pour une critique féministe des productions audiovisuelles

♀ le genre & l’écran ♂


Accueil > Séries > Aretha

Suzan-Lori Parks / 2022

Aretha


Par Sophie Sonigo / dimanche 6 mars 2022

L'histoire édifiante d'une enfant prodige.


Aretha Franklin est née le 25 mars 1942 et décédée le 16 Aout 2018, selon Wikipédia. De nationalité américaine, sa vie s’inscrit dans la lignée des grandes chanteuses africaines- américaines telles que Ma Rainey (1886-1939) , Bessie Smith (1894-1937) et Billie Holiday (1915-1959) pour ne citer que les plus connues. Des vies spectaculaires tant sur le plan personnel que professionnel. La réalisation de la saison 3 de la série Genius sur Aretha Franklin sort trois ans seulement après son décès. Produit par National Geographic-Channel, elle est disponible en France sur la plateforme Disney+.

Elle fait suite à deux autres saisons portant respectivement sur Albert Einstein et Pablo Picasso. La troisième saison devait porter sur Mary Shelley, nous ne discuterons pas le choix stratégique qu’a pu représenter la chanteuse africaine-américaine qui venait de décéder, reconnue comme la “Queen of soul”.
L’intérêt des plates-formes comme Disney+ ou Netflix tient à leur réception par un très large public. Elles sont conçues de façon à atteindre tous les genres, générations et groupes socioculturels, et proposent aussi des documentaires sur un mode sériel, qui s’intéressent aujourd’hui aux minorités : populations émigrées , communautés LGTB jusqu’ici invisibles ou sous-représentées dans les productions commerciales.

D’un point de vue esthétique, il s’agit plutôt d’une réussite : la série offre une représentation sophistiquée dans l’usage du noir et blanc pour les séquences de l’enfance où Aretha est « Little Réré » avec tresses et chaussettes hautes, et de la couleur pour les séquences dans lesquelles elle est adulte. Des séquences savamment mêlées qui s’inscrivent dans le style contemporain de la production de Genius.

La créatrice de la saison 3, Suzan-Lori Parks, a été couronnée du Prix Pulitzer for Drama en 2002 (la première Africaine-Américaine à le recevoir). Le pool de scénaristes est majoritairement composé de femmes et les trois réalisateur·rice·s sont africain·es-américain·es : Neema Barnette, Anthony Hemingway et Billie Woodruff.

Aretha s’inscrit dans le registre classique du biopic sur une chanteuse exceptionnelle et, pour reprendre l’analyse de Raphaëlle Moine, dans le sous-genre du biopic sur les stars. Contrairement aux saisons 1 et 2 qui titre sur le nom d’un scientifique et d’un artiste masculins – Einstein pour Albert Einstein, Picasso pour Pablo Picasso – la saison 3 titre sur le prénom de la chanteuse : Aretha pour Aretha Franklin. Opération classique d’infantilisation des femmes qu’on retrouve dans le monde politique…

Dès les premières minutes de la série, un Africain-Américain et sa fille dont la voiture est en panne sur le bas-côté d’une route, sont menacés par deux “Rednecks”. Le choix du noir et blanc qui évoque les années 1950, rappelle pendant quelques secondes une situation récurrente dans la période de ségrégation raciale, qu’a illustré récemment le film récompensé par l’Oscar du meilleur film Green Book (2019). Scène de confrontation masculine autour d’une voiture luxueuse ou jugée comme telle. Le père évalue très vite la situation et laisse sa belle voiture aux deux Blancs menaçants, visiblement outrés qu’un Noir soit le propriétaire d’un tel véhicule. Le personnage du père, Clarence LaVaughn Walker dit Franklin, interprété par Courtney B. Vance, apparaît comme un homme courageux, sympathique et intelligent. Apparence qui va peu à peu s’effriter. Mentor davantage que père, il est aussi un prêcheur populaire, séducteur voire abuseur, puisqu’une de ses conquêtes est âgée de douze ans. Il donne sa fille du même âge en spectacle lors de soirées très arrosées.

Ce qui retient l’attention, c’est l’importance de cet homme à la moralité douteuse, dont l’activisme pour les droits civiques aux côtés de Martin Luther King Jr est à peine indiqué. On pourrait aujourd’hui le décrire comme une personnalité narcissique, voire pervers narcissique : il est conscient du talent de sa fille en tant qu’interprète mais ne la protège pas en tant qu’enfant. Il admire le talent qu’elle a de reproduire tous les styles de chant qu’elle entend, mais il n’a pas l’air d’être choqué lorsqu’elle est enceinte à douze ans.

