Adaptation de la pièce Martyr du dramaturge allemand Marius von Mayenburg, mise en scène au théâtre par Serebrennikov en 2015 au Centre Gogol. Le film est sorti en 2016, soit deux ans après l’annexion de la Crimée et le début du conflit entre Ukrainiens et séparatistes pro-russes. Il a été tourné à Kaliningrad, ex-Königsberg de l’ancienne Prusse, patrie de Emmanuel Kant devenue enclave russe coincée entre la Lituanie et la Pologne, sur les rives de la Baltique.
Veniamin lycéen adolescent est devenu « fou de Dieu » [1]. Sombre et caractériel, il lit assidûment la Bible, citant Isaïe, Matthieu ou Thimotée à tout propos, en obsessionnel prosélyte des « commandements », version orthodoxe.
Par mille traits, Le Disciple (Ученик) nous renvoie à l’actualité - et même plus loin, à Gogol, par sa férocité et son humour. Veniamin, provocateur et malheureux, sème le chaos chez lui, mais aussi au lycée qu’il fréquente. Par son entêtement à citer la Bible, à s’en tenir à la lettre du Texte, il exaspère tout son entourage, faisant apparaître les failles et les contradictions des personnages.
La mère, divorcée (« Ton père, une ordure, un salop ! »), élève seule son fils , au prix de « trois boulots » pour s’en sortir. Elle est régulièrement convoquée au lycée en raison du comportement de Veniamin. Il plonge tout habillé dans la piscine, ne supportant pas que les filles s’y exhibent en bikini. Lors du cours d’éducation sexuelle d’Elena, où la psychologue et prof de biologie du lycée leur apprend à enfiler un préservatif sur une carotte, il se met nu. Le pope lui trouve du talent et voudrait le voir suivre une voie « normale » vers le sacerdoce : il le méprise et l’injurie. Il débarque déguisé en singe dans le cours sur le darwinisme. Il vide sa chambre et arrache le papier peint. Il voue tendrement sa mère aux feux de l‘enfer. Pour imposer sa foi, il fabrique une énorme croix qu’il cloue au mur de sa classe. C’est le côté « Gogol ».
Mais petit à petit, les adultes se laissent impressionner. Faut-il permettre aux filles de porter des bikinis ? Le lendemain, toutes les filles ont un maillot « une-pièce » à la piscine : la direction du lycée se réfère au « règlement » comme s’il s’agissait d’une loi. Faut-il apprendre à enfiler un préservatif ? Parler d’homosexualité ? Directrice et surveillante en chef prient Elena de s’en tenir à un enseignement théorique. Il faut rester « convenable » : « pas de vagues ». D’ailleurs, Elena ne pourrait-elle pas veiller à s’habiller et se coiffer… « autrement » [2] ?
En vérité, ce film est une magistrale illustration (anticipée) des quarante-neuf amendements à la Constitution russe adoptés en 2020, dont nous avons surtout retenu celui qui rend Poutine éligible ad vitam aeternam (la sienne, de vie). La Russie, depuis 2020, s’inscrit constitutionnellement « comme successeur de l’URSS », faisant appel à « l’histoire millénaire et la mémoire des ancêtres qui ont transmis des idéaux et la foi en Dieu, la consécration d’une politique de la famille et de défense des valeurs familiales traditionnelles, la consécration du mariage comme étant l’union d’un homme et d’une femme ». Sic. Dieu dans la constitution d’un État qui se veut laïque [3] !
L’homosexualité n’est évidemment pas une valeur familiale traditionnelle, l’athéisme est banni, l’histoire moderne et contemporaine est noyée dans la succession des millénaires. Le blasphème et l’offense faite aux croyants sont passibles de lourdes amendes [4] . Le patriotisme devient obligatoire, le droit russe prime sur le droit international. Quant au mariage traditionnel, il se concrétise depuis 2013 par la dépénalisation des violences conjugales, donnant plein pouvoir aux « maris ».
