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Danielle Lessovitz / 2019

Port Authority


>> Célia Sauvage / lundi 21 octobre 2019

L’émancipation du jeune blanc par la culture afro-LGBT+



Port Authority est le premier film de Danielle Lessovitz, jeune réalisatrice américaine indépendante. Le film suit le parcours de Paul (Fionn Whitehead), jeune homme blanc âgé de 20 ans, qui, à peine sorti de prison, débarque à New York sans argent et sans domicile. Il découvre la culture ballroom à Harlem et y fait la rencontre de Wye (Lena Bloom), jeune femme trans, dont il tombe amoureux. Le film met à l’honneur la culture des ballrooms et du voguing, compétitions de danse et de performances de drag, qui s’est développée à Harlem dans les milieux gay non blancs dans les années 1970 .

Port Authority exprime un choc des cultures lié à la double identité de la réalisatrice blanche et lesbienne. Il y avait d’ailleurs quelque chose de touchant à voir tous/tes les jeunes acteurs/trices du film voguer sur le tapis rouge du dernier festival de Cannes. À travers la découverte de la culture noire trans et queer, le film interroge la tolérance de l’hétéro-normativité et propose une émancipation de la société hétérosexiste.

L’hétéro-normativité toxique
Dès le début du film, Paul est exposé à la violence masculine blanche lorsqu’il se fait violemment frapper par deux hommes dans le métro. Il est secouru par Lee qui lui propose de dormir dans le refuge pour sans-abris qu’il dirige. Très vite, Paul est mal à l’aise en présence de Lee et ses amis à leur tour machistes, homophobes et racistes. Ils encouragent Paul à se laisser séduire par une jeune femme qui ne semble pas consentante. Ils tabassent un jeune homme noir qui tente tant bien que mal de cacher son homosexualité.

Le film révèle aussi une violence sociale et raciale. Lee embarque Paul dans sa combine pour intimider et réquisitionner les biens de locataires afro-américains et latinos en retard. Pour survivre, Paul doit jouer à contrecœur le jeu des dominants et exploiter à son tour le malheur des plus précaires même s’il reste le plus souvent en retrait. Inévitablement il est même amené à la fin du film à perquisitionner l’appartement de Wye même s’il se rebelle.

Le film montre bien la pression imposée par la masculinité toxique et la rapidité avec laquelle Paul va se mentir à lui-même pour se protéger lui mais aussi Wye, sa copine. Il reste persuadé qu’il doit cacher sa précarité et faire semblant d’appartenir à une classe sociale plus aisée. Il dit habiter avec sa demi-sœur dans l’East Village (quartier bobo de Manhattan) alors que celle-ci a refusé froidement de l’accueillir. Il s’introduit pourtant par sa fenêtre en son absence et invite Wye dans l’appartement. Paul n’est donc pas non plus exempt de masculinité toxique. Il arrive à New York avec un visage blessé et avoue rapidement à Lee qu’il a « un problème de colère ». Plus tard, après une brève altercation avec Wye, il supplie des inconnus dans la rue de le frapper pour le calmer.

L’alternative queer
Face à la violence de la domination blanche, Paul découvre la bienveillance et la solidarité des soirées voguing et ballroom. L’entraide est très visible dans le système des « maisons », typique de la culture ballroom. Dirigées par des anciens (les « mothers »), les maisons deviennent des familles de substitution pour les jeunes « sœurs » sans domicile mais aussi des espaces sécurisants face l’hostilité de la société homophobe. Paul est d’emblée vu comme un étranger lorsqu’il pénètre pour la première fois dans la salle de répétitions. Dans un effet d’inversion il est même reconfiguré comme la minorité visible privée de privilèges. Un des vogueurs questionne son intrusion : « Tu vois là-bas, la ville t’appartient, ici cet espace nous appartient ». Plus tard, Wye explique à Paul qu’elle danse pour « reprendre l’espace que le monde ne lui donne pas ».

Paul et Wye viennent de deux communautés différentes et pourtant le film montre leur rapprochement. Paul a grandi dans des familles d’accueil ; Wye a été rejetée par la sienne. Il vit dans un dortoir collectif ; elle doit partager son appartement avec neuf colocataires. Ils vivent tous les deux une forme de précarité et se définissent à la marge de la société. Mais à la grande différence de Paul qui n’assume ni sortir de prison ni être sans domicile fixe, Wye ne fait pas de sa transidentité un secret.
Le film refuse la scène attendue de coming out, dévoilée d’ailleurs dans la bande-annonce du film afin de désamorcer tout enjeu dramatique. Paul apprend la transidentité de Wye au détour d’une conversation. La jeune femme ne pensait pas avoir à lui préciser : « Ouvre les yeux, regarde autour de toi », lui dit-elle. Pour un public averti, la transidentité de Wye paraît une évidence au sein de la communauté queer des ballrooms, réservée presque exclusivement aux hommes et aux femmes trans.

