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Sacha Guitry / 1951

La poison


>> Ginette Vincendeau / jeudi 28 septembre 2017


La Poison – ou comment tuer sa femme

Sorti en novembre 1951, La Poison de Sacha Guitry est un film à la fois drôle, choquant et très noir, qui se démarque des comédies de boulevard (genre Faisons un rêve en 1936) et des fresques historiques du type Remontons les Champs-Élysées (1938) qui avaient fait le triomphe du réalisateur avant-guerre. On y trouve cependant plusieurs éléments-clés du style Guitry, dont une amusante séquence générique racontée par l’auteur de sa voix inimitable, de brillants dialogues et des performances d’acteur non moins étincelantes, en particulier par la star du film, Michel Simon.

La Poison est par ailleurs un projet très personnel, où Guitry règle ses comptes avec la justice qui l’avait poursuivi à la Libération, en raison de son admiration pour le Maréchal Pétain et de ses fréquentations. Il est arrêté le 23 août 1944, et malgré l’absence d’un motif d’accusation précis, passe soixante jours en prison, ce qui le traumatisera durablement. Le film contient plusieurs références à cette expérience et surtout fonde son récit sur l’idée de l’arbitraire et des erreurs de la justice. Mais ce qui interpelle aussi aujourd’hui, alors que le film a été et est toujours encensé par la critique, et qu’il ressort en DVD, c’est son époustouflante misogynie – signalée dès son titre.

La Poison traite d’un maraîcher normand, Paul Braconnier (Michel Simon) qui hait tellement sa femme Blandine (Germaine Reuver) qu’il rêve de la tuer. Celle-ci est présentée comme une grossière harpie alcoolique et mal fagotée, qui a elle-même des intentions meurtrières à son égard. Lorsqu’il entend à la radio un célèbre avocat, Maître Aubanel (Jean Debucourt), se vanter d’avoir fait acquitter son 100e client, Braconnier va le voir, prétend avoir tué sa femme et écoute les arguments de l’homme de loi pour sa défense. De retour chez lui, il suit les conseils involontaires d’Aubanel, plonge un couteau dans l’estomac de Blandine et, ayant commis le « crime parfait », force l’avocat à le défendre. Acquitté, il rentre chez lui, ovationné par les villageois.

Si l’auteur, à travers Braconnier, vise la justice, la vraie victime du film est néanmoins Blandine, un personnage présenté, contrairement à son mari qu’Aubanel décrit comme « un monstre captivant au charme inhabituel », sans aucune circonstance atténuante. Il est vrai que La Poison fait un portrait particulièrement glauque de l’humanité, qui s’accorde à la fois à la misanthropie notoire de l’auteur et à la vague de films du « réalisme noir » de l’époque, typifiée par Une si jolie petite plage (1949) ou Manèges (1950) d’Yves Allégret. Une scène au début de La Poison dans laquelle un groupe de villageois rend visite au prêtre pour lui demander de valider un faux miracle afin d’attirer les touristes n’a d’autre but que de montrer leur bassesse. De même Aubanel et le Procureur pointent l’appétit malsain des foules pour le crime, que l’on voit contaminer même les enfants. Mais au-delà de cette misanthropie généralisée, le film est imprégné d’une profonde haine des femmes, où la misogynie d’habitude plus mondaine de Guitry rejoint le backlash contre les femmes en voie d’émancipation de l’après-guerre (voir La Drôle de guerre des sexes du cinéma français de Noël Burch et Geneviève Sellier).

Braconnier n’est pas un saint, mais le charisme et le statut de monstre sacré de Michel Simon minimisent à la fois son physique ingrat et le comportement criminel du personnage. Les spectateurs s’alignent « naturellement » sur son point de vue : on suit avidement l’élaboration de son plan diabolique et, comme les villageois, on applaudit lorsqu’il est acquitté. En revanche, Germaine Reuver qui interprète Blandine, ne bénéficie d’aucun de ces avantages. On a beau apprendre au générique qu’elle joua dans le passé sur scène avec le père de Guitry, à l’écran en 1951, comme aujourd’hui, c’est une actrice âgée et inconnue, délibérément enlaidie. Sa présence à l’écran est minime et son personnage a peu d’autonomie : son projet d’empoisonner son mari n’aboutit pas et ne fait que charger son personnage, la rendant coupable de préméditation. Pire, la « laideur » de Blandine est présentée comme un élément majeur de son identité et une bonne raison pour la tuer. En réponse au curé, le premier argument que cite Braconnier pour souhaiter sa mort est qu’elle ressemble à « une barrique », puis à une « saucisse ». Pendant le procès, quand le juge fait remarquer à Braconnier qu’il n’est lui-même guère séduisant, il rétorque que ce n’est pas de son physique dont il est question, mais de celui de sa femme. A la liste de ses griefs s’ajoute le fait que Blandine boit, selon lui, trois litres de vin par jour ; on la voit en effet ivre à plusieurs reprises. L’abjection de Blandine atteint un sommet de vulgarité lorsque sa photographie circule au tribunal comme « justification » de son meurtre, accompagnée de remarques graveleuses sur « l’impossibilité » de la … (non-dit). Blandine n’a aucun/e ami/e, tandis que son mari est intégré à la vie du village. Il boit de manière socialement acceptable, en fréquentant le café, tandis qu’elle s’enivre seule chez elle jusqu’à s’écrouler sur le sol de sa cuisine. Sa seule interaction est avec le pharmacien, pour acheter de la mort aux rats. Ainsi sa mort apparaît justifiée, comme l’élimination d’un animal nuisible.

Dans La Poison, le protagoniste masculin, alter ego de l’auteur, focalise le récit, domine l’image et en prime nous fait rire ! En présentant sa femme comme une atroce mégère, le film non seulement lui permet de commettre un meurtre en toute impunité, mais de se faire passer pour la victime. Guitry traduit adroitement son ressentiment contre la société en haine des femmes, sujet dans l’air du temps, et semble avoir ainsi exorcisé le traumatisme de son incarcération. Il reviendra peu après à des films plus légers, comme Si Versailles m’était conté (1954) et Napoléon (1955). Brillant et caustique, La Poison reste le film le plus original de Guitry après-guerre ; sa misogynie noire en fait aussi l’un des plus tristement représentatifs des mentalités de son époque.


Une version plus longue de ce texte est disponible en anglais sur le site de Criterion qui ressort le film en DVD : voir https://www.criterion.com/current/posts/4850-la-poison-or-how-to-kill-your-wife

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