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Brad Anderson / 2018

Opération Beyrouth


>> Michel Bondurand Mouawad / jeudi 28 juin 2018


Il serait difficile d’imaginer une production française consacrée à Beyrouth, mais entièrement tournée à Tanger, au Maroc. Cela reste encore tout à fait envisageable aux États-Unis, voire réalisable comme nous le prouve ce dernier thriller politique produit par Netflix, nouveau ténor de la fiction cinématographique et télévisuelle hollywoodienne.

Opération Beyrouth est une production typique de la seconde décennie du siècle où cinéma et télévision unissent leurs forces pour revigorer les grands mythes politiques et culturels d’une Amérique au lendemain du dernier élan réactionnaire qui fit sortir Barack Obama de la Maison-Blanche pour y installer Donald Trump.

Or justement, il est impossible de ne pas se rendre compte qu’Opération Beyrouth est un essai désespéré — et désespérant — de reproduire le succès d’Argo (2012), le film oscarisé de Ben Affleck, figure de proue du « gauchisme » hollywoodien tendance Obama et dont le film avait réussi à remporter un immense succès commercial tout en travaillant activement à tourner la page de l’orientalisme cinématographique des années Georges W. Bush. Même si on pouvait reprocher à Argo de se concentrer sure une anecdote prompte à faire passer l’échec réel de la prise d’otages de 1980 pour une demi-victoire, ce révisionnisme inhérent à la fiction hollywoodienne n’a pas empêché une rupture notable avec toute l’imagerie orientaliste qui sert systématiquement à diaboliser les Arabes et les musulmans sur les écrans américains depuis l’époque Reagan. En refusant une tradition visuelle née pour servir la nouvelle politique américaine au Moyen-Orient, Ben Affleck tordait le cou aux représentations culturelles qui avaient été utilisées par les néoconservateurs, admirateurs et héritiers de Reagan, pour engager les Américains dans les guerres du Golfe, d’Irak et d’Afghanistan.

Opération Beyrouth préfère le grand bond en arrière et nous plonge pendant presque deux heures — j’insiste, car j’ai souvent vérifié en regardant ma montre — dans un kaléidoscope orientaliste grotesque où Beyrouth ressemble à une médina, les Palestiniens à des Saharaouis et où la supposée plage de Beyrouth est jonchée de chars d’assaut, de dromadaires errants et de jolies ombrelles aux couleurs du « Rainbow flag » — improbable clin d’œil au temps où la corniche beyrouthine de Ramlet Al-Bayda servait effectivement aux rencontres secrètes et nocturnes entre hommes. Le film convoque à nouveau tout « l’Orient » sale et barbare patiemment tissé par les productions de l’époque Reagan et immanquablement mis à sac par les héros blancs bodybuildés incarnés par Chuck Norris ou Arnold Schwarzenegger.

Bien sûr, l’Amérique d’aujourd’hui ne cherche pas à gagner la Guerre froide et n’a plus besoin de se faire plus grosse qu’un bœuf pour affirmer sa domination. Ce n’est donc pas un athlète surpuissant qui porte l’héroïsme américain, mais un personnage défaillant, Mason Skiles (John Hamm) en proie à la rédemption patriarcale et masculine.

Skiles est un diplomate américain en poste à Beyrouth. Le film commence en 1972 et nous montre Skiles et sa compagne — interprétée par l’actrice française Leïla Bekhti, seule arabophone faisant l’effort de s’exprimer en dialecte libanais — alors qu’ils donnent une grande réception. Le couple a pris sous sa protection le jeune Karim, âgé d’une dizaine d’années, réfugié palestinien qui doit bientôt émigrer aux États-Unis. Or Cal (Mark Pellegrino), agent de la CIA et ami de Mason fait irruption dans la soirée et souhaite interroger Karim au sujet d’un de ses frères soupçonné d’appartenir à l’OLP. La soirée est interrompue par l’irruption violente d’hommes armés et cagoulés qui kidnappent Karim et tuent la compagne de Mason avant de s’enfuir.

