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Andréï Sviaguintsev, 2011/2012

Elena


>> Lora Clerc / samedi 30 décembre 2017


Le dernier film de Sviaguintsev – Faute d’amour – invite à revenir sur les films précédents du réalisateur. En particulier sur Elena, 2012 (Russie : 2011).

Nous avons :

 Elena/Lena, environ 60 ans, infirmière, mariée à Vladimir (Nadiejda Markina)
 Vladimir : environ 70 ans, qui a « réussi » (Andréï Smirnov)
 Ekaterina/Katia, jeune femme moderne, fille de Vladimir (Elena Liadova)
 Serguéï, la quarantaine, fils de Elena, looser, vaguement alcoolique (Alexéï Rozine)
 Tatiana/Tania : femme de Serguéï, mère de famille (Evguénia Konouchkina)
 Alexandre/Sacha : fils de Serguéï et Tania (Igor Ogourtsov)

Elena, la petite soixantaine, « pensionnée » (les retraité·e·s en Russie, une force sociale non négligeable), vit à Moscou avec Vladimir, plus âgé, qui a réussi dans les affaires. L’appartement est luxueux, « à l’européenne », situé dans le quartier chic de la capitale russe, le quartier Ostojenka [1].

Elena et Vladimir font chambre à part. Elle se lève, un peu lasse, le matin ; se recompose un visage face au miroir ; ouvre les rideaux, réveille Vladimir : « Davaï ! » (« Allez ! »). Elle prépare le café. Elena prépare tout. De la kacha du matin au sac de sport dont Vladimir aura besoin pour se rendre, plus tard, à son « Fitness club Enjoy » (en russe dans le texte), situé dans le quartier « bobo » de Moscou, les bâtiments de briques de l‘ancienne chocolaterie « Octobre Rouge ». Elena va jusqu’à consigner ses tickets de caisse dans le coffre-fort de l’appartement : Vladimir veut pouvoir exercer un contrôle : « je peux justifier chaque rouble », dit Elena.

Femme soignante

N’anticipons pas. Elena est de ces femmes pratiquant le « care » (concept qui n’a sans doute pas traversé les océans depuis les USA, ni 2500 km depuis Paris ?) : une « vision » traditionnelle en Russie, une image de la mère éternelle (patrie en russe se dit au féminin et se traduirait volontiers par « matrie [2] », en opposition à la patrie [3] convoquée quand il s’agit de victoires militaires) qu’ont illustrée nombre d’écrivains et artistes russes et soviétiques : voir La mère du peintre Alexandre Deïneka (1932), La Mère de Gorki (1906) et l’adaptation au cinéma par Donskoï (1955) ; voir aussi la scène de l’escalier dans Le Cuirassé Potemkine : la mère sacrificielle face à la soldatesque… [4]. Ou les icônes.
Icône/Deïneka/Elena
De leurs vies d’avant, il reste à Vladimir une fille, Katia, moderne (pour nous), insolente, cynique et blessée, dont on saura que « l’alcool et la drogue, c’est le week-end », qu’elle estime proche, rigolarde, la fin du monde, et qu’elle vit des subsides de son père. « Rien n’a de sens », dit-elle, dans une répartie parfaitement dostoïevskienne. Á Elena, il reste un fils, Serguéï, désœuvré sans doute, lui-même père d’un adolescent, Sacha, dont la seule perspective pour échapper au terrible service militaire – l’Ossétie du Nord, en plein Caucase : « Une bonne école », pour Vladimir – est de s’inscrire à l’université : il faut de l’argent, beaucoup d’argent (« Il faut arroser le lycée et la fac », dit Elena).

L’argent ? Vladimir en a, énormément. Elena lui en demande. Vladimir suspend sa réponse : « Je te réponds dans une semaine, fais du café ». Il ne semble pas disposé à financer une belle-famille qu’il méprise, qui a raté le tournant d’une vie nouvelle, qui n’a rien compris à la nouvelle donne économique du pays.

