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Dan Fogelman

This is Us


Par Jeanne Frommer / samedi 18 juin 2022

La famille, la meilleure et la pire des institutions


Quand j’ai regardé le tout premier épisode de This is us en septembre 2016, j’ai su que je voyais quelque chose de spécial, qui resterait avec moi longtemps. D’abord parce qu’en termes de narration, la série propose quelque chose d’inédit. Pendant 45 minutes, nous suivons cinq personnes qui, en apparence, ont peu de choses en commun : Jack est un homme dont la femme Rebecca attend des triplés. Mais l’un des enfants meurt à la naissance. Kevin est un acteur au bout du rouleau qui n’en peut plus de jouer dans la même série télévisée et démissionne. Kate est une jeune femme en surpoids qui rejoint un groupe dont tous les participants souhaitent maigrir. Elle y fait la rencontre de Toby. Quant à Randall, il vient de retrouver son père biologique qui l’avait laissé le nouveau-né devant une caserne. Je me souviens avoir regardé l’épisode en m’amusant à comprendre comment ces personnages seraient reliés tout en m’intéressant à chacun·e d’elleux individuellement. Qui sont-il·elle·s ? Que vont-il·elle·s me raconter ? Un épisode, et déjà, j’avais envie de savoir la suite. C’était sans compter un incroyable twist final qui a fini de me convaincre : Jack et Rebecca sont les parents biologiques de Kevin et Kate, et les parents adoptifs de Randall. Leur histoire se passe en 1980, celle de leurs enfants dans en 2016. Cinq personnes, une seule famille, les Pearson. Une famille américaine ordinaire ou presque.

Ce ressort de narration est devenu une des grandes forces de This is us. Plusieurs temporalités sont racontées parallèlement : depuis l’enfance de Jack et Rebecca jusqu’à des séquences avec Kate, Kevin ou Randall, devenus adultes, ainsi que leurs propres enfants, eux-mêmes adultes. Presque 100 ans de la vie d’une famille racontées par bribes se faisant écho, montrant comment chacun et chacune se construit à travers le temps, par rapport aux autres, ce dont on se souvient et ce que l’on transmet à ses enfants. Aucune linéarité dans ce qui est raconté. Ce qui compte, c’est comment les moments se répondent dans le temps, de la même façon que nos souvenirs nous reviennent sans prévenir au détour d’une situation. This is us est autant une ode à la nostalgie qu’une sublimation des petites choses du quotidien.

Cette narration surprenante permet aussi de raconter le passé de certains personnages secondaires (les vies de Beth, Toby, Déjà, William, Miguel), ou d’introduire de nouveaux personnages (au début de la saison 4, on rencontre Cassidy, Malick et Jack – le fils de Kate et Toby, sans savoir leur lien avec les personnages récurrents), voire de présenter des personnages n’ayant aucun lien avec nos protagonistes (l’épisode sur l’inventeur de la technologie des appels vidéos ou du médecin qui trouvera un remède à Alzheimer). Cette façon de suggérer que tout est lié, même les destins de personnes qui ne se connaissent pas et ne se rencontreront jamais, est au cœur de la série. This is us nous rappelle constamment, que parfois, de petites choses peuvent nous marquer durablement. Une rencontre, même courte, peut changer nos vies : ainsi, le docteur K qui accouche Rebecca reste une personne très importante pour les Pearson malgré sa présence pendant une seule nuit, cruciale certes mais courte à l’échelle d’une vie. Dans l’avant-dernier épisode, « Le Train », ils ont d’ailleurs cet ultime échange :
 Merci d’avoir été mon docteur.
 Je ne l’ai été que cette fois-là.
 Oui, mais c’était une fois importante.

Évidemment cette narration, tous ces liens, ces façons de croiser les destinées des personnages, a pu sembler, par moments, surécrite ou factice. Mais elle permet de donner à la série une incroyable cohérence. Six saisons qui ont gardé un cap (les créateurs sachant dès la saison 1 exactement où ils allaient), des points d’étapes, des révélations savamment distillées à travers l’ensemble de la série (le mystère autour de la mort de Jack d’abord, puis le flashforward sur la mort de Rebecca) et le cheminement pour arriver à ces moments attendus par les spectateur·rice·s.

La vie des Pearson n’est en réalité pas si ordinaire : adoption interraciale, alcoolisme, obésité, dépression, Alzheimer, cancer, campagne électorale, divorces… Il y a eu beaucoup de rebondissements dans les six saisons de This is us. Mais finalement, ce que la série raconte c’est le souvenir des détails, les moments suspendus dans le temps qui constituent la vie d’une famille : un Thanksgiving raté qui devient une tradition, un dimanche soir à regarder le Superbowl, une journée à la piscine, un road-trip imprévu… La question du souvenir est au cœur de la série car les trois dernières saisons racontent la perte de mémoire progressive de Rebecca atteinte d’Alzheimer. Comme elle le dit d’ailleurs justement quand elle apprend le diagnostic : « Ce n’est pas d’oublier les gros trucs qui me fait peur. Mais les samedis ordinaires quand les enfants étaient petits. Quand il ne se passait pas grand-chose. On riait et on jouait à la queue d’âne. Voilà ce que je ne suis pas prête à oublier. ». Et d’ajouter dans le dernier épisode : « J’aurais dû apprécier davantage pendant que ça se passait, au lieu de m’inquiéter de quand ça finirait ». This is us nous invite à nous souvenir mais aussi et surtout à profiter de chaque moment comme d’un cadeau qui nous est offert.

