L’émotion suscitée par la mort de Michel Blanc ce 4 octobre 2024 révèle la profondeur de l’attachement collectif aux personnages « cultes » incarnés par l’acteur depuis le début de sa carrière. Mais derrière les rappel journalistiques de ses nombreux succès en tant que réalisateur (depuis Marche à l’ombre en 1984 jusqu’à Embrassez qui vous voudrez en 2002), et malgré l’hommage de France 2 qui bouleverse ses programmes pour rediffuser Je vous trouve très beau (Isabelle Mergault, 2005), les images qui inondent les réseaux sociaux confirment ce que l’on pouvait pressentir : depuis ses débuts et jusqu’à la fin, Michel Blanc aura peiné à sortir de l’ombre que l’indépassable Jean-Claude Duss a porté sur sa carrière. Malgré ses tentatives pour s’affranchir depuis le milieu des années 1980 du personnage de loser antipathique qui lui collait à la peau, et si touchants que soient certains de ses rôles plus tardifs, Michel Blanc n’est jamais parvenu à annuler dans l’esprit du public cette image de raté déclassé un peu pervers placé sous le signe de l’échec. Image dont il n’a pas caché avoir souffert, car incarner une masculinité subalterne comique en contexte patriarcal ne peut pas être chose aisée.
Malgré quelques petits rôles précoces au cinéma en tant que figurant – par exemple dans Que la fête commence de Bertrand Tavernier, sorti en 1974 – c’est le café-théâtre qui permet initialement à Michel Blanc de devenir comédien professionnel. Il est avec ses camarades de lycée Gérard Jugnot, Christian Clavier et Thierry Lhermitte, ainsi qu’avec les comédiennes Josiane Balasko et Marie-Anne Chazel, l’un des co-fondateurs en 1974 de la troupe du Splendid. Repéré sur l’une des petites scènes parisiennes où il se produit, Michel Blanc obtient son premier rôle substantiel au cinéma en 1976 dans La Meilleure façon de marcher de Claude Miller. Il y est sélectionné pour son physique jugé « ingrat », mis en avant dans le film par des choix de stylisme peu avantageux. Miller a d’ailleurs été orienté vers lui par Patrick Dewaere, qui lui a indiqué l’existence d’un acteur « avec une tronche pas possible » au sein de la troupe du Splendid.
Mais c’est le grand succès des films de Patrice Leconte Les Bronzés (1978, 2,308 millions d’entrées) – adapté de la pièce à succès du Splendid Amour, Coquillages et Crustacés – et Les Bronzés font du ski (1979, 1,535 million d’entrées) qui lance véritablement la carrière de Michel Blanc. Le personnage de Jean-Claude Duss, jeune Parisien hypocondriaque et malchanceux qui échoue à « conclure » avec les femmes qu’il convoite, devient rapidement culte. Ce rôle satirique, qu’il s’est composé sur mesure – comme le faisaient chacun des membres du Splendid – témoigne de la forte influence du café-théâtre sur le jeu de Michel Blanc. Il affirme d’ailleurs que c’est en observant les réactions du public dans les petites salles où il se produisait qu’il a affiné son jeu comique pour composer ce personnage de dragueur raté. Mais en créant Jean-Claude Duss, Michel Blanc endosse une persona aussi comique que négative : dans les années qui suivent – à l’exception de Ma femme s’appelle reviens (Patrice Leconte, 1982) –, il cumule les rôles de boucs émissaires, malmenés, malchanceux, maladroits et fragiles, occupant une position subalterne dans la hiérarchie des masculinités. À contrepied total des très virils Alain Delon et Jean-Paul Belmondo, qui occupent le sommet du box-office de la fin des années 1970 en démontrant une maîtrise corporelle sans limite, Michel Blanc construit ses rôles autour de la mise en scène comique d’un corps – 1m65, chétif – qui échappe totalement à sa maîtrise, le dessert et le trahit.
Pourtant, alors que certains acteurs comme Pierre Richard parviennent à la même époque à sublimer la masculinité subalterne qu’ils incarnent pour émouvoir et susciter la tendresse, les losers du début de la carrière de Michel Blanc demeurent – chose rare au cinéma – le plus souvent irrécupérables. Antithèses de la virilité, ils échouent à séduire et sont méprisés par les femmes. Mais le comportement prédateur qu’ils manifestent les rétrograde au rang d’obsédés sexuels et de frustrés, qui suscitent le malaise et le dégoût du public au lieu de susciter sa compassion. Leurs mésaventures apparaissent alors comme une juste punition : les spectateurs sont autorisés à en rire sans culpabilité, voir à jubiler de leur humiliation.
On peut imaginer à quel point l’incarnation chronique de tels personnages a pu être difficile à porter. En 1978, Michel Blanc confesse en interview qu’une large frange de son public ne le dissocie pas de ses rôles . Cette confusion, peu flatteuse, est devenue pour lui trop encombrante. Il affirme par exemple recevoir régulièrement des lettres d’hommes qui l’assurent de leur soutien, parce qu’ils ont comme lui un physique ingrat et ne parviennent pas à séduire, l’invitant à « tenir bon ». Tentant d’échapper à la persona dont il se sent désormais prisonnier, il insiste en interview sur le fait que son succès lui permet de séduire bien plus facilement que les gens ne le pensent. Il s’appesantit aussi sur la beauté de ses conquêtes – qu’il dit préférer très jeunes –, et sous-entend recevoir des compliments de ses amantes au sujet de ses performances sexuelles , surenchère viriliste qui dissimule bien mal ses complexes. Les journalistes le lancent d’ailleurs volontiers sur ce sujet, lui demandant régulièrement en interview – non sans condescendance – « ce que cela fait de vivre au quotidien dans le corps de Jean-Claude Duss ».