Le film prend le parti d’un portrait psychologique, par un savant montage non chronologique, juxtaposant les images du passé avec celles du présent, les premières venant expliquer les secondes. Les spectateur/rices sont promené·es dans une succession d’évènements entrecoupés de souvenirs. Ainsi les conquêtes du père, les tromperies et pour finir le renvoi de la mère dans une scène déchirante, montrent le pouvoir patriarcal à l’œuvre dans une communauté dominée. Les enfants se serrent les coudes pour plaire à ce despote qui organise leur vie, avec ses préférences. C’est la grand-mère d’Aretha qui élève les deux premiers enfants de la chanteuse qu’elle a eus à 12 et 13 ans.
Les choix d’Aretha et son talent indiscutable se développent d’abord sous la férule d’un père despotique, puis des partenaires qu’elle rencontre. L’expression de sa personnalité en tant que femme et artiste n’émerge qu’au moment de la réalisation du documentaire Amazing Grace dans lequel elle impose ses choix artistiques en tant que productrice.

Le génie d’Aretha, sa capacité à reproduire n’importe quel chant simplement en l’écoutant une fois, est peu évoqué, ainsi que les séances d’enregistrement qu’elle dirige. En revanche sa relation aux hommes est largement mise en avant : le premier époux/agent, ami du père, de onze ans plus âgé et violent, qu’elle finit par quitter ; le second présenté comme celui qui lui révèle son alcoolisme alors que personne ne l’ose, et l’initie à la politique en lui rappelant ses origines ; enfin le troisième est celui qui l’arrache à Détroit pour l’emmener en Californie. Comme le souligne Geneviève Sellier à propos des biopics : « Les hommes créent par génie personnel, les femmes accèdent à la création via la passion ou via les hommes [1]. »

Un “talent” qu’elle a, selon la série, c’est de quitter les hommes assez “facilement”, alors qu’elle ne s’émancipe quasiment jamais du père, même lorsqu’elle s’installe à Los Angeles avec son second mari. Lorsque Clarence s’écroule sous les coups de feu d’un cambrioleur , elle rentre à Détroit abandonnant mari et enfants (elle en a quatre). Bien sûr, quelques séquences vont mettre en lumière une possible filiation entre la mère artiste et sa fille, mais cela souligne davantage encore la soumission de ces femmes douées, incapables de se diriger elle-même. Le père était lui-même un chanteur reconnu comme l’homme à “ la voix à un million de dollars ”.

La série représente la chanteuse évoluant dans un milieu presqu’exclusivement masculin dans lequel imposer ses propres choix semble chaque fois un défi. Le montage non chronologique rend le père omniprésent, on le voit régenter la vie des femmes qu’il a séduites et celle de ses enfants, d’une façon castratrice, les renvoyant parfois comme de simples employées sans rien d’autres que des larmes. Les souffrances de la jeune fille semblent expliquer la froideur de la femme. La recherche d’émancipation est neutralisée par les effets du montage qui donnent une dimension déterminante au père. D’une certaine façon en mourant il l’affranchit, puisqu’elle donne à sa carrière toute sa dimension désormais populaire. Mais le récit de fiction s’arrête à ce moment. Le décès du père semble mettre fin à l’histoire : à partir de là le récit change faisant l’impasse sur sa vie personnelle : quand elle déclare dans une interview qu’« ’il n’y aura plus d’hommes », cela n’est pas sans ironie puisqu’il y en a eu beaucoup. Enfin la fiction, en faisant l’impasse sur son activisme politique dans le parti démocrate, minimise son personnage. Elle a été choisie par deux présidents démocrates, Bill Clinton et Barack Obama, pour chanter lors de leur investiture.

Le final présente sa performance magistrale lors des Grammy Awards en 1998, lorsqu’elle remplace au pied levé le grand Pavarotti. Le reste de sa vie et de sa carrière est évoqué par quelques images, en un procédé proche du zapping. Un semi-récit documentaire (un mélange entre images fictionnelles et images d’archives) clôt un peu rapidement le huitième épisode, qui contraste fortement avec le début plus élaboré.

Le personnage que la créatrice de la série a construit n’est pas une femme sympathique : elle trahit sa propre sœur alors qu’elle est en pleine gloire en lui volant l’opportunité de sortir son premier single, ce qu’elle refusera longtemps d’admettre. Cependant ce qui la rend attachante, c’est la petite « Little Ré » (Shaian Jordan) qui est présente tout au long des huit épisodes avec ses nattes et ses chaussettes blanches. C’est « Little Ré » qui émeut le public, une enfant prodige dans un monde d’adultes. Elle se lie à ceux qu’elle croit être des amis et dès 12 ans se retrouve enceinte. Aretha, en revanche, ne sera plus une victime.

Respect, le film (2021)

La réalisatrice sud-africaine Liesl Tommy a proposé en 2021 avec le film Respect une version de la vie de la chanteuse qui se limite à son accession au succès. Il est intéressant de comparer la perspective de la série avec la vision de cette réalisatrice également connue pour des mises en scène théâtrales et des productions télévisuelles. Elle s’est basée sur un scénario original écrit par deux femmes, Tracey Scott Wilson (Africaine-Américaine) et Callie Khouri. Cette dernière est connue comme l’autrice du scénario de Thelma et Louise. Peut-être qu’il ne suffit pas d’être femme pour écrire sur les femmes, mais dans ce cas, il s’agit d’un scénario écrit par des féministes.