Les mères qu’on voit danser

L’analyse de This is us par le prisme du genre n’est pas aisée. La série s’inscrit dans la grande tradition américaine des récits familiaux dans lesquels le père est un héros idéalisé, et la mère au foyer, le cœur émotionnel de la maison. Mais petit à petit, les scénaristes vont bousculer un peu ces schémas ancrés dans les imaginaires, sans jamais complètement les subvertir mais en suggérant des pistes pour une évolution de la place des mères et des pères dans la famille américaine.

En relisant l’article sur la saison 1 de la série écrit par Aurore Renaut en 2017, je constate que la série a profondément fait évoluer ses personnages et leur dynamique au cours des 6 saisons. Car si les premières saisons se focalisaient sur la figure idéalisée du père, Jack, mis sur un piédestal par ses enfants qui l’ont perdu trop tôt ; sur celle de Randall, l’enfant africain-américain adopté par une famille blanche, obsédé par son besoin de connaître ses origines, choisissant d’adopter à son tour une adolescente africaine-américaine ; sur Kevin enfin qui désire profondément être père mais se trouve perturbé par son statut de star qui favorise l’immaturité. En voulant montrer des hommes pour qui la paternité était centrale, This is us bousculait certains stéréotypes de genre mais semblait sacrifier quelque peu ses personnages féminins.

Mais petit à petit le personnage de Jack a été ébranlé, son image de père parfait mise à mal ; Randall a montré ses failles, ses doutes, ses insécurités, Kevin a été mis face à ses contradictions. Même le personnage de Toby, le mari de Kate, devient un père défaillant ou du moins aà la difficulté d’assumer un enfant handicapé. C’est alors que les personnages de mère ont commencé à trouver leur place.

Au fur et à mesure des saisons, le personnage de Rebecca prend une place centrale au cœur de la famille, et pas seulement parce qu’elle se retrouve seule, après la mort accidentelle de Jack, à élever trois adolescent·e·s. Elle va réunir la famille élargie autour d’elle, créant cette belle dynamique à la fin de la saison 6 : familles composées ou recomposées, enfants biologiques ou adoptés, beaux-parents, oncles, tantes… Mais le personnage de Rebecca, c’est aussi celui d’une femme remarquable, qui a connu non pas une mais deux grandes histoires d’amour. Celle avec Jack qui est au cœur des premières saisons, avec coup de foudre, coups de têtes et grands gestes romantiques ; puis celle avec Miguel, plus posée, installée dans la durée. Après la tragédie de la mort de Jack, la série raconte comment Rebecca s’est reconstruite progressivement, comment elle s’est autorisée à aimer à nouveau et la chance qu’elle a eu de pouvoir compter sur Miguel pour vivre une deuxième moitié de vie pleine d’amour. L’idée que Rebecca puisse refaire sa vie après la mort de Jack n’est cependant pas une évidence pour ses enfants. Dans l’épisode « Le cœur et l’âme » (épisode 5, saison 6), alors que Rebecca revient d’un rendez-vous galant, Kate la traite de « trainée ». Voir Rebecca entamer une nouvelle relation revient pour elle à trahir son père disparu. Plus tard, Rebecca présente Matt, l’homme qu’elle fréquente, à ses trois enfants, lors d’un dîner de Thanksgiving inconfortable. Elle hésite longtemps avant de dire à ses enfants qu’elle fréquente Miguel, qui était le meilleur ami de Jack. Les triplés mettront beaucoup de temps à accepter Miguel comme le compagnon légitime de leur mère. L’épisode qui lui est dédié est d’ailleurs un des plus beaux de la série (épisode 15, saison 6). On voit son enfance à Puerto Rico, son caractère doux et patient, fiable, sa présence aux côtés de Rebecca jusqu’à sa mort à lui, qui précède celle de sa femme.

Le personnage de Kate a aussi beaucoup évolué. Dans les premières saisons on pouvait regretter que l’essentiel de son arc narratif soit construit autour de la question de son poids. S’il était inédit de voir une femme obèse dans un premier rôle dans une série grand public, se concentrer sur ses problèmes de poids réduisait son personnage. Mais petit à petit, les scénaristes ont ouvert les possibilités qui s’offraient à Kate, d’abord son couple avec Toby, puis son désir de maternité et enfin son parcours professionnel. Cette importance progressive est visible aussi au sein de sa famille. Adolescente mal dans sa peau protégée par ses frères, elle prend, peu à peu, sa place dans la fratrie pour devenir la personne responsable, désignée par sa mère malade pour prendre les décisions difficiles. Le fait de voir Kate depuis son plus jeune âge et à différents moments de sa vie, permet ainsi de mieux comprendre d’où viennent ses doutes, son insécurité mais aussi sa force et le long chemin parcouru. Dans les dernières saisons de This is us, il n’est quasiment plus fait allusion à son poids. Son rôle de mère devient central et une des raisons de son épanouissement, même s’il sera aussi une des raisons de sa séparation avec Toby. Mais leur relation ne s’achève pas avec leur divorce. Dans un bel épisode qui raconte les différentes étapes de leur séparation, on voit qu’ils réussissent à maintenir des liens. Si leur amour n’est plus conjugal, ils n’offrent pas pour autant l’image du couple divorcé en conflit.

