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Jean-Pierre et Luc Dardenne / 2019

Le Jeune Ahmed


>> Mehdi Derfoufi / jeudi 4 juillet 2019

Du sang sur les mains
Le Jeune Ahmed ou la leçon de morale des Dardenne aux musulman.e.s


Synopsis :

Un jeune garçon de 13 ans, Ahmed (Idir Ben Addi), se « radicalise » en suivant les enseignements de l’imam du quartier. L’institutrice (Myriem Akheddiou) s’aperçoit rapidement de l’évolution du comportement d’Ahmed et s’en inquiète. L’histoire tourne au drame lorsque le jeune garçon tente d’assassiner son institutrice...

L’articulation terrorisme – (homme) arabe - islam n’est pas nouvelle au cinéma. [1] On pourrait certainement, sur une durée longue, mettre en relation avec profit les films produits sur le sujet en France, en Belgique, au Maroc, en Tunisie et en Algérie. À partir de l’année 2015, marquée par l’attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo et le massacre au Bataclan à Paris, on observe une augmentation des productions consacrées au terrorisme islamiste et à ce qu’on appelle communément la « radicalisation ». Citons par exemple Les Cowboys (Thomas Bidegain, 2015), Taj Mahal (Nicolas Saada, 2015), Made in France (Nicolas Boukhrief, 2016), Bastille Day (James Watkins, 2016), Ne m’abandonne pas (Xavier Durringer, 2016), La Chute des hommes (Cheyenne Carron, 2016), Le ciel attendra (Marie-Castille Mention-Schaar, 2016), La Route d’Istanbul (Rachid Bouchareb, 2016), Fractures (Harry Roselmack, 2017). La sortie à intervalles rapprochés de Exfiltrés (Emmanuel Hamon, mars 2019), L’Adieu à la nuit (André Téchiné, avril 2019) et Le Jeune Ahmed (Luc et Jean-Pierre Dardenne, mai 2019) confirme le goût des producteurs pour le sujet (le public semble moins enclin à se précipiter dans les salles), dans un contexte belge et français plombé par l’islamophobie et les dérives autoritaires et répressives du pouvoir.

Des cinéastes qui jouent à domicile

Les frères Dardenne font partie du cheptel cannois. Celui-ci ne se renouvelle que très parcimonieusement – au nom de la « fidélité aux auteurs ». Assumant un style identifiable (même si leur credo est de ne pas avoir de style), une démarche créative intellectualisée (qui se traduit notamment par la publication de livres détaillant leur méthode), un « univers » personnel (ancrage social et territorial des sujets traités), une image de refus du compromis (privilégiant des acteurs et actrices inconnu.e.s – ils tournent pourtant avec Marion Cotillard pour Deux jours, une nuit en 2014 ou avec Cécile de France pour Le gamin au vélo, 2011 –, les Dardenne sont assurément de bons élèves de l’Art et Essai. Bien récompensés de leurs efforts ! même si leurs films, austères, ont une audience très limitée, la presse les encense, les festivals les distinguent, en particulier celui de Cannes.

Le Jeune Ahmed est le 9è film que les frères Dardenne présentent sur la Croisette. À l’exception de La Promesse (1996), repéré par la Quinzaine des réalisateurs, tous les films du duo belge ont été retenus en sélection officielle. Ils ont été primés plusieurs fois pour leur travail (Prix du scénario 2008, Grand prix en 2011 – l’échelon immédiatement inférieur à la récompense suprême) et surtout ont remporté deux fois la Palme d’Or, en 1999 avec Rosetta puis en 2005 avec L’Enfant. Les Dardenne sont à la fois des membres du cénacle des Auteurs du cinéma européen – ce qui leur garantit un accueil critique constant – et des artisans du cinéma que l’on dit « social », un fourre-tout où l’on range aussi Ken Loach – ce qui leur confère une autorité morale (nul ne questionne leur légitimité à s’emparer de tel ou tel sujet de société). Enfin, ils sont aussi producteurs/co-producteurs de plus de 30 films de fiction (De rouille et d’os, Jacques Audiard, 2012 ; La Part des anges, Ken Loach, 2012 ; Le Journal d’une femme de chambre, Benoît Jacquot, 2015), sans compter leur activité dans le documentaire. Le Jeune Ahmed a reçu cette année le Prix de la mise en scène. Ils sont sans doute aujourd’hui les cinéastes les plus primés de l’histoire du Festival.

