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Kenneth Lonergan / 2016

Manchester by the sea / 1


>> Geneviève Sellier / dimanche 18 décembre 2016


Le film nous arrive entouré d’un murmure médiatique extrêmement flatteur : Le Monde par exemple fait quasiment deux pages sur le film, dont un long papier de Thomas Sotinel sur le chemin de croix qu’a été la carrière de son réalisateur, intitulé « Kenneth Lonergan, sauvé des eaux hollywoodiennes », complété d’une critique du film de taille plus modeste de Jacques Mandelbaum intitulée « La souffrance océanique d’un homme brisé par la vie ».

Les épreuves qu’a subies le réalisateur se confondent avec les souffrances qui écrasent son héros, pour susciter l’empathie du spectateur… et encore plus de la spectatrice, bien sûr ! On connaît la capacité des femmes à s’attendrir sur les hommes malheureux, même et surtout s’ils sont responsables de leur malheur… ce qui est le cas en l’occurrence pour Lee, homme à tout faire dans un grand ensemble d’un quartier populaire de Boston, incarné par Casey Affleck, dont le visage mangé par une barbe de trois jours exprime avec une constance remarquable l’accablement le plus profond.

Quand le film commence, il apprend la mort de son frère marin pêcheur dans la petite ville de Manchester-by-the-Sea dont ils sont originaires ; le défunt laisse un fils adolescent, Patrick, qu’il a élevé seul et a désigné Lee comme tuteur. Accablement du côté de l’oncle comme du neveu, d’autant plus que Lee veut l’emmener vivre à Boston, en le coupant de tous ses ami.e.s.

Le film nous révèle progressivement les raisons de l’accablement de Lee : une dizaine d’années plus tôt, suite à une soirée très arrosée avec ses copains dans l’entresol de sa maison, il a oublié de mettre le pare-feu devant la cheminée et la maison a brûlé, avec les trois enfants, pendant qu’il allait refaire provision de bières. Seule la mère est sauvée in extremis par les pompiers. Toute cette séquence en flashback est enveloppée dans l’adagio d’Albinoni (choix musical pas très original mais toujours efficace), si bien que cet « accident » est ressenti comme un coup implacable du destin. La construction très sophistiquée du film, avec des retours en arrière nombreux et fragmentés, a pour effet de noyer sous l’accablement du présent, un passé pas très édifiant. De plus le paysage enneigé de cette petite ville de la côte Est, est filmé sous une lumière hivernale magnifique.

Si les hommes ont l’air de traîner le malheur avec eux (Lee exprime son désespoir en provoquant des bagarres dans les bars où il se saoule à mort), les personnages féminins en revanche donnent peu de prise à l’empathie : l’ex-épouse de Lee vient à la cérémonie avec un nouveau mari très propre sur lui et annonce à son ex qu’elle est enceinte (apparemment, elle s’est remise de la mort de leurs trois enfants) ; elle le revoit après la naissance du bébé et elle tente en vain de renouer (Michelle Williams tirerait des larmes à un crocodile) ; la mère de Patrick, qui a déserté le toit familial à cause de son alcoolisme, refait surface, rangée et mariée avec un bigot qui fait en sorte que Patrick reste éloigné de sa mère. La mère de la petite amie de Patrick tente vainement de draguer Lee pendant que les deux adolescents font des « travaux pratiques » dans la chambre, et va les déranger pour se plaindre ! Les deux petites amies de Patrick paraissent d’ailleurs tout à fait interchangeables…

On est donc sans ambiguïté dans un film de déploration masculine, où seuls les hommes sont accablés par le poids du destin qui prend souvent l’allure d’une femme, directement ou indirectement. Tout le talent du réalisateur et des acteurs – et il est grand – est mis au service de cette vision empathique d’un mode de vie masculin populaire dont les aspects destructeurs et autodestructeurs sont sublimés en instruments d’un destin tragique.


>> générique

Polémiquons.

  • A fabulous critique of this film. Indeed it seems to me to be about how men cannot talk and how they are imprisoned by their own auto-destruction.

    Yes the women, and the girls, are hard to distinguish from one another.

    Can we imagine how this film would have been created if the protagonist had been female ? That surely is a huge part of the problem of modern cinema, and also theatre, women are there to support male narratives of isolation and despair. The world of des hommes means exactly that.

  • Je ne vous suis pas lorsque vous dites "seuls les hommes sont accablés par le destin qui prend l’allure d’une femme".

    L’épouse de Lee ne semble pas franchement épargnée par cet accablement, elle a simplement d’autres ressources qui lui on permis, 10 ans plus tard, de fonder une autre famille. La scène dont vous parlez (du très très grand cinéma) est parfaitement claire sur ce point. Elle dit "mon coeur est brisé pour toujours".

