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Jean-Xavier de Lestrade / 2017 / Arte

Manon, 20 ans


>> Déborah Gay / vendredi 28 juillet 2017


En 2014, le cinéaste français Jean-Xavier de Lestrade nous proposait la mini-série 3 x Manon. Trois épisodes de 52 minutes diffusés sur Arte, qui racontaient l’histoire de Manon (Alba Gaïa Bellugi), une adolescente condamnée à six mois de centre éducatif fermé pour avoir agressé sa mère avec un couteau. On suivait son parcours, entre violence entre adolescentes, passage devant le juge, et puis la confiance qui se tisse petit à petit avec des éducateurs et des enseignants, parfois démunis face à des colères qu’ils ne peuvent juguler. Début juin, trois ans après cette saison 1, le cinéaste est revenu à son héroïne, dans le même format, trois fois 52 minutes, avec Manon, 20 ans. Diffusée sur Arte, cette mini-série est aussi disponible en DVD.

Manon poursuit donc son chemin, en entrant dans l’âge adulte. L’action commence doucement, on la voit allongée dans l’herbe, son compagnon la réveille. Elle est dans un champ de fleurs, elle a l’air heureuse. Elle va passer son premier entretien d’embauche pour être mécanicienne dans un garage automobile. Mais rien ne se passe comme prévu : on ne lui propose qu’un poste d’agent d’accueil. Il n’est pas question d’avoir une fille derrière les moteurs. En plus elle découvre que son petit ami la trompe. La voilà seule, vraiment seule, à devoir accepter un métier qui ne lui plaît pas, dans un garage où elle met en plus à jour un trafic de pièces de voiture.

Mais c’est surtout sur deux points, assez sensibles, que s’engage la série : l’homosexualité (et en creux, la bisexualité) et l’avortement. En effet, suite à son embauche dans le garage, Manon fait la connaissance de l’assistante de direction, Jennifer (Déborah François). Cette dernière va lui venir en aide pour lui trouver un studio… et tente de l’embrasser. Si Manon la repousse dans un premier temps, elle va la retrouver en lui avouant ne pas savoir s’y prendre. Jennifer la rassure et la caméra s’attarde sur la peau, les frissons de Manon, ses bras, immobiles le long de son corps. Manon a l’air de tomber amoureuse et tente de s’afficher dans la rue avec Jennifer. Cette dernière refuse : nous sommes dans une petite ville et on risquerait de la reconnaître. Une homophobie latente dont Jennifer a peur et sans doute à juste titre : un des mécaniciens met Manon en garde : « Attention, Jennifer préfère les filles. » Manon navigue dans cet univers, filmée avec assez de distance pour éviter le voyeurisme, mais avec assez de proximité pour qu’on ressente sa joie d’être avec cette femme, d’éprouver du plaisir avec elle et de lui en donner.

Pourtant, quand Bruno (Théo Cholbi), l’un des mécaniciens du centre, tente de se rapprocher d’elle, elle ne le repousse pas pour autant. Pas une seule fois Manon ne tente de se définir, le mot bisexuelle n’est pas prononcé dans la série. Mais il faut dire que Manon est tout sauf loquace. Elle garde ses deux vies séparées. Bruno n’est pas au courant pour Jennifer et si Jennifer se doute de quelque chose, elle n’en dit rien. Pourtant, on évite le cliché de la femme bisexuelle incapable d’être fidèle, par une simple constatation : Jennifer ne veut pas s’afficher. Elle garde Manon à l’écart de ses amis et de sa vie familiale. Et il est alors impossible pour Manon de se projeter avec elle. Malgré une affection visible entre les deux femmes, il n’est pas question de parler de l’avenir. Bruno est dans l’excès inverse. Ainsi, il présente Manon à ses parents lors d’un repas conventionnel dans la ferme de ces derniers. Manon n’a pas l’air très à son aise dans ce milieu à mille lieues du sien. Son père l’a abandonnée à la naissance et elle a coupé les ponts avec sa mère. Elle ne sait pas comment se comporter en famille. Ainsi, lorsque Bruno lui demande ce qu’elle a pensé de ses parents, elle utilise des phrases toutes faites, sans enthousiasme, sans savoir ce qu’il attend d’elle. Pourtant Bruno va continuer dans cette voie, insistant pour rencontrer la mère de Manon (Marina Foïs). Bruno veut s’immiscer dans les choix de Manon, sans méchanceté, mais sans chercher à comprendre. A la comprendre.

Manon de son côté garde son quant à soi : elle ment, elle évite de donner son avis… Mais elle est capable de soudains accès de violence et a de gros soucis avec la nourriture : en période de stress intense, elle se met à manger voracement, le regard perdu dans le vide. Ni sa relation avec Bruno, classique mais inégalitaire, ni sa relation avec Jennifer, dans le placard et mensongère, ne sont idéales. Mais elles sont traitées dans toute leur complexité. Ici, la bisexualité est une sexualité comme une autre, et c’est cela qui est nouveau. Certes, le personnage de Jennifer n’évite pas tout à fait le cliché de la lesbienne solitaire et triste. Mais Manon fait exploser ce cadre, même si cette relation est vouée à l’échec.