La morale adoucit les meurtres

En recevant leur récompense en mai dernier, Luc Dardenne a déclaré que Le Jeune Ahmed était une « ode à la vie », et que leur souhait avec ce film était de répondre au « populisme identitaire » et aux « crispations religieuses du moment » en filmant « un appel à la vie, ce qui est aussi la vocation du cinéma ». La question qu’on peut se poser : une ode à la vie de qui ? Tant le film semble s’acharner à réduire son personnage principal à l’état d’ectoplasme, jusqu’à l’achever – tout jeune adolescent, Ahmed finira sa vie paraplégique, si l’on en croit la séquence finale. Selon leur habitude, les Dardenne filment le corps de leur protagoniste au plus près, d’une caméra portée qui ne lâche pas Ahmed d’une semelle, ne lui laissant aucun espace de respiration. Cette façon de filmer donne l’impression que le personnage est constamment en train d’essayer de fuir, d’échapper à notre œil inquisiteur. Lorsque le jeune garçon escalade le toit de la maison de son institutrice pour la surprendre chez elle et la tuer, il perd l’équilibre et chute lourdement. Jusque-là, la caméra parvenait encore à le suivre à peu près, en légère contre-plongée, à peine distancée. En suivant d’un rapide panoramique haut-bas la chute du corps, l’axe de la caméra rencontre l’obstacle du toit derrière lequel Ahmed disparaît brusquement. Tout aussi brusquement, le mouvement de caméra s’interrompt, avec un soubresaut, comme si la caméra était elle-même tombée des mains de l’opérateur.

Ce plan, qui s’inscrit dans le refus des Dardenne de toute dramaturgie dans le montage, rappelle la présence matérielle du filmeur (quelqu’un tient la caméra). Pourquoi choisir ce moment précis pour effectuer ce rappel – quand tout le film travaille au contraire à une forme de distance « neutre », en accord avec le souci des réalisateurs (maintes fois répété) de ne pas encourager l’identification spectatorielle ? Les Dardenne en effet rejettent « toute psychologie ». Ce credo leur vaut d’être souvent comparés à Robert Bresson et d’être qualifiés de jansénistes (même si d’autres commentateurs diront que cette comparaison ne tient pas). Dans leur livre, Au dos de nos images, ils affirment : « Il faut que tous les éléments (décor, acteur, lumière) soient fondus dans un même sentiment, une même impression de vie brute, sans apprêt, qui se déroule devant la caméra, mais qui aurait pu se dérouler en l’absence de celle-ci ». Que le style des Dardenne soit immédiatement reconnaissable en dépit de leurs élaborations théoriques sur un « cinéma sans style » demeure un mystère. En tout cas, la contradiction n’a pas l’air de les déranger.

À l’instar de Bresson, les Dardenne croient en une vérité objective du cinéma. Comme le rappelle Sébastien Hoët [2], Bresson, toutefois, distinguait entre cinéma (du « théâtre photographié ») et cinématographe (avec lequel on élabore des images non représentatives qui permettent de faire « un voyage de découverte sur une planète inconnue [3] »). On retrouve ici l’idée de la morale (en tant que concept du Bien) comme condition de l’esthétique – idée qui a occupé toute une partie de la critique (Bazin, Rivette,...) et des cinéastes après la Seconde Guerre mondiale.

Sans entrer dans les détails d’une discussion qui nous éloignerait par trop du sujet de cet article, on peut citer le propos suivant de Hoët :

« Dans ce cadre très strict, exigeant, l’acteur ou le comédien, en tant qu’ils jouent, en tant qu’ils sont des figures de la virtuosité, c’est-à-dire d’une subjectivité qui ramène la nature à la représentation qu’elle s’en fait, l’acteur ou le comédien doivent être congédiés du cinématographe. On leur préférera le modèle. Le modèle est, il ne paraît pas, il est un instant du flux de la vie que le réalisateur capte et combine avec d’autres instants pour recomposer, retoucher dirait Bresson, du réel – ou de la nature. Le cinématographe dédaigne donc toute psychologie, ou toute interprétation – dans toutes les acceptions du terme –, il n’emploie de sujet que comme support ou moment de liaison de l’image et du son, le modèle n’existe expressivement que par cette liaison quand l’acteur, lui, attire en quelque sorte l’image et le son à soi. Le modèle est ainsi pure apparence. »