Après avoir retiré sa pension à la banque, Elena se rend chez son fils Serguéi : on se transporte en bus, puis en train de banlieue [5] jusqu’à une cité « à la soviétique » – environnement industriel, supérette minimaliste, digicodes mécaniques [6], appartements étroits, mobilier désuet, jeunes garçons désœuvrés prompts à la bagarre. Elena apporte la nourriture et donne l’argent à son fils, qui reste plutôt indifférent, répondant positivement à l’injonction de son épouse de lui passer la liasse de billets aussitôt enfouie dans une boîte – pour le « care » ? –, tandis qu’il préfère une compétition de jeu vidéo avec son fils Sacha. Tania, la femme de Serguéi fait preuve d’un réalisme cru : « Les hommes, ça finit en tôle ou à l’armée ».

Á l’Enjoy, malheur : Vladimir fait une crise cardiaque. Hôpital, soins intensifs. Elena, alertée par téléphone, commence par se rendre à l’église, dont elle n’est pourtant plus très familière : la babouchka de service lui rappelle qu’elle doit se couvrir la tête avant d’allumer un cierge, de s’incliner devant une icône et de confier l’âme de l’aimé à Saint Nicolas et à la Vierge. Puis elle se rend au chevet de Vladimir. Ils se souviennent des temps heureux où ils se sont connus, elle infirmière et lui convalescent. Vladimir demande à voir sa fille, qui d’abord refuse, mais finalement accepte, ironique, cinglante. Vaincue, elle lui tombe dans les bras…

Vladimir, se sentant proche de la mort, envisage son testament : une rente annuelle pour Elena, le reste à sa fille Katia. Fin des espoirs d’Elena ; pour Sacha s’ouvre la perspective de l’Ossétie du nord, pour ses parents l’inquiétude permanente.

Vladimir se remet, un peu, rentre chez lui, dans l’appartement « à l’européenne ». Elena le soigne, mais farfouille, aussi – et trouve une réserve de petites pilules bleues cachées par Vladimir, à qui la médecine a préconisé de tenir à distance toute manifestation de libido. Elena s’informe sur les effets des pilules – qu’elle pile ensuite soigneusement dans une boisson servie à Vladimir… dont le cœur flanche. Elena brûle le malencontreux testament et retire du coffre-fort dévolu aux tickets de caisse... les espèces.

Le notaire entérine le fait qu’Elena, l’épouse, hérite pour moitié de la fortune de Vladimir. Toute la famille de banlieue débarque, profitant des canapés, des téléviseurs, de la cuisine high tech, des balcons, des lits incomparables. Les enfants s’amusent, on mange, on boit : la vie, quoi !

Il semble que ce film, à la réalisation impeccable, formellement subtil, d’une esthétique éblouissante, n’ait jamais été pris, ici ou là-bas, dans sa dimension peut-être comique : le premier meurtre au Viagra de l’histoire. L’histoire d’une femme soumise qui use de l’un des outils de la domination sexuelle des hommes pour éradiquer cette domination de manière radicale en éradiquant le dominateur.

Que nous dit Sviaguintsev ? Pas grand-chose sur « l’âme russe » qui serait le pendant commode de notre « identité française », permettant d’évacuer toute réflexion au profit de clichés. Sans doute faut-il distinguer ce qu’il dit aux Russes de ce qu’il dit à l’Occident : c’est dans cet entre-deux qu’il peut produire des films, lesquels, en Russie, sont accueillis de manière contradictoire : soit il s’agit d’un traître à la « matrie » – ici, il « salit » l’image de la Mère ; soit il a le courage de dénoncer d’insupportables dominations, ici celle de la puissance masculine alliée à la puissance économique. Il a besoin, pour être lisible chez nous, d’exposer et d’interroger nos propres codes : il en est récompensé. Pour être lisible en Russie (quelle Russie ? Moscou et Saint-Pétersbourg ? la Carélie et la Yakoutie ?), il a peut-être besoin de mettre ce souffle d’émotion qui fera passer la pilule, si l’on peut dire, dans un pays où la « question des femmes » n’existe pas, puisqu’elle est officiellement résolue. Et où les mouvements féministes peinent à s’organiser, classés dans la catégorie « ONG », et donc placés sous surveillance.