Wye ainsi que la réalisatrice, se moquent gentiment de la naïveté du jeune hétéro blanc. Le choix d’une actrice ultra-féminine (Lena Bloom, première mannequin trans afro-américaine de la célèbre marque de lingerie Victoria’s Secret) explique cependant pourquoi il « se trompe ». Dans les ballrooms, Wye excelle d’ailleurs dans la catégorie qui consiste à performer la féminité hétéronormée. L’ultra-féminité de Wye permet d’éviter de stigmatiser une identité souvent mal comprise et le plus souvent interprétée par un acteur masculin qui se travestit (comme dans Pulsions, Brian De Palma, 1980 ; La Mauvaise éducation, Pedro Almodovar, 2004 ; Dallas Buyers Club, Jean-Marc Vallée, 2013 ; The Danish Girl, Tom Hooper, 2015). À travers l’ultra-féminité de Wye, le film normalise son corps trans sans fétichiser sa différence. La transformation des acteurs en personnages féminins trans, louée par le récit promotionnel des films et les cérémonies, apparaît le plus souvent comme un spectacle qui fascine par son écart par rapport à l’hétéro-normativité et donc fétichise leur « anormalité ». Comme l’explique l’actrice principale : « Nous ne sommes pas des « créatures » ni des fantasmes ! » .

L’émancipation du « garçon blanc »
Le point de vue de Paul relève pourtant d’abord d’un male gaze (regard masculin) fétichiste. Lorsqu’il aperçoit un jeune homme voguer en cachette la nuit au foyer, son corps noir, presque huilé et aux reflets dorés, est idéalisé au ralenti. Paul est amené à changer de regard sur la communauté. Lorsqu’il découvre la transidentité de Wye, il lui demande : « Et en bas tu as... ? » « Comment oses-tu me demander ! » Ni Wye ni la mise en scène ne répond à cette question fétichiste. Quelques minutes plus tard, le jeune couple a une première relation sexuelle. La mise en scène est sensuelle. On aperçoit furtivement la poitrine de Wye et ses fesses. Le reste est hors-champ. En changeant son regard, Paul accepte l’ambiguïté queer.

Le film évite ainsi les récits d’amour LGBT traditionnellement tragiques et impossibles. Il n’y aura pas de confrontation violente et homophobe entre le couple et la bande de Lee (comme dans Boys Don’t Cry, Kimberly Peirce, 1999). Il ne s’agit pas plus du récit initiatique de Wye qui apprendrait à négocier sa transidentité tout aussi violemment (comme dans Girl, Lukas Dhont, 2018). Le seul véritable obstacle du couple, ce sont les secrets du jeune homme blanc hétérosexuel, inversion inédite dans les récits LGBT. Il apparaît plus mystérieux et inaccessible que la jeune femme trans afro-américaine.

Port Authority est le récit initiatique de Paul, un jeune hétérosexuel qui doit apprendre à se dévoiler. Wye s’amuse de la catégorie dans laquelle il pourrait défiler lors d’un bal : « white boy realness » (l’authenticité de la masculinité blanche). Elle lui demande dès leur première rencontre d’être honnête, ce qu’il ne fait pas. Ce n’est véritablement qu’au cours de la dernière scène du film qu’il livre une performance authentique au cours d’une audition de voguing organisée par Wye. Il choisit la catégorie qu’elle lui a inventée : « white boy realness ». Le jeune homme fait des allers-retours peu spectaculaires, notamment en comparaison de la performance athlétique millimétrée du jeune Afro-Américain qui l’a précédé. Cette performance très intériorisée semble pour la première fois l’expression authentique de son identité de jeune homme blanc ordinaire.

Il faut se réjouir que l’émancipation d’un jeune homme blanc passe par une critique franche de l’hétéro-normativité et de la masculinité blanche toxique, et par l’éducation à l’ambiguïté queer et à la solidarité des minorités racisées. On peut cependant regretter que le film soit encore structuré autour du point de vue hégémonique d’un homme blanc hétérosexuel et non autour de celui de Wye. Ceci pose la question du public-cible du film : le public doit-il s’éduquer en même temps que Paul ? Le film ne s’adresserait donc pas à un public afro-américain queer ou plus largement LGBT+. Cela autorise les critiques professionnels (blancs et masculins) à croire qu’ils sont le public-cible et donc qu’ils sont (encore) légitimes pour juger le film. L’article de Libération, « Port Authority et vogue le navet » est l’expression du mépris du critique, Luc Chessel, qui n’hésite pas à parler de « pédés »... En conclusion, il regrette que le film ne s’empare pas du « second degré nécessaire à toute realness et à tout réalisme. » Cette injonction à plus de second degré pour mieux saisir l’authenticité de l’expérience vécue par les femmes LGBT+ et les communautés afro-queer est typique d’une critique surplombante. Leurs récits sont encore trop souvent absents des écrans et méritent d’abord d’être pris au sérieux avant d’en rire. Les représentations humoristiques des femmes trans existent d’ailleurs dans le cinéma hollywoodien (notamment dans Very Bad Trip 2, Todd Phillips, 2012) et sont généralement le produit de comédies transphobes réalisées par des hommes hétéros.


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