Le poids de l’Église orthodoxe, nous n’y avions pas pris garde. Nous n’avions pas remarqué que dès la chute de l’URSS, le futur patriarche Kirill, membre du KGB, faisait fortune, très officiellement, dans le commerce du tabac et de l’alcool [5] : quel pactole ! Le patriarche de toutes les Russies [6] dispose d’une belle fortune… et qualifie son ami Poutine de « miracle de Dieu ». Des deux hommes, qui instrumentalise l’autre ? Ils partagent la même détermination à « combattre le mal », comme dans le film Veniamin mène une croisade contre « l’immoralité ». Toujours est-il que les églises ont poussé comme des champignons sur les onze fuseaux horaires du pays, que les statues anti-religieuses d’URSS [7], archivées sur les pelouses d’un parc de Moscou en compagnie des statues « prolétariennes », ont été remisées on ne sait où, que le « Musée anti-religieux » de Oulan-Oudé (Bouriatie), devenu « musée historique », présente désormais une collection d’animaux empaillés ! Le « soft power » orthodoxe joue à plein. L’enseignement religieux est effectif dans toutes les écoles russes, la discipline « histoire des religions » ayant glissé peu à peu vers un enseignement purement religieux. L’Église orthodoxe russe vient de connaître un nouveau schisme, l’Église orthodoxe d’Ukraine ayant rompu son allégeance à Kirill.
Serebrennikov, tout bouddhiste qu’il soit, semble bien connaître la Bible, en particulier les textes qui visent la conduite (et l’inconduite) des femmes : comment elles méprisent, ignorent ou détestent les hommes, comment elles trompent leur monde. Veniamin n’est pas le seul que les « travers » féminins énervent ou découragent. À force d’asséner ses « arguments », il prend petit à petit l’ascendant sur son entourage, essentiellement féminin. Sa mère, qui le défend tout en lui faisant la leçon, finit par baisser les bras. La directrice du lycée, choquée par l’enseignement d’Elena, s’interroge sur la nécessité du savoir : on peut bien croire que les chauves-souris sont des oiseaux, puisqu’elles volent, ou que les baleines sont des poissons, puisqu’elles nagent : on a le choix, après tout ! Bible ou science ? À chacun sa vérité. La surveillante générale, particulièrement servile, affiche clairement sa conviction, un ruban de Saint-Georges noué sur la poitrine. Plus servile encore, l’intendante…
Mais ! Mais enfin Veniamin trouve au lycée un disciple en la personne de Gricha, qui a une jambe plus courte que l’autre : le « mauvais objet » de la classe, celui qu’on peut mettre à la poubelle. Cette violence semble banale, elle ne dérange personne, elle fait même partie de l’éducation des garçons. [8] Pour avoir un ami, Gricha est tout disposé à suivre son camarade dans ses convictions et dans sa détestation d’Elena : ils mijotent un accident de scooter (Elena roule en scooter) qui la laisserait sur le carreau. Une entreprise si enthousiasmante que Gricha saute au cou de Veniamin et l’embrasse sur la bouche ! Horreur !
Elena est bien seule, dans cet univers ! Elle vit avec le prof de sports et maître-nageur, soucieux de sa musculature, et qui ne supporte pas qu’elle le néglige pour travailler à comprendre la souffrance sous-jacente de Veniamin. Elle largue le prof de gym, finit par se faire virer du lycée. Vraiment ? Non : figure solitaire et justicière, elle file dans sa classe et réalise un « piquet » [9] inédit, modalité contemporaine de manifestation russe sui generis. Pas de divulgâche !
Comprendre ?
Le double-jeu ambigu de l’équipe dirigeante du lycée serait-il une manière russe de s’accommoder des turpitudes de la vie, une vieille habitude soviétique ? Dans une tribune de Novaïa Gazeta du 25 avril 2022, un brillant anthropologue russo-américain, Alexeï Iourtchak [10] tente de donner des clés : faire « avec », accepter ou même anticiper les convenances et les rituels imposés par les institutions, acquiescer sincèrement à quelques propositions idéologiques (le mépris de l’argent et du gain matériel, par exemple) - tout en restant « à l’extérieur » –, amène à réinterpréter en son for intérieur convenances et rituels, avec une demande sous-jacente de plus de liberté.