Cette description correspond assez bien au traitement du personnage d’Ahmed, qui est tout en surface. Une telle morale est supposée faire émerger une nouvelle ontologie de l’image cinématographique dénuée des séductions trompeuses de la représentation du monde. Si l’on connaît cette filiation bressonienne (que le duo belge revendique à sa manière en théorisant leur pratique à travers des écrits, à la manière de Bresson lui-même), on comprend mieux pourquoi les Dardenne parlent du personnage d’Ahmed comme s’ils n’exerçaient aucun contrôle sur son évolution, son comportement, sa psychologie et, in fine, sa destination (à la fois ce à quoi il sert dans le discours et le point d’aboutissement de son parcours). Dans un entretien aux Inrocks (13 mai 2019), ils expliquent ainsi qu’ils n’ont pas réussi « à construire un personnage secondaire qui viendrait lui [Ahmed] permettre de s’en sortir. » Ils parlent comme s’ils étaient dépossédés de leur pouvoir d’écriture.

En réalité, la neutralité de leur positionnement est toute relative et ce discours théorique sert de cache-sexe à l’expression de points de vue tout à fait subjectifs. Ainsi, ils expliquent (dans le même entretien aux Inrocks) qu’ils ont abandonné l’idée d’un personnage de 20 ans, parce qu’ils pensaient se retrouver coincés dans un récit laissant la porte ouverte à l’émancipation du terroriste en herbe. Or, ils justifient le refus de laisser une échappatoire / la possibilité d’une rédemption / d’un rachat moral à leur personnage par le souci de ne pas heurter les « familles brisées » des victimes du terrorisme. Quid des familles brisées des terroristes ? Ils ne répondront pas à cette question car elle ne leur a pas été posée et elle ne les intéresse vraisemblablement pas : si l’on s’en tient au Jeune Ahmed, le personnage est le modèle essentialisé de l’islam tout entier. Il est une sorte d’extension monstrueuse d’un ensemble homogène et clairement distinct de la communauté nationale (chrétienne-juive [4]), représentée par l’institutrice, les éducateurs, le juge, l’avocat... toutes personnes extraordinairement compréhensives et bienveillantes. À tel point qu’Inès (l’institutrice, interprétée par Myriem Akheddiou), bien que dramatiquement choquée par la tentative d’assassinat dont elle a été victime (Ahmed s’est rendu chez elle et a tenté de la poignarder), ne rejette jamais Ahmed.

Si la première confrontation chez le juge tourne court car Inès appréhende de revoir son agresseur, la jeune femme « veut comprendre ». Présentée dans le film comme parfaitement intégrée et de culture mixte (à l’image de son prénom, ethniquement « neutre » mais aussi à l’image de l’actrice elle-même), le personnage de l’institutrice sert à exemplifier un modèle positif d’assimilation, associé à des valeurs de tolérance, de paix, d’ouverture multiculturelle et d’éducation. Bien que son compagnon ne soit jamais montré, on apprend via une attaque raciste et sexiste de l’imam qu’elle est en couple « avec un juif » - la mixité ethnique étant souvent perçue dans le modèle assimilationniste comme une preuve matérielle d’intégration, le couple intra-communautaire se situe en opposition à ce modèle. Le personnage de l’institutrice s’oppose au modèle de la « femme voilée », dont les seules occurrences dans le film sont soit dénuées de parole (une cliente de l’épicerie tenue par l’imam), soit de simples vecteurs du discours masculin (la jeune mère voilée qui reprend les arguments de l’imam pour critiquer la mise en place de cours d’arabe à l’école).