Dix ans plus tard, le Liban est en pleine guerre civile et l’ambassade américaine demande à Mason de revenir à Beyrouth pour servir de négociateur afin de libérer Carl qui a été pris en otage par une organisation dissidente de l’OLP. Karim, devenu un jeune homme (Idir Chender) a pris la tête de cette organisation et Mason se retrouve face à face avec l’enfant qu’il avait abandonné. Il est désormais pris au piège d’un imbroglio diplomatique et politique où il est difficile de savoir qui mène réellement le jeu.

La défaillance de Mason est installée dans les premières quinze minutes à travers la peinture d’une vie familiale idéale, brisée par la violence de l’inexpliquée « barbarie palestinienne ». Incapable de protéger sa femme et son « fils », Mason est décrit dans les séquences suivantes comme un homme à la dérive, en proie à l’alcool. Son retour au Liban va donc permettre au personnage de racheter son héroïsme blanc masculin bafoué en se libérant de la culpabilité d’avoir abandonné un ami et un fils dix ans auparavant. Ainsi, suivant la tradition des thrillers politiques hollywoodiens depuis les années 1980, l’intime se substitue au politique et le familial prévaut sur l’idéologie. Méfiant à l’égard des diplomates américains, Mason se bat plutôt pour libérer son ami Carl et pour rappeler à l’ordre son fils de substitution en le ramenant dans le cercle de la civilisation blanche. Cette dernière est notamment signalée par l’utilisation de l’anglais.

Les Américains parlent évidemment anglais, français, et peuvent s’exprimer en arabe — c’est ce que le film prétend, car une oreille arabophone aura de grandes difficultés à identifier les sons prononcés par les acteurs — les Israéliens s’expriment aisément et directement en anglais, alors que parmi les Arabes, seul Karim permet de faire le lien entre des masses barbares et le monde de l’intelligibilité réservé aux anglophones.

Difficile de ne pas noter également que le monde intelligible est constitué de corps blancs et que les corps racisés sont d’autant plus altérisés qu’ils sont incarnés par des acteurs et des actrices marocain·e·s. La réalité de l’immense variété épidermique levantine est remplacée dans la fiction par une armée de corps basanés qui permettent de former visuellement deux camps bien lisibles pour les spectateurs américains : d’un côté celui des corps blancs et des juifs — récemment inclus dans la société américaine — et celui des « autres corps ». C’est ainsi que l’on voit Netflix reprendre les stéréotypes les plus grossiers et devenir l’héritier des productions Cannon que l’on croyait pourtant vouées à un oubli éternel. Le retour de ces clichés souligne bien la vague réactionnaire à l’œuvre dans l’Amérique d’aujourd’hui.

Enfin, le choix de John Ham pour interpréter Mason Skiles force irrésistiblement au rapprochement entre ce film et la série Mad Men (AMC, 2007-2015). Dans les deux cas, l’acteur interprète un personnage à la masculinité héroïque blanche défaillante, mais en permanente rédemption. Les deux productions sont des fictions historiques qui ont fait l’objet d’un énorme effort de réalisme (costumes et coiffures), aux dépens de la réalité des situations et lieux. Le corps de John Ham est devenu le signe d’une nouvelle hégémonie raciale américaine dans laquelle le glamour du passé ? doit aider à effacer les miasmes de l’histoire.

La persona de l’acteur est inéluctablement attachée à une nouvelle forme de virilité dans laquelle la force physique n’a plus lieu d’être, car elle est remplacée par un incontestable charisme suranné qui doit faire oublier la dimension hégémonique de ce corps. Dans un entretien, John Ham rappelait que dans son Kentucky natal, seuls les National Geographic et les films de James Bond lui permettaient de voir le monde. Opération Beyrouth lui a offert l’opportunité d’incarner à son tour un héros impérialiste au charme ravageur et suranné, prompt à nous faire avaler n’importe quelle fiction révisionniste. Ou presque.


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