« Vous faites ce que vous voulez chez vous », assène à Elena la directrice du lycée qui en privé, avec ses comparses, se laisse aller à boire, chanter, se moquer du monde… en toute liberté. Alors, si le « système » tombe, « beaucoup participeront à ce processus avec enthousiasme, même s’il leur est aujourd’hui difficile de l’imaginer. Mais c’était déjà le cas dans les dernières années de l’Union soviétique – personne ne s’attendait à des changements, mais tout le monde y était prêt », conclut Iourtchak.
Elena ne serait pas seule ? Peut-on espérer que les « bonnes dames » du lycée lèvent les ambiguïtés qui leur assurent une forme de paix ? Dans une société où l’importance du rôle des femmes, reconnue en priorité pour leur aptitude à être mères, s’étend à bien des domaines – le travail, l’éducation et l’enseignement, les soins, la culture –, le clivage générationnel entre les femmes qui furent soviétiques avant d’être russes et les jeunes femmes qui n’ont pas connu l’URSS est bien réel. Ces jeunes femmes sont désormais trentenaires, la presse mentionne souvent les « piquets » pour lesquels elles écopent de lourdes amendes et risquent la prison. Leurs mères, à travers le mouvement des mères (« Union des comités de mères de soldats de Russie ») s’étaient fait connaître lors de la guerre en Afghanistan, puis lors de la guerre de Tchétchénie. Mais 2022 ne leur est pas favorable : « Nous sommes pieds et poings liés par les nouvelles lois interdisant la collecte d’informations sur l’armée russe ». Le pouvoir offre aux familles une « compensation financière » quand revient d’Ukraine un cercueil de zinc : le prix de la violence imposée, et du silence. Toutefois, selon le journal en ligne « 7x7 – la Russie horizontale », qui travaille sur une trentaine de régions de Russie, le comité des mères de Saint-Pétersbourg commence à être sollicité par les familles qui n’ont aucune nouvelle d’Ukraine.
La réception du film en Russie
Le film a été reçu en Russie, en 2016, avec un réel enthousiasme de la critique. Si Mikhalkov [11], au cours d’un débat télévisé, a déclaré que l’enseignement de la culture orthodoxe dans les écoles laïques était « un vaccin contre la vulgarité », il n’a pas été massivement suivi par les critiques de cinéma russes. Pour Anton Dolin, Le Disciple « est un film 100 % politique, sans autre film de ce genre en Russie ces derniers temps. » Pour Artyom Melnikov, « tout le monde doit regarder [ce film], il faut l’inclure dans les futurs manuels scolaires - qu’il s’agisse d’histoire ou de sciences sociales ». « Le film peut être difficile, moche, déprimant, mais on en a besoin. C’est un vaccin, une piqûre désagréable, qui va renforcer notre système immunitaire », écrit Igor Talalaïev. Boris Ivanov dans Film.ru écrit : « Le Disciple est une histoire politique effrayante, inconfortable, parfois choquante, même si sa morosité est atténuée par l’humour des situations et les dialogues ridicules. Mais son message se résume au danger de l’intégrisme dans une société précaire qui n’est pas à l’abri des idéologies totalitaires. » Pour Timofeï Koffres, « Le Disciple est une histoire complètement russe. Le réalisateur a réussi à adapter ce travail aux réalités de la Russie moderne au point qu’il est simplement incroyable de voir à quel point il s’agit de nous. »
>> Générique :
Piotr Skvortsov : Veniamin Ioujine
Victoria Issakova : Elena Krasnova
Youlia Aoug : Inga Iougina
Alexandre Gortchiline : Grigoriy Zaïtsev
Alexandra Revenko : Lidia Tkatcheva
Irina Roudniktskaïa : Irina Petrovna
Svetlana Bragarnik : Lioudmila Stoukalina
Nikolaï Rochtchine : le père Vsevolod
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Le film est disponible en VOD.