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The Crown


>> Ginette Vincendeau / vendredi 9 septembre 2022

Le prix à payer pour être reine…


Succès critique et populaire dès sa première saison, la série britannique The Crown confirme non seulement l’obsession pour la famille royale, mais aussi les contradictions de la royauté et de sa représentante actuelle Elizabeth II : mythe national suprême sans pouvoir politique ; femme puissante et néanmoins enfermée dans le carcan d’une féminité traditionnelle.

The Crown est l’œuvre de l’écrivain et scénariste Peter Morgan, auteur de The Queen (film mise en scène par Stephen Frears en 2006) et d’une pièce sur le même sujet, The Audience (2013). Trois saisons sont déjà sorties (de 2016 à 2019) et trois autres sont prévues pour suivre la vie et la carrière d’Elizabeth II (née en 1926), depuis son enfance jusqu’à la période troublée qui suit l’arrivée de Diana Spencer, en passant par son mariage avec le Prince Philip, son couronnement, ses rapports avec les chefs de gouvernement successifs, la naissance de ses enfants, les frasques de sa sœur Margaret, etc. En raison de la période très étendue couverte par la série, trois actrices interprètent le rôle-titre : Claire Foy incarne la jeune reine dans les saisons 1 et 2, Olivia Colman la souveraine dans la force de l’âge dans les saisons 3 et 4, tandis qu’Imelda Staunton l’interprétera dans son troisième âge dans les saisons à venir.

Faite avec de gros moyens grâce à Netflix (plus de 13 millions de dollars par épisode), la série fait partie de ces productions haut de gamme de la télévision britannique destinées à l’exportation mais qui font aussi les joies des « sujets de sa majesté ». Hors de la Grande-Bretagne, il est difficile de comprendre l’emprise de la famille royale sur le pays. On sait qu’elle est extrêmement riche (la fortune de la reine seule est estimée à 340 millions de livres, dont une portion payée par les contribuables par le sovereign grant, sans compter une multitude de biens reçus en héritage), alors que les petits employés à Buckingham Palace sont payés au-dessous du SMIG, et que la couronne est la clef de voûte d’un système de classe archaïque et particulièrement inégalitaire, perpétué notamment à travers l’éducation.

Néanmoins, la bienveillance des médias, même de gauche, envers les Windsor est étonnante, en tout cas pour une Française. Pour la journaliste Zoe Williams dans The Guardian (quotidien de centre-gauche), si la famille royale est critiquée comme symbole de l’Establishment dans les années 1960 et 1970, par la suite « ce n’était plus cool de se préoccuper des privilèges ».

Signe des temps aussi, les débordements des tabloïds depuis l’époque de la Princesse Diana font que la famille royale est maintenant perçue plutôt comme « victime » du harcèlement de medias corrompus et malsains – comme on l’a vu récemment avec l’acharnement des paparazzi sur les enfants du Duc et de la Duchesse de Cambridge [1] ou « l’affaire » Harry et Meghan. Cependant, les informations et les potins sur la famille royale font vendre plus que jamais et chaque journal a son royal correspondant. Cette fascination s’étend à l’aristocratie en général, que ce soit à la télévision et au cinéma (Gosford Park, Downton Abbey) ou dans l’édition. Un best-seller de la saison 2019-2020 est Lady in Waiting, mémoires d’Anne Glenconner, baronne jusqu’ici assez obscure mais ancienne « dame de compagnie » de la Princesse Margaret – qui nous ramène à la série.

The Crown se situe au croisement du film patrimonial (dont fait partie le biopic), de la culture people et du mélodrame féminin. Si l’on ajoute le luxe de la production et le talent d’un casting soigné, le succès était assuré, confirmé par une avalanche de prix. Côté patrimonial, le sujet garantit une très photogénique orgie de châteaux, parcs, yachts, avions privés, bijoux, banquets, domestiques aussi dévoués que discrets, robes du soir, tailleurs vintage et trajets en Rolls-Royce ; comme l’avoue Margaret à son futur mari Anthony Armstrong Jones dans la saison 2, elle n’a jamais pris l’autobus de sa vie. Côté « people », la série, du moins dans les trois saisons déjà sorties, suit un scénario prévisible, puisque les divers scandales sexuels et affaires politiques qui ont émaillé le règne des Windsor depuis l’entre-deux guerres sont dans le domaine public : l’abdication d’Edward VIII en 1936 (afin d’épouser Wallis Simpson, Américaine divorcée) qui propulse son frère George VI sur le trône, puis Elizabeth en 1952, les liaisons extra-maritales du jeune Prince Philip, l’affaire de Suez en 1956, le scandale Profumo de 1961 à 1963, l’arrivée d’un gouvernement travailliste au pouvoir en 1964, la découverte la même année que le conservateur des tableaux de la reine, Anthony Blunt, est un espion soviétique et, en leitmotiv, les amours contrariées de Margaret. Puis, dans la saison 3 arrivent les problèmes entre la reine et Charles, formé à son rôle de futur roi, moment poignant ou ironique, selon les points de vue, pour les spectateurs de 2020, puisque 50 ans plus tard il ne l’est toujours pas. Au moment où j’écris ces lignes, c’est encore Elizabeth, âgée de 93 ans, qui s’est adressée au pays à la télévision, d’une voix ferme et dans une robe vert espoir, pour galvaniser ses sujets face à la menace du coronavirus.