Dans le film, le montage psychologique n’est utilisé qu’une seule fois. Dans une séquence au ralenti le spectateur découvre une image choc : la première grossesse d’Aretha à l’âge de douze ans, après quelques images de la chanteuse aux prises avec ce qui sera appelé « ses démons » ; il s’agit de son addiction à l’alcool et aux drogues. Dans le film, cette grossesse forme l’articulation majeure du récit, qui expliquera en partie l’alcoolisme de la chanteuse. Quand son père lui reproche son alcoolisme et ses conquêtes masculines, elle lui répond : “Je fais comme toi”. Contrairement à la série, le film souligne le double standard genré qui pèse sur elle. Bien que pasteur, il mène une vie dissolue, mais c’est elle qui est stigmatisée.

Le film fait de ce personnage une femme qui prend le contrôle de sa vie et de sa carrière avec fermeté. Aretha dans Respect est bien différente puisque l’enfant prodige ne prend plus autant de place dans le récit, de même que le personnage du père. Clarence L. Franklin est celui qui l’introduit auprès de son premier producteur lorsqu’elle est déjà une jeune femme.

Il est montré dans son rôle d’agent. Néanmoins, lorsqu’elle participe aux enregistrements, elle reste très soumise à son autorité, et il n’hésite pas à la gifler en public lorsqu’elle arrive en retard, allant jusqu’à exiger d’elle, qu’elle s’excuse auprès de Jerry Wexler, le producteur. Le récit porte sur la femme et le « respect » qu’elle mérite en tant que telle, et non en tant qu’enfant prodige. Ce qui confère au film une intention plus explicitement féministe.

Les modèles féminins qui l’inspirent sont davantage mis en valeur dans Respect. D’une part la chanteuse Dinah Washington incarnée par Mary J. Blige, la « Queen of Blues » qui fait d’abord une scène terrible, l’accusant de la copier, alors que la jeune Aretha pensait lui rendre hommage. Elle finira par l’aider à trouver sa propre identité, une sorte de rite de passage d’une reine à une autre. Dans cette version, les femmes sont représentées plus solidaires entre elles, contrairement à la série dans laquelle Dinah Washignton n’est qu’une invitée dans le cercle du père. Ainsi, le personnage de la mère, s’il est moins présent, est beaucoup plus marquant que la victime larmoyante de la série, parce qu’elle est sans concessions face au père et à ses conquêtes féminines. Barbara Franklin est respectivement incarnée par Audra MacDonald dans la version cinématographique et Antonique Smith dans la série, toutes deux sont de remarquables chanteuses mais des personnages bien différents, la ténacité de la première contrastant fortement avec les larmes de la seconde.

Ainsi, le film en étant centré sur Aretha et son entourage féminin, relègue les hommes en arrière-plan. Ce qui confère à son personnage davantage d’assurance alors que dans la série elle parait agressive, presque violente, comme si elle devait s’imposer à chaque fois. Le film offre une scène entre Aretha et Clarence, qui souligne l’intention des autrices et/ou de la réalisatrice de faire d’Aretha une icône féministe. Assis au comptoir d’un bar, alors qu’il n’est plus son agent, il l’interpelle en lui demandant si elle a perdu l’esprit (have you lost your mind ?), elle répond :“Peut-être que je l’ai trouvé” (Maybe I found it). À cet instant, elle n’est plus ni soumise ni craintive.

Lancée en 2021, la production de la série a commencé après le rachat de National Geographic Channel par Disney+, entrainant le changement de sujet de Mary Shelley à Aretha Franklin. Suzan-Lori Parks, créatrice d’Aretha, est connue pour sa collaboration avec Spike Lee sur Girl l6 (1996), et s’est illustrée depuis avec le scénario du biopic The United States vs Billie Holiday (2019). Disney s’est particulièrement engagé depuis deux décennies dans la représentation des femmes et des minorités, ce qui explique le choix d’un personnage comme celui de la « Queen of Soul ».

À travers l’omniprésence de la jeune « Little Re », la série propose un portrait « acceptable » pour un public familial d’une femme de caractère réussissant dans un domaine dominé par les hommes. Le défi remporté par la série était de représenter la carrière d’une chanteuse héritière d’une sombre tradition, des étoiles filantes au destin tragique (Billie Holiday, Bessie Smith Dinah Washington). Aretha est aussi le récit d’une victoire, celle de transcender ses propres démons. Une histoire pour Disney+.


générique


Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.


[1Citée par Raphaelle Moine, Vies Héroïques : biopics masculins, biopics féminins, Vrin, Paris, 2017, p. 3.