De plus, l’institutrice promeut un enseignement non religieux de la langue arabe à travers la culture populaire ce qui suscite la colère de l’imam et d’une partie des parents. Le fait que l’arabe classique du Coran (immuable depuis plus de mille ans) ne soit pas l’arabe moderne utilisé dans les médias et parlé par une partie des populations arabes (par exemple au Liban ou en Syrie) et que l’arabe parlé par les populations du Maghreb soit encore différent (au point qu’un Irakien ne comprendra pas vraiment ce que dit un Marocain) n’est absolument pas mis en perspective. Cela contribue à donner une vision uniforme de l’arabe et de l’islam qui ne correspond bien entendu absolument pas aux réalités que les Dardenne prétendent restituer sans fard. De même, les motivations des familles concernant l’apprentissage de l’arabe ne sont pas évoquées en dehors du rapport à l’identité (religieuse) musulmane. Or, ces motivations peuvent être très diverses et multifactorielles, comme par exemple ouvrir aux enfants l’opportunité future d’études ou de travail au Moyen-Orient ou dans les pays du Maghreb où la maîtrise de l’arabe moderne constitue un facteur de distinction et une compétence recherchée (en plus du français et de l’anglais). Sur ce point comme sur d’autres, la supercherie du « réalisme social » des Dardenne ne résiste pas longtemps à l’analyse et ne « tient » que dans un contexte d’ignorance du « grand public » sur l’islam, les musulmans, les Arabes en général. Cette ignorance autorise n’importe quel artiste ou intellectuel à produire un discours sur l’islam et sur les Arabes qui apparaît dès lors, en dépit de ses lacunes et de ses caricatures, comme informé et pertinent. En sortant de la projection à laquelle j’assistais, au MK2 Quai de Loire à Paris, plusieurs spectateurs et spectatrices blanch.e.s d’un certain âge discutaient de ce que le film leur avait appris de l’islam et de la « radicalisation ».

Le film construit un jeu d’oppositions binaires qui montre bien, si on avait besoin de s’en convaincre, que le discours savant des Dardenne sur l’éthique cinématographique fonctionne avant tout (même si ce n’est pas leur intention) une stratégie marketing qui les positionne sur le marché européen du réalisme social. Dans leur livre en deux volumes (Au dos de nos images, 1991-2005, vol.1 et 2005-2014, vol.2), qui adopte la forme d’un journal et qui a été comparé dans la presse à Notes sur le cinématographe de Bresson, les Dardenne notent par exemple parmi les règles qu’ils s’imposent : « ne pas fréquenter le milieu du cinéma » (une règle toute relative si l’on considère le nombre de festivals qu’ils fréquentent, mais une règle qui leur permet de prétendre à une certaine distance). Ils écrivent aussi : « ne pas penser à plaire ou à déplaire au public ». Avec Le Jeune Ahmed, ne pas y avoir pensé les a simplement conduits à reproduire le discours de « monsieur-tout-le-monde », avec en prime une vision des rapports de genre stéréotypés.

Pourtant, ils assurent avoir « rencontré beaucoup de monde pour bien appréhender la religion musulmane. Le but était d’en comprendre le maximum sans pour autant devenir théologiens. Sur le tournage, on avait un ami consultant qui était là pour les rites, les prières, pour voir si les choses étaient précisément faites. » (Le Journal des femmes, 21 mai 2019). Ces éléments factuels qu’ils introduisent dans le film donnent une impression de réalisme. Ils sont par ailleurs peu nombreux : on retiendra surtout les ablutions rituelles qui précèdent la prière et qu’Ahmed exécute comme une leçon apprise par coeur. Mais cela ne suffit pas à remplir l’objectif qu’ils s’étaient donnés de ne pas faire « un film sur le terrorisme » mais plutôt « un film qui s’intéresse à la religion et qui la prend vraiment au sérieux ». (Entretien avec Louise Wessbecher, Huffington Post, 22 mai 2019). Ce n’est pas la religion qui est prise au sérieux mais sa dérive fanatique. Et encore : la représentation qu’ils donnent de cette dernière trahit une conception de la belgité au sein de laquelle les musulmans constituent une altérité décrite comme fondamentalement problématique.

