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Loren Scafaria / 2019

Queens


>> Sarah Belhadi / lundi 4 novembre 2019


Fin décembre 2015, le New York Magazine publiait un article de la journaliste Jessica Pressler relatant une arnaque d’envergure, menée par des stripteaseuses décidées à rentabiliser leur business.

Lorene Scafaria signe l’adaptation de ce fait divers, avec à l’affiche Jennifer Lopez, la rappeuse Cardi B, les chanteuses pop Lizzo et Keke Palmer. L’histoire de cette arnaque nous est contée à travers le regard de Destiny/Dorothy alias Constance Wu, récemment repérée dans la comédie romantique produite par Netflix Crazy Rich Asians.

Détournement de l’exposition du corps de la femme

Le film démarre au moment où Dorothy entre dans le monde du striptease avec une scène où l’on comprend très vite les enjeux de cet univers impitoyable où les hommes ont les pleins pouvoirs, qu’ils soient les clients capricieux et méprisants ou les collègues masculins qui monnayent leur pseudo-protection contre quelques billets.

Dorothy est une novice que Ramona (J-Lo) va prendre sous son aile. On retrouve ce ressort classique dans les films d’escroquerie, du mentor qui montre les ficelles du métier au dernier arrivé. Cependant, c’est bien souvent un genre porté par un panel d’acteurs masculins (Snatch, Usuals Suspects, Ocean’s Eleven…) et où les femmes servent plus souvent d’appât que de matière grise. Ici, on nous montre des femmes dont la plastique sert d’appât certes, mais elles sont également les cerveaux du piège qu’elles tendent, ce qui change la donne.

Queens montre également l’entraide entre femmes, chose trop rare pour ne pas être soulignée. Dans un monde ultra-concurrentiel où les femmes ont le sentiment d’être constamment assises sur un siège éjectable (que ce soit dans le couple ou dans le travail), elles sont poussées à se percevoir les unes et les autres comme des menaces potentielles, Queens réhabilite la sororité, dans un contexte qui plus est qui s’y prête particulièrement peu.

En effet, l’univers du club de striptease avec tout ce qu’il implique d’exposition sexualisée du corps féminin – plastiques superbes, tenues affriolantes, performances de pole dance –, n’est a priori pas un espace d’émancipation féminine… Or c’est précisément dans ce contexte délétère que la solidarité entre femmes va se développer, y compris sur un modèle familial. Il y a notamment un personnage que toutes les filles appellent maman, qu’on devine être une ancienne du métier, reconvertie en régisseuse pleine de petites attentions pour « ses filles ». Très peu de place pour la gente masculine, excepté pour montrer leur concupiscence.

On peut à cet égard citer la première apparition de Jennifer Lopez qui exécute un enchaînement virtuose à la barre, avec les billets qui pleuvent sur la scène. Ici les hommes sont présents en contre-bas, déchainés par la performance de Ramona, ils constituent une masse excitée. Ramona, malgré ses positions qui pourraient être perçues comme avilissantes, les domine. Mais surtout c’est le regard extasié de Dorothy, qui détourne le male gaze. Dans cette scène qui occupe les premières minutes du film, le champ-contre-champ entre Ramona qui danse autour de la barre de pole dance et le visage admiratif de Dorothy fait comprendre aux spectateurs/trices de quoi il va être question dans ce film : une histoire entre deux femmes où les hommes sont relégués au rang de silhouettes.

La place de l’argent dans l’émancipation féminine

Une première partie du film est consacrée à découvrir l’univers du Moves, le club de striptease où Dorothy devient Destiny, et pour marquer cette transformation, il y a une scène récurrente où celle-ci donne une partie de ses revenus à sa grand-mère, la liasse devenant un peu plus grosse chaque fois.

