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Les Engagés


>> Ornella Gueremy Marc / dimanche 11 août 2019


Avec sa plateforme web Studio 4, rebaptisée Slash, France Télévisions s’essaye à des programmes plus innovants et alternatifs. On peut y trouver par exemple la série documentaire féministe Clit Révolution ou la fiction Simone et moi, dont le personnage principal est une femme handicapée. Du côté LGBT, France TV est plutôt généreuse en nous offrant la websérie québécoise Féminin/Féminin (sorte de The L Word montréalais) aux côtés de sa propre production, Les Engagés. Cette dernière, accessible aussi sur TV5Monde, vient d’achever la diffusion de sa deuxième saison. L’occasion pour moi de découvrir cette série qui se veut militante et inclusive.

Dès le premier épisode, la série tente de répondre au besoin de visibilité de la communauté LGBT en se faisant porte-parole de ses messages. La première saison se veut didactique : à travers un personnage novice, Hicham (Mehdi Meskar), jeune garçon qui fuit sa famille musulmane pour explorer sa sexualité, on instruit le spectateur sur le milieu LGBT qu’il découvre, avec ses luttes. Sa sœur Nadjet (Nanou Harry), venue à sa recherche, découvre elle aussi le monde militant grâce à Murielle (Claudine Charreyre), une militante lesbienne qui la prend sous son aile. Alors que les hommes de l’association LGBT reprochent à Nadjet de porter le voile, Murielle la défend et lui donne les premières clés du féminisme. Un signe de sororité important qui marque le refus de la série de stigmatiser les femmes musulmanes qui portent le voile alors que c’est une question qui divise les milieux féministes.

Adopter le point de vue d’un personnage non initié pour éduquer le spectateur est un procédé assez commun des fictions LGBT : dans The L Word, nous découvrons avec Jenny la communauté lesbienne de Los Angeles ; dans Fiertés, on suit le coming out de Victor et son parcours à travers trois époques charnières des droits LGBT en France ; dans 120 battements par minute, Nathan s’engage dans la lutte contre le sida et nous embarque dans les années 1990, ou encore dans Queer as Folk, Justin nous entraîne dans le quartier gay de Pittsburgh pour découvrir les codes de la culture gay. Le procédé est souvent utilisé dans des œuvres grand public (comme dans Plus belle la vie pour mettre en scène un personnage trans*). Mais la cible des Engagés n’est pas claire. Les dialogues me semblent trop jargonnants pour le grand public et pas assez pointus pour un public averti.

La manière dont les gays s’adressent les uns aux autres fait penser qu’il s’agit d’une série destinée à la communauté LGBT, notamment lorsque Thibaut (Éric Pucheu) appelle son ami Claude (Denis D’Arcangelo) “la folle” ou qu’il dit de son rival Amaury (Frank Fargier) qu’il “fait sa pute”. Il est courant que les homosexuel.les se réapproprient les insultes qui les visaient. “Queer”, mot anglais dont la traduction est “bizarre” et qui servait à stigmatiser les personnes LGBT, est devenu une manière commune de se définir en tant qu’homosexuel.le. Ainsi, “gouine”, “dyke”, “pédé” ou encore “folasse”, ne sont pas des injures au sein d’un groupe LGBT mais un jargon propre aux endroits safe [1]. Mais le ton didactique de la série me fait dire qu’elle s’adresse aussi au public hétérosexuel pour le sensibiliser aux problématiques LGBT. Le message se brouille entre déferlement d’informations générales, inutiles à la communauté concernée, et jargon réservé à celle-ci.

Lorsque Murielle cite Olympe de Gouges comme référence féministe, ou quand Thibaut raconte l’histoire de Stonewall pour expliquer à Hicham l’origine des mouvements LGBT, on enfonce des portes ouvertes pour les personnes concernées. Néanmoins, elles n’auront pas grand-chose d’autre à se mettre sous la dent. Ce discours vulgarisé constitue le cœur du récit et rend les intrigues individuelles des personnages accessoires, prétextes à des dialogues informatifs sur la condition des homosexuel.les. La série a un ton de vidéo institutionnelle et je doute que quiconque y trouve un point d’accroche. Certes, la fiction peut être un excellent médium d’information, mais un soin apporté à la forme est nécessaire pour que le message passe.

Ce ton didactique révèle d’ailleurs un problème bien plus grave qu’une simple affaire de forme. Les personnages à instruire sont des racisé.es. Le scénariste et les réalisateurs (tous blancs) ont sans doute souhaité faire un lien entre les minorités visibles et sexuelles. Malheureusement, en plaçant Hicham et Nadjet dans la position de ceux qui ont tout à apprendre, la série renforce l’idée raciste que les blancs seraient garants des idées « avancées » en matière de mœurs auprès des populations ex-colonisées, forcément traditionalistes. Hicham est tour à tour sexiste, homophobe et transphobe et trouve le chemin de la tolérance grâce à l’intervention de ses amis blancs.