Les oppositions binaires qui régissent le film épousent la vision très conformiste que les Dardenne développent par ailleurs en interview. Dans le contexte actuel, ce conformisme a rapidement des relents réactionnaires et islamophobes. Par exemple, lorsque Luc Dardenne raconte (Interview aux Inrocks déjà citée) son implication dans un atelier d’intégration, il constate que « les enfants maghrébins vont rarement chez les Belges ». Mais ces enfants ne sont-ils pas eux-mêmes belges ? Dans un entretien de 2016 quelques mois après les attentats de Bruxelles (mars) et de Nice (juillet) : « Je suis heureux qu’en Belgique ou en France, malgré les attentats, la population reste pacifiste et ne stigmatise pas les musulmans. Les gens sont capables de faire la différence. » (Entretien avec les Dardenne, Le Figaro/AFP 18 août 2016). Mais les musulmans ne font-ils pas partie intégrante de la « population » ? Ou encore : « Nous avons vu une lente montée d’un sentiment exclusif. […] On peut dater le début […] : l’arrivée des imams salafistes, la télévision satellitaire. » Cinéastes peu préoccupés de la montée du racisme ou des violences policières dans leur propre pays, sujets auxquels ils ne semblent pas avoir l’intention de s’intéresser [5], les Dardenne semblent en revanche intimement touchés par le fanatisme religieux musulman. Dans une interview au média belge 7sur7 (par Deborah Laurent, 20 mai 2019), ils anticipent la critique : « Il y a des gens qui pourraient penser qu’on n’a pas désigné du doigt des raisons économiques, sociales ou racistes qui auraient poussé ce gamin à se mettre dans les bras de l’imam. C’est sûr qu’on va nous le dire. Mais on oublie trop souvent de parler de la force du fait religieux. »

Pour Etienne Sorin dans Le Figaro (22 mai 2019), ce refus de l’analyse sociale est une qualité : « […] la force du film des Dardenne est de ne pas tomber dans le film à thèse, dans l’illustration de causes économiques et sociales qui expliqueraient un endoctrinement religieux qui, in fine, échappe à toute explication rationnelle ».

Prenons-les au mot : certes il est important de parler de la « force du fait religieux » mais cela n’a pas de sens de le faire comme si celui-ci se manifestait en dehors de tout rapport social. Pour des cinéastes qui se piquent de philosophie, la médiocrité du propos peut surprendre. À l’appui du discours binaire qu’ils développent dans Le Jeune Ahmed, ils affirment : « Demandez à un catholique romain du début du 20e siècle de ne pas être anti-juif. Il l’était, c’est tout. Quand on s’est lancé dans cette aventure avec ce gamin de 13 ans, on n’avait pas bien mesuré à quel point le fanatisme marque profondément les gens. Dans notre film, on n’arrive pas à l’en faire sortir. Les gens qui sont autour de lui n’y arrivent pas. » S’il a fallu attendre 1959 pour que le pape Jean XXIII supprime dans ses prières les passages évoquant les « juifs perfides » et le « peuple déicide », s’il a fallu attendre Vatican II en 1965 pour que l’Église affirme, contre sa tradition, que le peuple juif n’était pas responsable de la mort de Jésus, dans l’affirmation des Dardenne il n’est fait aucune distinction entre la doctrine officielle et les pratiques et convictions des croyant.e.s dans leur diversité. Que devient dans cette vision étroite Marc Sangnier (1873-1950), catholique fervent qui créa en 1894 le mouvement progressiste le Sillon, puis plus tard en 1912 le parti Jeune République, qui fut la seule formation politique à voir tous ses membres sans exception voter contre les pleins pouvoirs à Pétain ? Les membres du Sillon se réclamait bien de la doctrine sociale de l’Église… Et Jean XXIII, artisan de Vatican II, s’appuiera notamment sur les idées du Sillon pour promouvoir son projet réformateur. La vision étroite des Dardenne enferme la croyance et le religieux dans le registre du fanatisme, de l’idiotie, de l’inculture, de l’intolérance. Peu importent leurs déclarations d’intention, en assignant les croyant.e.s musulman.e.s à ces catégories, les Dardenne apportent inévitablement de l’eau au moulin de l’islamophobie – sans compter leurs propres propos, des plus ambigus.

