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Unanimement reconnue, à quoi est due la supériorité des séries “américaines”


>> Noël Burch / mercredi 8 mai 2019

Unanimement reconnue, à quoi est due la supériorité des séries “américaines” sur celles de chez nous ?

- Une soirée parisienne  : Un jeune fat parle avec complaisance de son premier film d’auteur. “Et que faites-vous maintenant ?” lui demande-t-on. Moue dégoûtée de l’intéressé : “ Oh, rien, un téléfilm...” Puis, se tournant vers sa voisine avec qui il était en conversation : “Et toi, que fais-tu dans la vie ? » “Je réalise des téléfilms...” Lui tournant le dos, il ne lui adresse plus la parole de la soirée…
 
- Le bureau d’une productrice de fictions télé : Un jeune homme entre, un projet à la main pour s’entendre avertir d’emblée : « Ici, on fait de la merde ! »

La médiocrité de notre production télévisuelle, notamment en matière de séries, est largement intériorisée en France par une grande majorité de ceux et celles qui en sont les artisans… C’est sans doute la cause immédiate du phénomène. Mais d’où cela vient-il ?

Voilà longtemps qu’avec Geneviève Sellier, nous nous posons la question. Or, en lisant la biographie de Dorothy Parker, poète, critique théâtrale, nouvelliste, scénariste, célèbre pour ses mots d’esprit et grande figure de la littérature « middle-brow » [1] new yorkaise dans les années trente et quarante, je crois avoir découvert une piste [2].

Avide de conquérir une place au soleil à Broadway et/ou dans le monde des magazines à grand tirage, Parker arrive à New York à la fin de la guerre (1919) et est rapidement accueillie au sein du dit « Algonquin Round Table », rassemblement de jeunes loups aussi ambitieux qu’elle, qui déjeunent ensemble chaque jour dans un salon de l’hôtel du même nom, situé au cœur de Manhattan, dans la 44e rue. Pour apprécier le charisme, la force de caractère, la vivacité d’esprit de cette petite bonne femme de vingt-deux ans, il suffit de savoir qu’elle est alors et restera longtemps la seule femme du groupe. La liste de ses membres est impressionnante pour moi qui ai grandi à New York vingt ans plus tard, car tous, sans exception, seront devenus alors des célébrités… et Dorothy Parker sera un temps peut-être la plus célèbre d’entre eux. Pendant les « années folles », le Cercle Algonquin ne cesse de s’élargir et ses déjeuners où s’échangent plaisanteries et insultes « drôles », font de plus en plus de bruit, au propre comme au figuré, fascinant un public qui afflue à l’Algonquin pour manger et pour jouir du spectacle complaisamment offert. D’un certain point de vue – par sa masculinité, son compagnonnage affectueux, sa tendance à vouloir épater le bourgeois – le cercle des « Algonquins » peut paraître ressembler à celui des Surréalistes parisiens, mais cette ressemblance est superficielle. Ces jeunes gens – et Dorothy Parker en particulier– visent tous une réussite matérielle et littéraire à Broadway ou dans certains médias culturels n’ayant à cette époque aucun équivalent en Europe – les mensuels ou hebdomadaires à moyen ou grand tirage : Life, Vogue, Vanity Fair, Saturday Review of Literature, et plus tard The New Yorker, fondé d’ailleurs par deux d’entre eux en 1928. Les Surréalistes n’avaient nulle ambition de ce genre, et la réussite matérielle ne leur inspirait que du mépris. Le « boulevard », ce Broadway parisien, n’avait pour eux aucun attrait.

Voilà le nœud du problème.

Le surréalisme des années vingt n’est que le dernier en date d’une longue série de mouvements artistico-littéraires d’avant-garde qui se succèdent sans interruption depuis qu’un personnage de Théophile Gautier, l’inventeur de la notion de « l’art pour l’art », rêva d’une pièce de théâtre « fantastique, extravagante, impossible, où l’honnête public sifflerait impitoyablement dès la première scène, faute d’y comprendre mot »… Parnasse, Symbolisme, lancement en 1912 de la NRF avec le premier volume de À la Recherche du temps perdu, Dada et le Surréalisme, pour ne citer que les plus connus.

Or, aux États-Unis, il n’y aura jamais rien de tel, jusqu’à peut-être la création de la Partisan Review en 1938, initiative bien isolée… La plus opaque des poètes « américains » modernistes, Gertrude Stein, est partie pour Paris avant la guerre., T.S. Elliot et Ezra Pound émigreront rapidement à Londres, puis ce dernier en Italie à l’époque des Futuristes. Et si au XIXe siècle, Edgar Poe, dont les poésies et nouvelles paraissaient dans les magazines populaires ou semi-populaires de son époque, suscite l’enthousiasme d’un Baudelaire puis d’un Mallarmé, il s’agit d’un « détournement » plutôt que de la reconnaissance par eux d’un frère en avant-garde. Certes, tout au long du XIXe siècle, de grands poètes et romanciers états-uniens produisent chacun et chacune dans son coin, des œuvres proto-modernistes (Emily Dickinson, Walt Whitman, Herman Melville, Henry James), mais cela ne formera jamais une force socioculturelle comparable au « juggernaut [3] » avant-gardisant français.