Cet effet de miroir entre The Crown et une réalité déjà amplement reflétée par les medias a donné lieu dans la presse britannique à un déluge de comparaisons destinées à prouver l’exactitude, ou non, des faits présentés et les « correspondants à la cour » rivalisent de mises au point et d’archives exhumées. Sans surprise, on apprend que, tout en respectant le récit du règne d’Elizabeth II dans ses grandes lignes, la série se permet une multitude d’entorses – on exagère un conflit par-ci, on brouille la chronologie par-là, on occulte des moments-clés de l’histoire (par exemple le conflit irlandais dans la saison 3). Le conseiller historique de la série Robert Lacey quant à lui défend le droit à plusieurs visions du passé et estime que The Crown le recrée « de manière très plausible » . Ces petits arrangements avec la réalité sont le lot des fictions historiques. Ils confirment aussi qu’on peut voir dans le choix de privilégier le côté humain des protagonistes, de remplir les creux entre les moments historiques avérés en imaginant des moments privés par définition inaccessibles, la marque du mélodrame sur les séries télévisées, comme l’a montré Linda Williams   .

Comme Dallas ou The Sopranos, The Crown est un mélodrame familial qui suit les intrigues d’une famille hors du commun en butte à des problèmes « ordinaires ». Philip veut empêcher sa mère de venir habiter à Buckingham Palace ; Elizabeth et la reine-mère se liguent pour contrôler Margaret ; toute la famille – sauf Charles – est unie contre le Duc de Windsor en exil à Paris ; Elizabeth et Philip doivent gérer deux adolescents rebelles, Anne et Charles. Tragédies, triomphes et trahisons se succèdent. Des secrets honteux remontent à la surface qui doivent être cachés du public (les sympathies de plusieurs membres de la famille Windsor pour les Nazis). Mais The Crown est avant tout un mélodrame féminin qui concentre en Elizabeth II, deux stéréotypes : l’héroïne qui triomphe de l’adversité et la figure sacrificielle de la femme qui souffre. Dans les deux premières saisons surtout, où Elizabeth est interprétée par la touchante Claire Foy, le plaisir pour la spectatrice est de voir une femme sous-estimée, voire dénigrée par son entourage, faire ses preuves. Quand Elizabeth devient reine, très jeune, beaucoup l’estiment incapable de la fonction où elle a été parachutée par la mort prématurée de son père, sans parler des remarques sur son physique (elle aurait des « chevilles épaisses »). Par son obstination, son travail acharné et son sens de la discipline, elle gagne le respect de tous et s’impose. Ce récit est doublé d’un autre, à travers la comparaison à double tranchant avec Margaret.

Elizabeth et Margaret incarnent ce que les Anglais appellent the heir and the spare (l’héritière et la pièce de rechange), formule selon laquelle, de manière stéréotypée, l’aînée se conduit de façon responsable et la cadette fait les 400 coups – comme plus tard Charles et Andrew, ou William et Harry. Montrée comme sérieuse et rangée dès l’enfance, Elizabeth est a priori un bon matériau pour le trône. Par contre, timide, elle recherche une vie « simple » et craint d’être mise sur la sellette. Margaret, brillante, fantasque et considérée comme « une beauté », au contraire cherche la notoriété et est rétive à tout ce qui contraint sa liberté. Un flash-back la montre, enfant, proposant à sa sœur d’échanger leurs places. Le déroulement de la série s’attache donc à montrer à quel point Elizabeth est une excellente reine, tandis que Margaret multiplie les catastrophes amoureuses et protocolaires – réjouissantes du reste, dans les excellentes interprétations de Vanessa Kirby dans les saisons 1 et 2 et Helena Bonham Carter dans la saison 3. En tant que féministe, on ne peut que se réjouir de voir à l’écran une femme réussir par ses capacités plutôt que par son physique (même si dans ce cas, les dés sont évidemment pipés par l’hérédité) et cette vision correspond à la popularité constante de la reine, considérée de loin comme la personne la plus digne de respect de la famille royale. Mais la représentation d’Elizabeth suit aussi les lignes bien tracées d’une féminité très normative.