Les trois principales figures féminines du film sont la mère d’Ahmed, l’institutrice et Louise, la jeune fille dont Ahmed fait la connaissance à la ferme. La mère d’Ahmed vit seule avec son fils et sa fille. Cette dernière est proche de sa mère et, adolescente, a un petit copain qu’elle ramène à la maison. La mère d’Ahmed est dépassée. Elle essaie de se rapprocher de son fils, mais celui-ci, renfrogné, tête baissée, lui échappe. Soudain, il lâche (en arabe) qu’elle est une « saoularde ». La sœur prend la défense de la mère contre le frère. La mère s’exclame qu’elle aimerait que « papa soit encore là », à quoi Ahmed répond que cela n’aurait rien changé, car son père « s’écrasait ». S’il ne s’était pas écrasé, lance Ahmed à sa mère, « tu aurais porté le hijab et tu n’aurais jamais bu d’alcool ». Curieux de retrouver ce vieux cliché de l’absence ou de la démission des pères émasculés comme explication de la genèse du garçon arabe en voyou, chez des réalisateurs qui prétendent refuser l’explication sociologique ou psychologique. Il faut croire que lorsqu’il s’agit de reproduire un cliché racial, on peut faire une exception. D’autant que le plan suivant l’altercation montre Ahmed dans la salle de bain, se rasant le duvet qui lui pousse sur le menton : le jeune garçon doit prendre la place vacante du père mais il n’est pas (encore) à la hauteur. La masculinité musulmane étant montrée dans le film comme particulièrement hostile et violente à l’égard des femmes, on comprend alors que le meurtre de l’institutrice sera pour Ahmed l’acte fondateur qui lui permettra de devenir un homme, un vrai (pas comme son père).

La figure maternelle se dédouble donc de façon assez attendue entre d’une part la mère biologique, dépassée et « incompétente », et la mère symbolique, l’institutrice, qui incarne l’idée d’école comme « seconde famille » (elle n’a pas d’enfant, ce qui permet de renforcer l’image de l’institutrice comme métaphore de la nation maternelle universelle, qui accueille tous les enfants sans distinction). Nous savons que l’institutrice forme un couple hétérosexuel avec un homme « juif » (comme cette désignation vient d’une attaque raciste de l’imam, nous ne savons pas si l’homme en question est croyant ou simplement d’ascendance juive). Curieusement, son compagnon est absent, l’institutrice ne reçoit jamais son secours par exemple lorsqu’elle est agressée chez elle, aucune scène ne la montre partageant un moment d’intimité ou de sociabilité (on ne la voit pas au restaurant par exemple).

Dans le discours assimilationniste porté par le film, l’école joue un double rôle : l’institution compense les manquements de parents défaillants et offre une seconde famille aux enfants, au sein de laquelle ils pourront échapper aux cadres familiaux aliénants. Le film oppose ainsi l’école émancipatrice à la famille musulmane défaillante (le centre de réinsertion est le pendant de l’institution scolaire). Il oppose l’école à la mosquée obscurantiste. Il oppose la famille musulmane décomposée et instable au modèle de la famille « belge », chrétienne. En effet, en vue de sa réinsertion, Ahmed est placé dans une ferme où il fait la connaissance d’une jeune fille, Louise. Celle-ci est aussi blonde qu’Ahmed est brun, et rapidement le jeune garçon est troublé par la proximité qui s’instaure entre elle et lui. Louise est attirée par Ahmed et le lui fait savoir. Ahmed hésite, ils s’embrassent, puis il finit par rejeter Louise, avant de revenir vers elle : au nom de sa religion, comme il a péché, seule la conversion de Louise en vue d’un mariage à venir pourra le sauver. Le refus de Louise, qui attend plutôt une relation romantique, provoque l’éloignement définitif d’Ahmed et le précipite hors de tout salut : désormais sa seule obsession sera de tuer l’institutrice.