En l’absence de propositions lui offrant des rôles alternatifs, il choisit de passer derrière la caméra au milieu des années 1980, afin de se tailler des rôles sur mesure. Il affirme à ce sujet en 1986 : « Le public fait de vous un personnage, or j’aimerais être un acteur, plus qu’un personnage. C’est dur d’en sortir, je me suis amusé à faire ce que j’ai fait jusqu’à présent, mais maintenant je m’ennuie ». Pourtant, il ne parvient à monter financièrement que les films dans lesquels il s’attribue des rôles très proches de ceux auxquels il a habitué son public. Ainsi, dans Marche à l’ombre (1984), il incarne un SDF râleur et hypocondriaque, et dans Grosse fatigue (1994), il tourne sa propre carrière en dérision en incarnant à la fois son propre rôle et celui d’un sosie qui s’épanche sur l’enfer qu’a été sa vie depuis la sortie des Bronzés, en raison des plaisanteries qu’il subit dans la rue. En 2002 enfin, il se réserve dans Embrassez qui vous voudrez un rôle de jaloux maladif et acariâtre, qui pousse sa compagne à la rupture, confirmant sa difficulté à s’affranchir de ce personnage-repoussoir.
Plus tardivement, cependant, et directement en lien avec le succès de Je vous trouve très beau en 2005, Michel Blanc est parvenu à faire quelque peu évoluer sa carrière. Le personnage d’Aymé Pigrenet, agriculteur acariâtre incapable de tendresse, qui s’ouvre finalement à l’amour au contact de la jeune roumaine (Medeea Marinescu) qu’il a « commandée » dans une agence matrimoniale, a en effet infléchi son image auprès du public : il n’est plus seulement un grincheux, il est un grincheux au grand cœur, dont la carapace de cynisme dissimule des trésors d’humanité.
S’emparant du registre dramatique, il enchaîne alors les rôles d’hommes initialement inflexibles et antipathiques, qui révèlent peu à peu toute leur fragilité, souvent au contact d’une jeune femme qui les amène à renouer avec leur sensibilité. Son dernier rôle, dans Marie-Line et son juge (Jean-Pierre Améris, 2023) se situe d’ailleurs dans cette veine. Il parvient même à s’imposer avec succès en 2011 dans un tout nouveau registre avec son rôle de directeur de cabinet engagé dans une lutte pour le pouvoir dans L’Exercice de l’État (Pierre Schoeller), qui lui vaut le César du meilleur second rôle. Un happy-end pour celui qui avait attendu si longtemps cette consécration et qui semble enfin être parvenu à se défaire de l’héritage encombrant de Jean-Claude Duss ? Rien n’est moins sûr.
Si on admet que le rire « vaut comme acte de positionnement relatif et comparatif […] en ce qu’il est une certaine façon de juger des situations comiques qui se présentent à nous et de catégoriser les personnages pris dans ces situations », on peut affirmer que tout rire « engage une définition sociale de soi : il combine étroitement un principe d’identité (“qui tu es”) et un principe d’opposition (“contre qui tu ris”) ». Il semble alors permis d’affirmer que durant la majeure partie de sa carrière, Michel Blanc a suscité – même chez les spectateurs qui expriment aujourd’hui une grande tendresse pour lui – un rire « d’en haut ». Puisqu’il est impossible de rire avec Jean-Claude Duss, tant celui-ci manque de recul et d’auto-dérision, nous avons tous été conduits à rire contre lui et avec les multiples personnages qui le ridiculisent, l’humilient et le méprisent. Ce rire-là est un rire de distinction, adossé à un sentiment de supériorité, mais c’est aussi un rire-sanction, qui s’exerce contre la masculinité dominée – et souvent « féminisée » – que l’acteur a longtemps incarnée. Un tel rire est un puissant outil de police du genre : il sanctionne la déviance à la norme, réaffirme les hiérarchies genrées et les renforce en assurant leur intériorisation par le public.
Ce rire, Michel Blanc a d’abord sciemment cherché à le susciter, mais il a fini par lui échapper. Clown triste, porté à la connaissance du public à un moment où le backlash antiféministe qui parcours le cinéma français de la fin des années 1970 laisse peu de place à la valorisation des masculinités alternatives, Michel Blanc a endossé pour notre divertissement ce qui a probablement été l’une des persona du cinéma français les plus difficile à assumer et à vivre au quotidien, sacrifiée sur l’autel du culte de la virilité toxique. Il n’est pas inutile de le rappeler en ces temps d’hommages où la tentation de l’idéalisation et de l’angélisme se fait particulièrement sentir.
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Polémiquons.
1. citation sur le rire, 9 octobre 2024, 18:49, par milu
Je précise la source de votre citation sur le rire, c’est Laure Flandrin, "Rire, socialisation et distance de classe : Le cas d’Alexandre, « héritier à histoires »"
(lien)
merci pour ce texte éclairant !
2. Michel Blanc 1952-2024, 9 octobre 2024, 21:51, par Hélène Fiche
Références des citations, dans l’ordre du texte :
SALINO Brigitte, « Interview de Michel Blanc », Le Monde, 28 mars 2013.
TOUBIANA Serge, « La baguette magique. Entretien avec Michel Blanc », Les Cahiers du cinéma, n° 382, avril 1986, p. 11-13.
DUMAS Mireille, « Interview de Michel Blanc », Sexy Folies [émission de télévision], Antenne 2, 30 avril 1986.
FLANDRIN Laure, « Rire, socialisation et distance de classe. Le cas d’Alexandre, “héritier à histoires” », Sociologie, Vol. 2, janvier 2011, p. 20.