    Ensuite, je ne vois pas en quoi le destin accablant prend souvent, dans le film, l’allure d’une femme. Dans le cas de Lee, le drame qu’il a vécu ne prend pas le visage d’une femme, sauf à considérer que tout ce qui touche à la famille puisse être relié à "une femme", et alors ce n’est plus le film qui est sexiste ! Je trouve d’ailleurs que le personnage de Randi est traité de façon digne, sans caricature, et que sa douleur et ses regrets sont exprimés de la façon la plus touchante et la plus crédible. Bien sûr, le personnage principal du film est un homme et c’est son cheminement qui fait l’objet du film.

    Les problèmes de Patrick sont affectivement liés à l’absence de sa mère, mais aussi à tous ces personnages masculins qui déconnent (le fiancé de la mère, Lee, l’ami de la famille qui refuse au départ d’assurer la tutelle).
    Quant au petites copines, elles sont effectivement interchangeables, mais c’est l’expérience de ce garçon. Elles ne sont pas non plus traitées de façon caricaturales par le réalisateur. Elles découvrent les joies du sexe avec légèreté et insouciance, tout comme Patrick. Elle ne sont présentées ni comme des cruches ni comme des petasses, mais comme des filles de leur âge avec leurs caractéristiques propres. Si cet aspect du film est sexiste, alors il ne faut plus jamais raconter d’histoires de garçons de 16 ans.

    Peut-être n’avez vous pas pris le temps d’étayer votre point de vue, mais je le trouve à l’emporte pièce.

    • Merci de citer correctement mon texte : j’ai écrit "seuls les hommes sont accablés par le poids du destin qui prend souvent l’allure d’une femme, directement ou indirectement. » Comme toujours dans les stéréotypes, il s’agit d’une tendance dominante qui marche d’autant mieux qu’il y a quelques exceptions.

      Ce que je vise dans mon analyse, c’est la tendance dominante : une focalisation empathique sur les personnages masculins de milieu populaire dont le film décrit sans aucune distance critique les rituels autodestructeurs (avant la « tragédie », le héros avait l’habitude de se saouler la gueule avec les copains qu’il amenait chez lui, en ne tenant aucun compte des protestations de sa femme, visiblement la seule à s’occuper des enfants) et d’un autre côté une construction globalement peu valorisante des personnages féminins : l’alcoolisme de la mère de Patrick, lui, est destructeur du lien familial… (deux poids, deux mesures).

      Dans le contexte d’un film complètement focalisé sur la douleur inguérissable d’un père, le fait de nous montrer la mère enceinte et remariée avec un type très propre sur lui, dont on ne nous dit rien d’autre d’ailleurs, ne peut que susciter chez le spectateur un malaise…

      La scène si émouvante où Michelle Williams essaie de renouer avec son ex-mari, sert d’abord à dédouaner le héros d’une quelconque responsabilité dans la tragédie, puisque c’est elle qui s’excuse d’avoir été dure avec lui à l’époque… Bien sûr elle dit : "mon cœur est brisé pour toujours », mais elle a refait un couple et un bébé… alors que notre héros reste seul, ce qui manifeste vraiment que « son cœur est brisé pour toujours ».

      Mais je reconnais que votre interprétation est celle que demande le film : moi, j’ai définitivement mauvais esprit, et je ne peux pas m’empêcher de "chercher la petite bête"… c’est à dire les non-dits qui trahissent le sous-texte du film…

  • Merci pour cet article bien pertinent. Pas facile de trouver une lecture féministe du film (pourtant bien nécessaire et qui s’impose) tant le flot de réactions est très largement positif parmi ceux et celles qui l’ont vu. Toute critique semble systématiquement perçue comme insensible et injuste.
    Pourtant, j’ai quelques remarques quasi de détail, mais tout de même ... Car si ce film m’a tout de même pas mal fasciné sur le coup et plu à certains égards (dès le début : le cadrage, la photo, les couleurs sont effectivement très très maîtrisés, puis la mort et le deuil sont au départ traités sans que ce soit trop mélodramatique), en sortant, j’étais franchement agacée (exaspérée ?) par l’empathie créée autour du personnage de Lee (la performance de Casey Affleck est presque partout encensée) et les portraits de femmes dans ce film.