En présentant les choses ainsi, les Dardenne ne cèdent-ils pas à l’explication psychologisante ? Le célibat de l’imam comme le malaise d’Ahmed face à la perspective d’une relation amoureuse et charnelle suggèrent que la frustration sexuelle est à l’origine de leur relation problématique aux femmes. De la même façon, le rejet de la musique non religieuse (l’éducateur qui ramène Ahmed en voiture interprète le fait qu’il accepte d’écouter la musique à la radio comme un progrès !) serait le signe d’un retrait mortifère du monde. S’opposent ainsi un monde sensuel, le monde des vrais Belges, qui est celui promis par Louise, et un monde où l’ascèse se fait névrose. Imposant des règles organisant la soumission de la partenaire féminine à la volonté du mâle comme préalable à toute union, l’islam pervertirait la sexualité masculine, rendant les hommes violents. Ils seraient eux-mêmes victimes du carcan puritain de l’islam et leur survirilité fanfaronne serait pure façade : en réalité, l’imam se révèle être un lâche. Il envoie un élève dénoncer le couple que forme l’institutrice avec son « copain juif ». Il bat en retraite lorsque Ahmed le prend au mot et tente d’assassiner l’apostat qu’est devenue Inès à ses yeux. Ahmed lui-même ne brille pas par son courage. Jusque dans ses attitudes corporelles, il est fuyant, manipulateur, fourbe. Aucune figure d’homme racisé ne vient contrebalancer cette vision racialisante et hétéronormée. L’éducateur qui vérifie la conformité des lectures d’Ahmed a un rôle accessoire et si le juge qui s’occupe du cas du jeune garçon est noir, cela ne prend aucune signification dans le récit. Pourtant, on peut supposer que les juges noirs ne sont pas légion en Belgique et ce choix de casting aurait pu fournir l’occasion de réinscrire la question, totalement absente, du racisme. Tous les Belges blancs, sans doute touchés par la grâce du fameux « miracle wallon » (c’est-à-dire la quasi-absence dans la région de l’extrême-droite partisane), font preuve d’une tolérance extraordinaire. Alors que du côté belge musulman la communauté est singulièrement absente, du côté belge blanc tout le monde se mobilise pour sauver Ahmed.

En dépit de tous ces efforts, Ahmed échappe donc à toute analyse rationnelle. La volonté de compréhension d’Inès se heurte à un « mystère » qui fait bloc et ne révèle aucune faille. De la même manière que, dans le discours sur le terrorisme islamiste, on dépeint les actes de violence comme « incompréhensibles », échappant à toute tentative de définition rationnelle. Ce mystère est bien pratique : en renvoyant les actes de violence au registre de la folie, de la monstruosité, de la cruauté, on n’a plus besoin d’en analyser les causes, il reste seulement à supprimer, exorciser, annihiler, éradiquer le mal et cela en toute bonne conscience. Comme souvent, la dimension politique du terrorisme islamiste est totalement évacuée. Dans un geste digne des paniques morales des années 1990-2000 sur les dangers des images, les Dardenne filment Ahmed, le regard rivé à quelques centimètres de l’écran de son ordinateur, en train de s’abrutir devant les images du martyr de son cousin, décédé quelque part pour la cause du « djihad ». En contradiction avec toute une partie de son discours (ainsi que je l’ai analysé précédemment), le film soutient jusqu’au bout cette idée d’un mystère de la radicalisation et accorde aux images du martyre ou aux mots du Coran une puissance inexpliquée/inexplicable qui envoûte Ahmed. Le filmage insiste sur la répétition des gestes de la prière (j’ai arrêté de compter au bout de la septième séquence montrant Ahmed faire ses ablutions). Mais ces gestes rituels ne s’inscrivent jamais dans un moment de spiritualité. Ce sont des gestes mécaniques et froids, en particulier sa façon de se laver les mains, qui traduisent l’éradication de sa personnalité et finissent par évoquer la métaphore de la culpabilité d’Ahmed : il n’a pas encore de sang sur les mains mais c’est tout comme.

Aussi, lorsque Ahmed chute, s’écrase hors-champ, que la caméra se heurte à l’obstacle du toit et semble abandonner le jeune garçon pour la première fois (elle le laisse littéralement tomber, elle ne s’occupe plus de le maintenir dans le champ), on a le sentiment, puisque cela arrive au terme d’une démonstration implacable de l’impossible évolution du personnage vers un peu d’humanité, d’assister à une exécution ou à une punition. L’acharnement du personnage contre l’institutrice à ce stade du film est devenu proprement insupportable. Tout est fait pour que la chute soit une délivrance. Inès se précipite, alertée par le bruit de la chute. « Ahmed, ça va ? ». « Je vous demande pardon », dit Ahmed. « Je vais appeler l’ambulance » dit l’institutrice. Gisant paralysé sur le sol, Ahmed est enfin vulnérable et Inès est réinstaurée dans son rôle maternel de substitution. La patrie bienveillante est prête à accueillir ce corps qui ne représente plus de danger et que l’on peut désormais contrôler. Ce corps insupportablement fuyant est enfin immobilisé, entièrement dépendant. Quelle satisfaction et quel soulagement. Enfin, en ce qui me concerne, j’étais surtout soulagé de pouvoir passer à autre chose et d’aller boire un café.