Enfin, la série nous propose un des plus beaux personnages féminins de la télévision contemporaine : Beth Pearson, la femme africaine-américaine de Randall. Modèle de force, d’humour et de sagesse qui porte et accompagne Randall et ses filles pendant les six saisons de la série. Beth est le contrepoint calme et pragmatique de son mari. Quand celui-ci manifeste des émotions intenses qu’il exprime dans de fortes déclarations, Beth est une présence silencieuse (mais pas trop) qui tient les rênes. Elle trouve toujours les mots justes pour dédramatiser une situation. La série lui donne aussi la chance de revenir à son ambition initiale de travailler dans la danse. La force qu’elle apporte à sa famille, elle l’apporte aussi à ses élèves (comme on le voit dans un des épisodes de la dernière saison). Beth est un personnage à la tête froide mais chaleureux et drôle. Après 30 ans passés dans la famille Pearson, elle semble les connaître mieux qu’eux-mêmes. Elle comprend leur fonctionnement et elle sait quand elle doit intervenir. Dans « Réunion de famille » (épisode 16, saison 6), alors que le trio doit décider du sort de leur mère après la mort de Miguel, Beth leur dit : « Vous allez rester ici et parlementer sur le processus Pearson. Exposez-vous et trouvez un plan pour votre mère. Je vais emmener vos moitiés au chalet pour nous poser et profiter de cette journée, loin de cette énergie. Pigé ? ». Dans le dernier épisode de la série, alors que Randall prépare un éloge funèbre pour sa mère, elle propose une dernière partie de leur jeu de couple « worst case scenario » (dans le pire des cas). Un jeu créé avec Randall pour dédramatiser les situations compliquées qu’ils ont à affronter. Ici elle réussit à la fois à rire de la situation et à aborder en sous-texte un futur incertain qui reste à construire.

Au-delà de ces personnages récurrents complexes, This is us a aussi réussi des tours de force sur des épisodes uniques, notamment à propos de la mère de Jack, avec l’épisode intitulé « Je ne vais pas te retenir plus longtemps » (saison 6). Jack, adulte, emmène sa mère vivre chez une cousine pour la protéger de son mari abusif et violent. À partir de ce moment-là, la relation entre Jack et sa mère se réduit à un échange téléphonique le dimanche soir, ce jusqu’à la mort de cette dernière alors que les enfants de Jack sont encore petits. À l’occasion de l’enterrement de sa mère, Jack réalise qu’il ne la connaissait pas vraiment, et que sa personnalité n’a pu vraiment se révéler que loin de ce mari violent, loin de son fils qui ne voyait en elle qu’une victime. Elle qui était aussi une femme, une amante, une amie, à la vie riche et entourée. Par un unique épisode, on mesure l’impact des violences conjugales sur la vie d’une femme au-delà de sa sécurité et de son intégrité physique mais aussi et surtout sur la façon dont elle apparaît aux yeux des autres, y compris de sa famille.

Ma famille d’abord

Si la vision de la famille comme refuge dans This is us est réconfortante, on peut regretter une vision traditionnelle et hétéronormée de la cellule familiale. La série a constamment oscillé entre une volonté d’offrir de modèles familiaux alternatifs, en faisant la part belle à l’adoption, et à des familles choisies et recomposées, mais sans aller jusqu’à montrer un couple lesbien ou gay. Si le sujet est abordé par le biais de Tess, la fille aînée de Randall et Beth, il est très vite abandonné, les scénaristes ayant préféré se concentrer sur le personnage de Deja, la fille adoptive du couple, et sa relation avec un jeune père célibataire, Malick.
Néanmoins, la façon d’aborder les problématiques de l’adoption interraciale à travers le personnage de Randall, est une grande réussite de la série. Depuis le premier épisode de la piscine dans la saison 1 où Randall cherche ses parents biologiques dans tous les couples africains-américains qu’il croise, à la visite du campus d’une université noire avec Jack, jusqu’au groupe de paroles avec d’autres personnes concernées par l’adoption interraciale, la série a essayé d’examiner les conséquences, autant sur l’enfant adopté que sur la famille d’accueil, de ce type d’adoption.

On se souviendra de This is us comme une grande fresque familiale, avec ses failles et ses richesses. Dans l’antépénultième épisode, William, le père biologique de Randall, qui accompagne Rebecca le long du train qui symbolise sa vie, lui dit : « Si quelque chose rend triste quand ça finit, ça a dû être merveilleux le temps que ça a duré ». Une phrase qui s’applique autant à la vie qu’à la série elle-même !


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