Dans les deux premières saisons, la compétence d’Elizabeth en tant que reine est implicitement liée au fait qu’en tant que fille, sœur, épouse et mère (elle aura quatre enfants), elle est en tout point respectueuse des conventions. Cette docilité se retrouve dans ses rencontres avec les Premiers Ministres qui ponctuent les saisons : socialement supérieure à eux (même Churchill), elle n’en est pas moins dépourvue de pouvoir politique et ne peut qu’entériner leurs décisions. Une critique se dessine dans la saison 3 concernant sa froideur vis-à-vis de Charles, et plusieurs épisodes se centrent sur les problèmes de celui-ci. Mais le charisme d’Olivia Colman compense ce déplacement narratif. Enfin, le leitmotiv qui lie les trois saisons au-delà du changement d’actrice est un thème éminemment mélodramatique : le conflit entre la femme et la reine, les sentiments et le devoir. Pointe ici un autre stéréotype du mélodrame, celui de la femme qui sacrifie ses désirs à une cause supérieure – la couronne (les figures métalliques du générique prennent ici leur sens). Qu’il s’agisse de satisfaire l’ego de son mari qui prend mal son rôle de prince consort, ou bien de devoir contrecarrer les amours « indésirables » de Margaret ou des jeunes Charles et Camilla (ils s’épouseront finalement en 2005), Elizabeth doit choisir entre ses impulsions, souvent généreuses, de sœur/épouse/mère, et la raison d’Etat. Et, quelle que soit la vérité historique, c’est cette dernière qui triomphe à l’écran. Paradoxalement, The Crown, en humanisant la souveraine, démontre qu’une femme peut porter la couronne à condition d’y sacrifier sa subjectivité et son indépendance d’esprit. The Crown est un magnifique mélodrame féminin qui célèbre un statut quo patriarcal.


>> générique


Voir aussi la critique de Marion Hallet pour la saison 4

Polémiquons.

  • Je viens de découvrir The Crown grâce au confinement et je partage tout à fait cette analyse. Je n’ai vu pour le moment que la saison 1 et le début de la saison 2, mais l’articulation entre film patrimonial, culture people et mélodrame féminin me semble particulièrement réussie par la diversité des épisodes, leurs sujets et leur couleur, ton, style narratif. Le film patrimonial triomphe dans les premiers épisodes autour du mariage en 1947, point de départ de la saga, habilement introduit par des retours en arrière autour de l’abdication d’Edouard VIII et de ses relations avec son frère George VI. La culture people et ses ravages s’illustre dans les épisodes consacrés aux rapports entre Elizabeth et sa soeur Margaret, principalement autour de l’idylle de celle-ci avec Peter Townsend. Le mélodrame féminin se déploie autour de la personnalité de la jeune Elizabeth prisonnière de ses contradictions, sa féminité en tant que personne, femme amoureuse et sensible, et son devenir social, assumer le rôle symbolique de la souveraine perpétuant la tradition historique et les codes moraux archaïques tels le refus du divorce, la hiérarchie inégalitaire des classes sociales fondée sur la place dominante de la monarchie et de l’aristocratie. Mais ce qui fait la force de ce récit biographique autour de la Reine, c’est l’imbrication étroite que les épisodes narratifs développe entre la sphère privée, le roman feuilleton de la grande famille des Windsor et la grande histoire, celle de l’évolution politique de la Grande Bretagne des années 1950 et 1960. La représentation des figures publiques que sont les premiers ministres, au premier rang desquels figure évidemment Winston Churchill, puis Antony Eden est particulièrement réussie et cette démarche est la plus difficile. La forte personnalité de Churchill domine largement la première saison. Ses rapports avec la jeune Elizabeth évoluent d’un épisode à l’autre et deviennent de plus en plus complexes. Le récit consacré à la pollution catastrophique et mortifère de Londres lors d’un brouillard présent sur la ville pendant trois jours en est sans doute la meilleure illustration car il décrit l’aveuglement de Churchill puis sa prise de conscience tardive.
    The Crown est donc une série historique remarquable car elle offre au spectateur une leçon sur l’évolution de l’Empire britannique au sortir de la seconde guerre mondiale et ses transformations radicales au cours des années 1950-1960. Elizabeth et Margaret sont les deux visages contrastés de ces révolutions sociales et morales.

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[1Les enfants du Duc et de la Duchesse de Cambridge (William, fils aîné de Charles et sa femme Kate Middelton) et en particulier leur fils aîné George (né en 2013), prétendant au trône, font l’objet d’une véritable obsession de la part des tabloids. En août 2015 leurs excès amenèrent la famille royale à envoyer une lettre officielle à la presse britannique en leur demandant plus de retenue.