>> générique


Polémiquons.

  • Merci (une fois de plus) pour ces analyses hors (du) champ (commun). Ex prof d’arabe, l’histoire du cours d’arabe m’interpelle mais je vais avoir du mal à me motiver pour visionner ce film... "La patrie bienveillante est prête à accueillir ce corps qui ne représente plus de danger et que l’on peut désormais contrôler. Ce corps insupportablement fuyant est enfin immobilisé, entièrement dépendant. Quelle satisfaction et quel soulagement." : jolie chute (perso, j’aurais arrêté là ;-)

  • Texte intéressant. J’ai pas vu le film mais la démonstration semble tenir debout et pointe surtout bien les incohérences du discours des Dardenne (on ne psychologise jamais, enfin sauf si ça nous arrange).

    Par contre l’intro est un peu de mauvaise foi : si le cinéma s’empare du terrorisme islamiste c’est pas par islamophobie (mais si dans le traitement il peut y en avoir), mais avant tout parce que... il y a eu nombre d’attentats islamistes récemment en Europe. Ne parler que du "contexte belge et français plombé par l’islamophobie et les dérives autoritaires et répressives du pouvoir." sans mentionner que le contexte est avant tout façonné par le terrorisme islamiste, c’est un peu gênant et pourrait disqualifier d’emblée la bonne foi de votre analyse auprès du lecteur sourcilleux.

  • J’avais un peu pressenti en ayant vu quelques images et en ayant lu quelques résumés de l’intrigue que ça partait dans ce sens. Merci de m’éviter une fois pour toute la mauvaise idée d’aller voir ce film.
    Votre critique est précise et très agréable à lire.

  • Merci de cet article fouillé et lumineux sur un film aux passions obscures et racistes.

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[1Pour les années 2000, on peut noter les films suivants : Making of (Nouri Bouzid, 2006), Inland (Tariq Teguia, 2008), Forces spéciales (Stéphane Rybojad, 2011), La Désintégration (Philippe Faucon, 2011), L’Attentat (Ziad Doueiri, 2012), Le Repenti (Merzak Allouache, 2012), Les chevaux de Dieu (Nabil Ayouch, 2012), Voyage sans retour (François Gérard, 2012), Timbuktu (Abderrahmane Sissako, 2014)

[2Sébastien Hoët, « La critique de la subjectivité chez Roger Munier », thèse de Doctorat en Littérature comparée, Université de Paris 8, soutenue en décembre 2006 (inédite), accès libre : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00175773/document . Sur Bresson, lire plus particulièrement les pages 150 à 158.

[3Robert Bresson, Le cinématographe, Folio Gallimard, 2000, rééd.p.19, p.93 et 100 (cité in. Hoët, op.cit.). Lire aussi les pages que Deleuze consacre à Bresson, Roger Munier, « La séduction des images », Le Portique, n°12, 2003 et l’entretien avec Roger Munier, Tausend Augen n°21, janvier 2001.

[4Voilà pourquoi le film a bien un point de vue, qui s’énonce depuis le site de la communauté belge blanche.

[5Dans La Promesse (1996), le jeune Igor (15 ans, joué par Jérémie Rénier) se rapproche de la famille de l’un des ouvriers africains exploités par son père. Il prend progressivement conscience de l’inhumanité des traitements qu’ils subissent et il entre en conflit avec son père. En dépit du sujet, le film ne traite pas vraiment la question du racisme. Il porte sur la construction d’une masculinité blanche, confrontée au sentiment de culpabilité par rapport au fondement immoral de l’ordre du père auquel l’enfant « doit » accéder pour devenir un homme.