L’accueil de la critique

Il n’est pas inutile de s’intéresser à l’accueil du film en Russie, présenté en avant-première à la télévision. Une blogueuse fait un sort à « l’âme russe » : « Le jury de Cannes a joué son rôle en évoquant la ‘mystérieuse âme russe’, truisme que nous vomissons depuis longtemps » [7]. C’est dit.

Critique genrée ? Elle ne se trouve que très marginalement, en ces termes : « Un mari à charge ne signifie pas l’effondrement du patriarcat » [8]. Dont acte. Ou encore : « Elena, c’est le peuple russe, une force neutre mais puissante. [9] » À contre-courant (pour nous), on peut encore lire l’admiration pour la dimension sacrificielle d’Elena, qui après avoir éliminé Vladimir, laisse à son fils l’appartement luxueux - perspective « petite-bourgeoise » : « des désirs et des soucis quotidiens ordinaires » [10]. On lit aussi une déclaration du réalisateur, qui voyait Elena comme « une Mère avec majuscule », un « paysage inexploré » : essentialisation, réification et mise à distance de la « féminitude » ?

L’essentiel, sauf erreur ou omission, porte sur deux points : d’une part les inégalités entre riches et pauvres (lutte de classe ou destin ?), d’autre part la dimension morale, spirituelle et religieuse. Lutte de classes ? Pour Innokenti Répine, le film de Zviaguintsev « fait partie de la propagande contre les infirmières, les retraités, les étudiants, les chômeurs et tous ceux qui n’ont pas de grande propriété » [11], le réalisateur étant classé dans les libéraux de droite adeptes du slogan : « les pauvres sont pauvres parce qu’ils sont fainéants ». Comprendre : la misère de Serguéï, il ne la doit qu’à lui-même. Il n’a qu’à « lever le cul de son canapé ».

Le « drame familial » prend une dimension sociale en vertu des différences de statut entre les deux membres du couple : c’est la tonalité des critiques « grand public éclairé », de Afisha [12] à Dojd-tv [13] : Elena est une femme des « basses classes », Vladimir fait partie de « l’élite » qui a réussi, le film ne dit pas comment. En somme, la lutte des classes sans marxisme.

Mais, ce qui est pour nous un peu étrange, c’est l’abondance de références mythiques ou spirituelles. Pour l’un, Elena, « la lumière » en grec, fille de Zeus et de Léda, belle entre toutes, incarne un genre de déesse [14], une déesse qui se trouve aussi à l’origine de la guerre de Troie... Le « bien » et le « mal » sont le fait de l’Elena qui soigne comme de l’Elena qui tue. Un thème récurrent de la culture russe, et les Russes sont des personnes cultivées. Les femmes sont désirables, mais redoutables.

La critique russe voit des choses que nous ne voyons pas. Par exemple : quand Elena est face à l’icône, elle ne voit, elle, que son reflet dans la vitre, quand l’image d’arrière-plan nous a donné à voir Satan sur son trône et la débâcle des anges. La critique russe remarque que Elena, dans son désir de meurtre, cherche un livre, mais à défaut du Livre - la Bible - trouve le Vidal qui l’instruit sur les doses de Viagra incompatibles avec un infarctus. Quand une panne de courant plonge l’appartement du fils dans le noir, la critique remarque que ce qui est dit n’est pas « que la lumière soit », mais « donnez-nous l’électricité [15] ». Chacun y va de son Apocalypse, de sa fin du monde, de son Armageddon. On y parle même du « confort du cauchemar ». Zviaguintsev lui-même parle d’un « effondrement interne, d’une apocalypse ».

Mais la critique russe ne s’appesantit pas sur les séquences où la fille de Vladimir « vide son sac », dans des réparties nihilistes où la notion même de famille est mise à mal. Face à Elena, elle ironise : « Vous la jouez épouse attentionnée, vous le faites très bien. On arrête là. » Quand son père lui suggère que faire des enfants la « recadrerait », elle s’interroge : « Des enfants qui seraient différents des autres ? Ça n’existe pas. Ça fait mal, ça coûte cher, ça ne sert à rien. C’est irresponsable de faire des gosses à son image, malades et condamnés vu que les parents le sont eux-mêmes. » Katia, la fille de Vladimir, enfant gâtée, en est certaine : la fin du monde est proche, et « on est des graines pourries, des sous-hommes. » Est-ce à dire que la génération des femmes nées après la chute de l’URSS est désespérée ? Peut-être : la Douma a voté en 2017 une loi qui dépénalise les violences familiales et leur attribue des « peines administratives » (en Russie, 10 000 femmes meurent chaque année sous les coups de leur conjoint) [16]. Les pressions de l’Église orthodoxe ne sont pas étrangères à ce vote : défense des « valeurs traditionnelles » - les femmes ont une vocation : procréer. Et prier. Même Elena s’y met…