Autre problème : l’absence presque totale de personnages féminins. Murielle tente, tant bien que mal, de faire entendre ses revendications dans un milieu LGBT dominé par les hommes et leur violence (bagarres, sang, disputes virulentes, etc.) et les femmes essayent de les calmer. Murielle est celle qui ramène le calme lorsque les conservations s’échauffent au cours des réunions de l’association militante, tandis que Nadjet, venue retrouver Hicham, passe deux saisons à le materner. Les femmes n’ont d’autre fonction que de prendre soin des hommes avec empathie et patience pendant qu’ils se battent pour leurs droits.

Malgré tout, la série gagne en intérêt avec la seconde saison en traitant de la transidentité. L’intrigue est toujours focalisée sur les mêmes personnages, notamment Hicham et Thibaut qui œuvrent pour les droits LGBT au sein de l’association Point G, mais l’arrivée d’un nouveau personnage, Elijah, change l’ordre des priorités pour le groupe. Elijah est un jeune homme trans que Hicham désire sans savoir qu’il est trans. Après une première réaction transphobe et un mea culpa, Hicham comprend la discrimination et l’injustice que subit le jeune homme. Il décide de convaincre ses partenaires de lutte de se mobiliser pour les droits des trans*. Un virage pour cette série qui s’inscrit dans le récent mouvement militant des hommes trans*. Ces derniers subissent un manque de visibilité plus important que les femmes trans* qui, disons-le, n’ont pas beaucoup plus de place dans le paysage audiovisuel.

La transidentité masculine est rare à l’écran. En cause, une certaine tendance des réalisateur.rices concerné.es à privilégier une transidentité visible. Un exercice plus simple à effectuer avec un personnage de femme trans* que d’homme trans*. Car les réalisateurs cherchent à exposer la transidentité plutôt que de montrer le cispassing [2] de leur personnage. Le travestissement que subit un acteur (cisgenre, la plupart du temps) pour incarner une femme trans* sert cette intention. Lorsque Xavier Dolan filme Melville Poupaud dans Laurence Anyways avec une tête rasée et un tailleur à épaules évasées ou quand André Téchiné fait un plan serré sur la légère barbe de Pierre Deladonchamps dans Nos Années folles, ce qu’ils cherchent à rendre visible est la transidentité de leur personnage et ce, en mettant en avant leurs traits dits masculins. Filmer la transidentité est plus difficile avec un personnage d’homme trans* qui jouit d’un cispassing plus fort : les caractéristiques dites féminines telles que le manque de pilosité ou la petite taille sont plus souvent associées à la jeunesse qu’à la transidentité. Même mises en avant, elles n’annoncent pas la transidentité autant que des attributs dits masculins persistant chez une femme trans* tels qu’un reste de pilosité faciale, une grande taille, des épaules larges, etc. Les réalisateurs des Engagés en sont eux-mêmes victimes : il aura fallu filmer les cicatrices d’Elijah (joué par l’acteur trans* Adrian De La Vega) pour annoncer sa transidentité, là où un acteur cisgenre travesti aurait suffi pour figurer un personnage de femme trans*. Ainsi, les réalisateurs ont jusqu’à ce jour plus fréquemment mis en scène des personnages féminins pour traiter le sujet de la transidentité, alimentant par là-même le stéréotype de la femme trans* à la voix grave et à la féminité exacerbée.

Avec Adrian De La Vega, Les Engagés fait entrer un acteur trans* dans le paysage audiovisuel français. Une maigre consolation face à la déception de voir cette série échouer dans la mission qu’elle s’était donnée [3] : déconstruire les stéréotypes sexistes, racistes et LGBTphobes. Dans la même veine, il vaudra donc mieux regarder la mini-série Netflix Les Chroniques de San Francisco, une représentation mieux documentée et plus inclusive de la communauté LGBT.


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[1 Safe : réservé aux personnes LGBT afin qu’elles s’y sentent en sécurité

[2cispassing : capacité à passer pour une personne cisgenre, dont le genre correspond au sexe biologique.

[3« La série « Les Engagés » propose une entrée sans détour dans le milieu LGBT, en suivant Hicham, jeune homme en pleine recherche d’identité. Première série en France sur l’univers du milieu Lesbien Gay Bi Trans, « Les Engagés » aborde un sujet encore très peu présent dans la création audiovisuelle. » (2017, 18 mai) Communiqué de presse LES ENGAGES. Consulté sur https://www.francetvpro.fr/numerique/communiques-de-presse/les-engages-5189036