Dorothy gagne en assurance mais un événement personnel fait basculer cette ascension. Elle donne naissance à un bébé qu’elle espère ne pas être une fille, ce qui en dit long sur la conscience qu’elle a de sa condition dominée en tant que femme. Lorsqu’elle fait son retour, le crack boursier de 2008 a vidé les clubs de ses clients habituels : les traders mégalomanes. Et concurrence oblige, Destiny découvre une nouvelle génération de danseuses moins regardantes sur les pratiques tarifées…

Destiny retrouve Ramona qui lui apprend de nouvelles techniques pour attirer les gros bonnets, les enivrer et leur faire dépenser de l’argent dans le club. Mais très rapidement, l’arnaque prend de l’envergure et l’alcool ne suffit plus. Il faut passer à l’étape supérieure : la drogue. Ramona, Destiny et leurs deux comparses utilisent un mélange de stupéfiants pour soutirer des fonds à leurs clients.

Comment ne pas penser à la situation inverse (la plus répandue) quand ce sont des hommes qui droguent les femmes pour obtenir des faveurs sexuelles ?

Mais les protagonistes de cette histoire, tout comme celles qui les ont inspirées, n’ont aucune volonté subversive : l’argent est leur principal objectif.
Dans de nombreuses scènes où les placements produits ne sont rares, on assiste à la manière dont ces femmes dépensent leurs gains. Sacs à main et chaussures de luxe, grosses voitures et appartements luxueux, voilà comment Destiny et Ramona vivent leur émancipation, comportement finalement assez classique pour des femmes issues de milieux modestes (on le devine) et ayant vécu frustrées jusque là.

Le film revient d’ailleurs sur des temps moins heureux, comme les passages qui montrent Ramona et Destiny occupant ou essayant d’occuper des postes dans la vente en magasin. Ramona tente de négocier une faveur avec son supérieur (quitter plus tôt pour récupérer sa fille à l’école) en vain. Celui-ci lui rétorque négligemment que pour régler son problème, ’elle se doit de travailler plus afin de pouvoir engager une baby-sitter...

On assiste également à un entretien d’embauche qui expose le dédain non dissimulé d’une employeuse à l’encontre de Destiny dans l’incapacité de justifier ses références. Ces deux situations montrent que des métiers perçus comme respectables par le regard social, ne sont pas forcément moins dégradants pour les femmes.

Film de genre
Queens s’inscrit dans un genre nouveau du cinéma hollywoodien : le film d’arnaque/de casse 100% féminin. L’année 2018 a compté deux propositions marquantes de ce type : Les Veuves de Steve McQueen et Ocean’s 8 de Gary Ross. Dans les deux cas, l’accent est mis lors de la promotion, sur l’aspect novateur de ces films dont le casting est entièrement féminin, dans un genre qui s’était illustré jusque là comme viril, voire viriliste.

Or si on se penche sur la structure des deux films précédents, les deux héroïnes respectives aux commandes des combines menées pour récupérer de grosses sommes d’argent, œuvrent en fait dans l’ombre d’un homme.

Veronica, incarné par Viola Davis dans Les Veuves suit le plan que lui a laissé son mari pour mener à bien une opération de cambriolage. Quant à Debby Ocean, interprété par Sandra Bullock – c’est la soeur de Danny Ocean (héros de la trilogie Ocean’s 11, 12 et 13), elle reprend sa méthode pour établir une stratégie de vol imparable.

Dans les deux cas, c’est seulement parce que les hommes sont morts que les femmes émergent : Veronica pense que son mari a succombé à ses blessures lors de son dernier casse et le personnage de Debbie apparaît après la mort de Danny, annoncée au début d’Ocean’s 8.

A l’inverse les héroïnes de Queens ne dépendent d’aucune figure tutélaire masculine pour les guider dans leur arnaque. Par ailleurs les valeurs de solidarité féminine sont mises en avant dès le début du film, alors que les protagonistes des Veuves collaborent contraintes et forcées (jusqu’à une scène unique et tardive où des paroles bienveillantes sont échangées).

Enfin Queens se démarque également d’une production comme Ocean’s 8, très critiqué pour son caractère opportuniste dans la période qui a suivi l’affaire Weinstein et où les initiatives féministes étaient (et sont toujours) plébiscitées. Les complices de Debbie Ocean, toujours glamour dans leur robe de soirée, apparaissent davantage comme des archétypes caricaturaux dénués d’épaisseur psychologique, là où Queens parvient à ériger des figures héroïques dans un registre qui s’y prête peu, des personnages complexes et authentiques auxquels on peut s’identifier.


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