce badinage ne rappellent rien tant que la culture du « drag-show » si populaire sur les scènes du music-hall anglais et du vaudeville étasunien au tournant du dernier siècle et qui a subsisté longtemps dans les pubs de l’East End de Londres : des hommes plutôt baraqués se revendiquant hétéros, s’habillaient en femme pour parodier ce qu’ils percevaient comme des comportements féminins. Les historiens du spectacle populaire expliquent cette tradition comme une réaction de défense contre les débuts de l’émancipation des femmes autour des années 1900. Il s’agissait pour le patriarcat, pour la communauté des hommes au sens large, de « se défendre » en s’emparant de la féminité, de montrer que les femmes n’en avaient pas le monopole, que les hommes pouvaient la posséder ou du moins la « performer » eux aussi.

Dans cet entre-soi masculin « moderne » où la violence masculine traditionnelle s’est euphémisée en attouchements plus ou moins affectueux ou brutaux et en agressivité verbale camouflée sous l’humour, il y a un rappel constant que le rapport de domination est genré : de là la féminisation systématique des insultes et des apostrophes aux plus faibles. La domination masculine se performe constamment par la féminisation du dominé, dans le but de l’humilier en l’identifiant au « sexe faible ». Et celui qui ne marche pas dans la surenchère hystérique est un « pédé » (insulte proférée par Jérôme à l’endroit de celui qui est chargé du contrôle des risques). Enfin, le travestissement féminin lors du spectacle que les traders organisent pendant le congrès de la banque, signifie d’abord l’autosuffisance des hommes entre eux. C’est cet entre-soi qui permet de donner libre cours à l’appât du gain sans aucun frein, à la transformation du monde en un pur terrain de jeu totalement abstrait. Certes, dans le monde de la finance, les hommes ont toujours été dans l’entre-soi, mais la nouveauté du néo-libéralisme par rapport au capitalisme traditionnel, c’est que les valeurs morales que ces hommes sont censés respecter, si l’on en croit Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ont disparu : aucun de ces hommes ne semble avoir la moindre vie de famille ; ils se retrouvent la nuit dans des boîtes où des femmes transformées en poupées gonflables bougent leur cul et leurs seins mécaniquement. La financiarisation de l’économie achève de transformer en robots ces hommes uniquement livrés au jeu boursier, puisque l’économie elle-même est devenue immatérielle. Les corps et les affects ont disparu, excepté l’adrénaline provoquée par la montée ou la chute des cours.

De toute évidence, le film de Christophe Barratier s’intéresse à l’hystérie de ces jeux masculins à la portée hélas, civilisationnelle, qui mettent en scène l’essence du capitalisme, à savoir la valorisation sans fin de l’argent. L’histoire de Jérôme Kerviel, il la fait se terminer avec son renvoi. La fuite, la condamnation, l’emprisonnement, puis la riposte de l’ex-trader n’intéressent pas ce film. Force est de conclure que ce qui l’intéresse, c’est la folie collective qui se passe « entre garçons » dans cette salle de jeu et qui est susceptible de faire s’écrouler un jour tout « leur » système.

Est-ce demain la veille ?


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