Ainsi, quand la génération Algonquin arrive sur la scène avec pour vocation d’apporter sa pierre à la culture « middle-brow », notamment en vendant ses écrits à des magazines qui perçoivent leur lecteur type comme une « vieille dame de Dubuque » [4], elle n’aura pas à œuvrer, elle, à l’ombre d’une longue tradition « anti-bourgeoise » culpabilisante qui déconsidère par avance toute création à but lucratif visant un large public. Les poèmes de Parker, réunis en petits recueils entre 1926 et 1936, seront d’authentiques best-sellers et établiront sa réputation d’autrice majeure. Empreints de féminisme, de cynisme et d’humour noir – tout comme ses merveilleuses nouvelles –, ces petits vers n’ont en France je crois, par leur lisibilité, qu’un seul équivalent, l’œuvre de Jacques Prévert – mais ont sans doute obtenu une admiration culturellement bien plus large et n’ont jamais à ma connaissance été pris pour cible par des critiques méprisants.

Avant de revenir à notre problématique, à la France et sa télévision d’aujourd’hui, il convient de dire quelques mots sur l’expérience hollywoodienne de Parker et de quelques-uns de ses camarades écrivains de New York. Avec l’arrivée du parlant, Hollywood constate un cruel manque parmi son personnel du muet : des scénaristes capables d’écrire des dialogues. Ceux-ci – et celles-ci –, on ne les trouve guère que sur la côte Est, principalement à New York, où ils/elles écrivent pour Broadway. Or, aller à Hollywood pour les « Algonquins » et leurs semblables signifie deux choses : gagner beaucoup plus d’argent… mais aussi faire une sorte de plongeon dans la culture « low-brow » en se bouchant le nez. Parker s’y essaie par deux fois : en 1929 chez Irving Thalberg à Paramount, expérience de quelques mois qui lui fera horreur. Puis avec son second mari Alan Campbell, l’homme avec qui, après une jeunesse amoureuse turbulente, elle aura une relation stable et durable : ils s’y risquent ensemble et y travailleront épisodiquement, partageant leur temps entre une ferme en Pennsylvanie et différents studios, jusqu’à ce qu’ils soient inscrits tous deux sur la Liste noire.

II faut se rappeler que jusqu’à la création du syndicat des scénaristes (Screen Writers Guild) en 1939, après une longue lutte contre les studios où Parker a tenu un rôle de premier plan, et grâce à un nouveau système d’arbitrage créé par le New Deal, The National Labor Relations Board, le travail des scénaristes de Hollywood étaient proprement cauchemardesque : ils n’avaient aucun contrôle sur leur production que l’on pouvait faire réécrire dans leur dos, on pouvait les mettre en concurrence les uns avec les autres sur un même projet à leur insu, etc. Pour l’essentiel la médiocrité de tant de films est due à ces pratiques ainsi qu’aux ingérences et/ou à la frilosité de producteurs plus ou moins incultes, médiocrité à laquelle les scénaristes ne pouvaient rien ou pas grand-chose. Tout ceci ne pouvait que les convaincre qu’ils étaient bel et bien tombés dans cet enfer californien du « low-brow » qu’ils avaient toujours méprisé de loin. Au cours des quinze années et plus qu’elle passa à Hollywood, Parker n’a eu lieu d’être fière que de deux films auxquels elle avait collaboré, en fournissant notamment la trame initiale : A Star is born (Une étoile est née) réalisé par William Wellman avec Janet Gaynor (1937) – dont Georges Cukor réalisera un célèbre remake avec Judy Garland en 1954, et surtout Smash-up : The Story of A Woman (Une vie perdue), réalisé par Stuart Heisler avec Susan Hayward (1948), écrit avec pour seul collaborateur le très intègre militant communiste John Howard Lawson (qui consacra à cette même époque un pamphlet lucide sur le traitement des femmes dans le cinéma hollywoodien). Smash-up met en scène une chanteuse de cabaret à succès, devenue alcoolique après avoir renoncé à sa carrière pour soutenir son mari dans la poursuite de la sienne. À beaucoup d’égards, le film s’inspire de la vie de Parker elle-même, longtemps alcoolique et qui avait tendance à dépendre émotionnellement des hommes.

Contrairement à ce que s’imagine l’autrice de sa biographie, il ne s’agit vraiment pas d’une « version féminine » de The Lost Weekend (Le Poison, 1945) ni même d’un « film sur l’alcoolisme » mais d’un film d’une lucidité rare sur l’aliénation des femmes sous le patriarcat, en même temps qu’il illustre avec bonheur un courant « middle-brow » qui ne s’était affirmé réellement à Hollywood que depuis la toute fin des années trente, mais qui informe aujourd’hui à peu près l’ensemble de la production hollywoodienne de qualité (hors blockbuster)… et s’est étendu aux séries télévisées.

Mais revenons à notre propos principal, la France d’aujourd’hui et sa télévision.

