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Justine Triet / 2016

Victoria


>> Geneviève Sellier / samedi 1er octobre 2016

2e film de Justine Triet, avec Virginie Efira, Vincent Lacoste, Melvil Poupaud

Cette comédie sur la vie déprimée et déprimante d’une avocate divorcée mère de deux filles dont elle a la charge tient tout entière sur les épaules de Virginie Efira, actrice belge qui a trouvé une place en tête d’affiche dans le cinéma français, en particulier depuis la comédie romantique 20 ans d’écart (David Moreau, 2013).

Son jeu est caractérisé par un constant understatement, ce qui nous change agréablement de la tendance du cinéma français à faire jouer les actrices sur le mode de l’hystérie. Le clou du film est sa plaidoirie alors qu’elle est sous l’effet conjugué des somnifères (elle a fait une tentative de suicide dans la nuit) et des amphétamines : son efficacité semble inversement proportionnelle au nombre de mots qu’elle prononce…

Le film est une nouvelle variation sur les difficultés que rencontrent les femmes qui tentent de mener de front carrière et maternité, alors que leurs relations amoureuses vont d’échec en échec. « Sujet de société » particulièrement brûlant en France où les femmes qualifiées semblent autorisées à « concilier » carrière et enfant(s), grâce à une prise en charge relativement précoce et large des enfants par des institutions publiques (crèche, assistante maternelle, école maternelle), contrairement à ce qui se passe en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Sauf que la France reste le pays où le partage des tâches est le plus inégal entre les hommes et les femmes, si bien que le plafond de verre est de plus en plus efficace au fur et à mesure qu’on avance en carrière et en rémunération…

On peut donc analyser les films qui traitent cette question en focalisant le regard sur la vision qu’ils donnent de ces inégalités.

Certes le film de Justine Triet s’ouvre frontalement sur les difficultés de son héroïne à faire face : son baby-sitter la laisse tomber sans préavis (notons que tous les baby-sitters dans ce film sont des hommes, ce qui est très loin de correspondre à la réalité statistique…) ; le père de ses enfants brille par son absence et a acquis une récente célébrité en écrivant un roman à clefs où il livre des informations confidentielles sur les clients de son ex-femme, ce qui la met en danger ; et elle en est réduite faute de temps, à utiliser des sites de rencontres sexuelles, ce qui se révèle calamiteux : on assiste à un rendez-vous où elle parle de ses soucis professionnels à un homme qui veut uniquement baiser… échec assuré ! (on peut d’ailleurs pointer ici le stéréotype de la femme incapable de prendre du plaisir à des relations uniquement sexuelles).

Professionnellement, elle transgresse la déontologie (sans doute parce qu’elle est une femme) en acceptant de défendre son meilleur ami contre son ex qui l’accuse de l’avoir poignardée… Comme l’ex en question est aussi son amie et vient la solliciter, elle sera suspendue du barreau pour six mois, par le Conseil de l’ordre incarné par un de ses collègues masculins qui lui fait la leçon : il ne faut pas s’impliquer affectivement avec les clients !

Attribuant ses difficultés à elle-même et non aux inégalités genrées qu’elle subit, elle paye en plus les services d’un psychanalyste et d’une voyante !

Le film décrit donc sur le ton de la comédie mais avec justesse les effets objectifs et subjectifs de la domination masculine et des inégalités de genre sur la vie d’une femme des classes moyennes supérieures en France aujourd’hui.

Là où le bât blesse, c’est que ces difficultés qui accablent l’héroïne jusqu’à la priver de son gagne-pain pendant six mois, n’ont aucune conséquence visible sur son niveau de vie : elle habite un appartement moderne et spacieux dans un immeuble en hauteur, ses deux filles n’ont pas l’air perturbées par la situation (leur place dans la vie de leur mère est d’ailleurs réduite au minimum) ; son bureau est vandalisé par un ancien client furieux de la divulgation d’informations confidentielles, mais sans qu’on en voie les conséquences professionnelles ou financières…

Enfin, s’agissant des personnages masculins, qu’il s’agisse de Vincent (Melvil Poupaud) l’ami envahissant et névrosé qui la force à le défendre, ou de Sam (Vincent Lacoste) l’ancien client qu’elle a défendu avec succès dans une affaire de drogue et qui devient son baby-sitter puis son amant, ils sont tous les deux construits comme des « hommes doux » qui n’ont aucune part dans les mécanismes de la domination genrée. Même l’ex-mari (Laurent Poitrenaux) qui a abusé de ses confidences pour acquérir une célébrité d’écrivain et lui laisse la charge de leurs deux filles, est décrit sur un mode léger qui aboutit à minimiser ses responsabilités. Vincent Lacoste en particulier est présenté comme l’homme idéal (attentif, respectueux, discret, efficace) que notre héroïne met longtemps à reconnaître comme tel. Elle devra à la fin se faire pardonner son aveuglement !

Sa réaction au chaos grandissant de sa vie est une dépression de plus en plus profonde jusqu’à la tentative de suicide dont la tirera le gentil Sam. Comme dans le film précédent de Justine Triet, La bataille de Solférino, l’héroïne est curieusement dépourvue d’amies. Si l’avocate (Laure Calamy) qui défend l’héroïne dans le procès qu’elle fait à son mari se révèle finalement efficace, leurs relations restent strictement professionnelles, et elle s’attire d’une autre femme de son entourage cette réplique : « Je préfère t’avoir en alliée qu’en amie ! »

L’euphémisation de la domination masculine et des inégalités genrées était déjà sensible dans le premier film de la réalisatrice, mais ce deuxième film dont le ton est plus délibérément celui de la comédie, confirme le refus de traiter ce sujet brûlant (l’épuisement physique et moral d’une femme qui travaille tout en élevant seule deux jeunes enfants) en pointant les causes sociales de cette situation : les injonctions contradictoires faites aux femmes « modernes » d’être à la fois des bonnes mères, des amoureuses disponibles et des professionnelles accomplies.


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