Puis Manon tombe enceinte et on entre dans une nouvelle phase de l’histoire. L’équilibre précaire entre Jennifer et Bruno est rompu. Manon se renseigne sur l’avortement mais elle est seule face à un médecin sans empathie, très technicien. Il ne la juge pas mais il est débordé. Jennifer l’apprend la première et elle est furieuse. Une crise de jalousie un peu tardive, qui lui fait abandonner Manon. Il fait nuit et Manon s’allonge seule dans le noir. Bruno finit par apprendre sa grossesse par hasard. Il lui demande d’abord d’avorter et Manon s’enfuit. Dans un second temps, en présence de ses parents, il lui propose de garder l’enfant et de l’élever à la ferme avec ceux-ci. Manon refuse à nouveau. Ce n’est pas l’idée d’avoir ou non un enfant qui la fait fuir. C’est qu’on décide à sa place. Manon se révolte. Contre Bruno, contre sa mère, contre les injustices en général. Elle affronte même son père qu’elle met face à son abandon.

Quand elle se décide enfin à avorter, il est trop tard pour le faire de manière médicamenteuse. Maltraitée par le médecin, elle retourne voir Jennifer. Il n’y a alors pas vraiment d’échange, pas vraiment de parole. Elles se regardent et il passe entre elles comme une compréhension, la fin des mensonges pour Manon, et une solidarité tacite entre les deux femmes. Jennifer accompagne Manon dans un hôpital spécialisé, voir une femme médecin qui, enfin, écoute Manon : « C’est ton corps. Personne ne peut décider à ta place. » Alors que l’avortement va commencer, Manon répond négativement à une infirmière qui lui demande si elle a peur. Peut-être par bravade, juste avant de s’endormir sous l’effet de l’anesthésie. Quand on la retrouve, quelques mois ont passé. Elle est derrière les moteurs, en combinaison de travail. Alors qu’elle quitte la salle des machines, le spectateur découvre qu’elle est en fait sur un bateau. Il fait grand beau temps, Manon est seule, appuyée au bastingage, le vent dans les cheveux et le soleil sur le visage. Elle est partie de nouveau, aidée et soutenue par des femmes qui ont su la libérer sans tenter de l’enfermer.

On pourrait parler de cette série sous de nombreux angles. Le rapport à la famille, entre un père qu’il faut métaphoriquement tuer, et une mère qu’il faut fuir. Le rapport au travail, à l’honnêteté, au mensonge ou à la liberté. Mais c’est sur ces deux points, la sexualité et l’avortement, que Manon, 20 ans est réellement une série novatrice. Manon avorte sans culpabilité et aime une femme sans se poser de problème. Dans cette mesure, on peut considérer la série de Jean-Xavier de Lestrade comme novatrice et féministe car elle fait interagir différents rapports de pouvoir et parle aussi bien de sexisme, de rapports de classe que d’homophobie, à travers le parcours de Manon, qui sort grandie de toutes ces épreuves, sans aucun sentiment de honte ni de culpabilité.

>> générique

Polémiquons.

  • Marion 20 ans, est une véritable fiction "éponyme", l’héroïne du récit donne son nom de jeune femme d’aujourd’hui pour titre à la série. Le sexialisme, -ses méfaits et ses désastres - n’est pas le seul adversaire de ce personnage courageux, entêté, souvent taciturne et qui ne cède jamais sur son désir. Elle en effet aussi en but à l’âgisme. La première fois qu’on lui annonce « que ce n’est pas à elle de décider », c’est en effet une femme plus âgée et partant plus « avancée » dans « la carrière » qui le lui assène… Une femme qui s’accommode de vivre sa liberté dans des parenthèses, mais fait tourner le capitalisme machiste au quotidien… Manon fera mentir cet adage mysogyne et antijeune : c’est bien « elle qui décidera » aussi bien de ce qu’elle fait de son corps que de ce qu’elle fait de son savoir en mécanique, partant de sa vie professionnelle. Tout au long de l’histoire elle défait tous ceux qui veulent décider à sa place, aussi bien les « gentils », son amoureux, son amoureuse, les gentils beaux-parents putatifs, la mère douteusement attentionnée que les méchants (sans guillemets), le patron manipulateur, le chef d’atelier harceleur, les mécanos machistes, les dragueurs « relous », le médecin bureaucrate … De « l’aide » elle n’en acceptera que de ceux - celles, en fait, son amoureuse dans un moment de prise de conscience et une gynécologue soucieuse d’émancipation - qui ne l’échangent pas contre l’abdication de la liberté. La série est entièrement structurée par le regard de ce personnage de jeune femme qui conquiert la liberté sexuelle et sa place au « soleil » du travail par son intransigeance et ainsi révèle au spectateur, l’un après l’autre, les innombrables pièges que la domination sexiste, âgiste, familialiste et de classe sème sous les pas d’une jeune femme mécanicienne éprise de liberté. Ca fait plaisir de pouvoir de temps en temps lire une œuvre télévisuelle sous l’angle du genre pour y trouver de l’authenticité, du dynamisme et du plaisir…

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