L’immédiate après-guerre en France connaît une explosion sans précédent des avant-gardes – littéraire avec le Nouveau Roman, picturale avec le tachisme ou l’abstraction lyrique, musicale aussi pour la première fois en France (où le retard d’un demi-siècle sur les pays germanophones servira d’accélérateur dans la surenchère) et cinématographique avec la Nouvelle Vague, inventée par des post-adolescents ayant totalement intériorisé les valeurs élitistes et les préjugés de cette longue tradition… La télévision, qui se développe à partir de la fin des années cinquante, va incarner par définition tout ce que cette longue tradition élitiste abhorre (d’abord, historiquement, avec Eugène Scribe, auteur middle-brow s’il en fut, puis avec Bernstein et autres Henri Bataille). L’opposition entre la « télé » et les Cahiers du cinéma [5] va incarner avec un relief particulier l’opposition entre high-brow et middle-brow, comme jamais auparavant en France.

D’ailleurs c’est sans doute le moment de rappeler l’issue tragique de cette bataille exemplaire entre « brows », au terme de laquelle la Nouvelle Vague est parvenue, avec la complicité d’André Malraux, à « blesser à mort » ce cinéma de la Qualité française, dont les qualités très réelles disparaitront à peu près de nos écrans. Elles auront une seconde, mais relativement courte vie, entre 1995 et 2010 [6], grâce à cette télévision honnie par les élites accrochées encore aujourd’hui à un « cinéma d’auteur » en perte de vitesse mais encore grassement subventionné par notre système de taxation et dont la vaste majorité des productions ne sont vues que par un public fort restreint.

Pour résumer, je pense que la relative médiocrité de nos séries télévisées est due à une sorte de conditionnement qui affecte surtout les jeunes hommes cultivés, conditionnement qui nous vient de loin, qui met une auréole magique sur tout ce qui relève de la culture d’élite, dont la valeur intrinsèque, la beauté transcendante ne sont plus à démontrer, confirmées qu’elles sont par des décennies d’admirateurs « qualifiés ». En revanche tout ce qui plaît au plus grand nombre est par définition disqualifié. Et ce réflexe-là remonte loin. Dès les années 1860, un brillant critique musical (Gustave Bertrand) dénonce la vieille habitude parmi ses confrères de considérer d’emblée que tout ce qui est populaire est mauvais. C’est déjà le même élitisme.

Pour ma part, à vingt-cinq ans, je consommais sans modération toutes les avant-gardes des années cinquante susmentionnés, en n’y comprenant souvent rien du tout (et aujourd’hui je tends même à définir leur public comme ces gens qui ne se soucient pas de comprendre !). Aujourd’hui je comprends que ce goût passionné répondait surtout au désir d’un petit Américain frais débarqué à Paris d’appartenir à l’élite ! Je n’étais certainement pas le seul… Alors comment voulez-vous que des jeunes Français de talent n’aient pas envie inconsciemment de « réserver » leur talent à une activité plus valorisante que la télévision... au lieu de se consacrer avec sérieux à l’apprentissage des multiples possibilités offertes par le travail sur les codes de la culture de masse [7]… Cette culture de masse qu’ils doivent d’abord apprendre à aimer et à ne plus mépriser. Évidemment, la tâche est énorme… et elle est collective.

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[1J’ai décidé d’adopter pour ce texte, centré sur la culture de masse étasunienne, une catégorisation de la culture pratiquée aux Etats-Unis. La culture « low-brow » (« bas de front ») est celle qui est destinée aux couches les moins instruites (ce sont les bandes dessinées, les polards de série, les romans de gare). La culture « high-brow », c’est la musique classique et moderne, l’art dit contemporain, le cinéma « d’art » d’Europe et les grands classiques de la littérature. Quant à la culture « middle-brow », c’est tout ce qui se situe entre les deux : les romans populaires de qualité (Ph. Roth, J. C. Oates…), les pièces de Broadway, les séries de HBO...

[2Marion Meade, Dorothy Parker : « What fresh hell is this ? », Penguin Books, 1989.

[3Le juggernaut (mot anglais dérivant du nom sanskrit Jagannâtha, en devanagari जगन्नाथ) désigne en anglais, souvent métaphoriquement, une force dont rien ne peut stopper l’avancée et qui écrase ou détruit les obstacles en travers de son chemin. (wikipédia)

[4Ville particulièrement modeste de l’Iowa.

[5À la fin des années soixante, à l’époque de son gauchissement, les Cahiers du cinéma ont consacré un peu d’espace à la télévision. L’auteur de ces lignes y a contribué par quelques observations typiquement formalistes sur des séries étasuniennes.

[6Cf. Noël Burch et Geneviève Sellier, Ignorée de tous... sauf du public : Quinze ans de fiction télévisée française 1995-2010, INA, 2014.

[7Aux États-Unis, les départements d’anglais de beaucoup d’universités offrent des cours où les étudiant.e.s apprennent à écrire des nouvelles pour les mêmes magazines qu’à l’époque des « Algonquins ».