La critique ne s’appesantit pas non plus sur le rapport à l’argent – et pourtant, les liasses de billets tiennent une place importante, passant de main en main, planquées dans un coffre-fort, comptées à la banque, ou lors de la livraison des biens de subsistance au domicile d’Elena, au cœur du débat sur l’héritage de Vladimir : l’argent, nerf des guerres familiales. Les hommes le possèdent, les femmes le gèrent.

Mais la critique remarque les écrans (qui seront omniprésents dans Faute d’amour) : à Elena les émissions de téléréalité (du genre « Perdu de vue »), à Vladimir les matchs de foot, de même qu’à Serguei ; à Sacha, l’adolescent, les jeux vidéo. Les trois figures masculines s’accordent sur une préférence : le foot.

Enfin, la critique russe ne désavoue pas les réflexes de « nos » critiques, analysant chaque plan d’un point de vue technique ou esthétique, allant chercher les « clins d’œil » et les références au patrimoine cinématographique : elle s’attendait à un nouveau « Tarkovski » (Elena voit du train de banlieue un cheval blanc, celui de Nostalghia, mais mort), ou encore à un nouveau « Kieslowski - avec Juliette Binoche ») [17] ». On a eu un nouveau « Haneke » ? On s’attendait même à un nouveau « Bresson » (L’Argent, l’un des titres initiaux prévu par le réalisateur, qui avait également pensé à L’Invasion des barbares). On peut ajouter, parfois, une pointe d’ironie chez certains critiques, s’attendant à ce que Zviaguintsev « mette à jour son almanach international [18] [19] » : qu’il produise quelque chose qui le propulse dans les festivals internationaux.

Il faudra (re)voir, à la lumière du « continent » russe, Faute d’amour... Et les autres : L’Exil, le Bannissement, Léviathan. Il est en effet vraisemblable que ces films s’adressent à un public occidental (« l’almanach » du réalisateur), tout en nous informant sur la société russe.

NB : pourquoi toujours trafiquer les titres des films russes ? Transformer le N en И (i), le R en я (ia) ?

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[1La rue Ostojenka est l’une des rues les plus chères du monde, plus chère que la 5e avenue à New-York.

[2Родина

[3Отечество

[4Référence rappelée dans la séquence diffusée dans l’exposition « le MOMA à Paris », fondation Vuitton

[5Sviaguintsev nous montre un train de banlieue où des femmes, essentiellement, vendent encore tout et n’importe quoi en passant dans les wagons : de vieux magazines, des brosses à dents, des pulls usagés ; sauf erreur, cette pratique avait quasiment disparu en 2012.

[6Le digicode mécanique équipe la plupart des portes métalliques des immeubles populaires russes.

[8http://saint-juste.narod.ru/Elena.html - la remarque vaut pour l’épouse et la mère de Serguéi, dont le film ne nous dit pas s’il a un travail ou pas.

[9https://www.film.ru/movies/elena - L’image en Russie de « la femme » est d’avoir la force d’un cheval

[11Ibidem

[12Publication « grand public » des événements culturels

[13Chaîne de télévision actuellement menacée, le pendant télévisuel de « Novaïa gazieta » dans la presse écrite : https://tvrain.ru/

[15Référence à : « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité » ?

[16On lira avec profit un article de Anna Lebedev, sociologue, doctorante à l’Institut d’études politiques de Paris, spécialiste de la Russie post-soviétique : Femmes en Russie : une inégalité qui ne dit pas son nom
 : https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2007-2-page-5.htm

[17Ceci est dit avec une bonne dose d’ironie, et comme dans un soupir !

[19Wikipedia.ru nous informe : le film devait à l’origine être produit aux USA ou en Grande-Bretagne