    Effectivement, "On est donc sans ambiguïté dans un film de déploration masculine" comme vous dîtes, et je m’étonne à quel point la sympathie / empathie pour Lee fonctionne à fond : comment ce gars est représenté comme un gentil gars bon vivant (avant) qui devient poétiquement "taiseux" et violent et incapable d’assumer la responsabilité qui lui est donnée de s’occuper de son neveu à cause de la perte (pour cause d’inadvertance et prise de substances) de ses trois enfants dix ans plus tôt.
    On est censé comprendre qu’il ne peut plus aimer et gérer parce qu’il y a effectivement "quelque chose de mort en lui pour toujours". Lee est présenté comme rongé par le deuil, le regret et la culpabilité. Il aurait bien voulu être poursuivi pour inadvertance, envoyé en prison, mais la police (en fait) le plaint, et la "justice" ne l’aidera pas, il ne sera pas "puni" et il est très surpris qu’il n’y ait pas de suites ; alors il aurait bien voulu se suicider (il saisi l’arme d’un policier pour se tirer une balle dans la tête mais on l’empêche). Alors, il renonce à tout : à se refaire une vie, accepte de travailler comme concierge exploité, vit dans un sous-sol à peine meublé et passe son temps à pelleter la neige et déboucher les toilettes des autres.
    Faute de ne pas être complètement mort, il s’est fait une "non vie".

    Et pourtant, de retour dans la ville où a eu lieu le drame, il continue de boire, paranoïse et se bat. On est censé comprendre que c’est pour noyer sa tristesse et ses remords. Et pourtant, il ne se gêne pas trop pour juger les autres et surtout les femmes. De la mère de Patrick, il dit au fils qu’il veut voir si elle est "juste à moitié normale/humaine" (je ne suis plus très sûre quel mot il utilise mais c’est violent), avant de se prononcer sur l’idée que l’ado aille vivre chez elle, voire même qu’il reste chez elle pour un déjeuner. Et le film lui donne raison puisqu’elle est montrée comme totalement inadéquatement et faussement accueillante, prévenante et chaleureuse ... et même peut-être encore encline à s’imbiber en cachette en cuisine.
    Il y a donc bien un parallèle entre Lee et la mère de Patrick. Mais Lee est montré comme "gérant" l’alcool, la mère de Patrick : non. La mère est montrée comme ridiculement inadéquate, Lee "tragiquement" inadéquat (pour s’occuper de l’ado). Ces parallèles sont clairement construits mais jouent très problématiquement en la faveur de l’homme.
    Aussi vous dites que "Les deux petites amies de Patrick paraissent d’ailleurs tout à fait interchangeables…" en fait, pas vraiment. Là encore, la première nous est montrée comme insupportablement prévoyante, sensible et attentive à Patrick endeuillé, tandis que l’autre (la chanteuse du groupe informel) est intéressée par les "travaux pratiques" (comme vous dites). Et là aussi, Lee juge, refuse que la première revienne dormir à la maison : "on ne l’aime pas" dit-il. En revanche, il valide clairement la seconde, et la complicité entre l’oncle et le neveu se joue largement à ce niveau : "sur le dos" des filles / et des femmes (puisque Patrick essaie de caser son oncle avec la mère pour arriver à consommer avec la fille) - et puis sur l’enjeu du moteur du bateau à réparer.
    D’ailleurs, à la fin, ils font tous les trois (l’oncle et le neveu devenus "buddy" et la copine chanteuse) ... un tour en bateau, et tout le monde a l’air plus content.

    Pour quelqu’un de rongé par le deuil, la culpabilité et les remords, je trouve que le perso est montré comme assez prompt à juger et trouver certaines femmes insupportables, et le film lui donne raison par les portraits (pseudo-tragi-comiques) qui sont fait d’elles. La seule qui est considérée comme "super" - mais toujours en association avec son mari et ex-collègue marin pêcheur du père de Patrick - est montrée deux fois : la première alors qu’elle sert des invités après l’enterrement et ne comprend pas ce que lui crie son mari à l’autre bout de la pièce ; la seconde, alors qu’elle soigne les blessures de Lee après la bagarre au bar et se demande si il ne devrait pas aller à l’hosto (mais ah la la qu’est-ce qu’elles en font trop les femmes, on voit bien qu’elles n’ont pas l’habitude de prendre et se remettre des coups ... tout de suite : l’hosto !)
    Et la scène des retrouvailles entre ex parents endeuillés m’a mis très mal à l’aise. Bien sûr, j’ai versé ma larme sur le coup. Mais là encore à la réflexion, j’ai trouvé hallucinant que la demande déchirante de la mère d’un geste ou d’un mot pour partager la douleur encore vive du deuil insurmontable, ne rencontre que mutisme et fuite de la part du père. Effectivement et très clairement, il me semble, qu’il est montré comme plus touchant et réellement affecté parce que contrairement à elle, il n’a pas pu "refaire" sa vie.
    Si il est plein de remords, il ne dit pas pardon, il ne dit rien en fait .

    Et globalement, on nous montre un gars triste, qui boit, qui donne des coups, qui sait à peine verbaliser ses sentiments même pour expliquer à son neveu pourquoi il ne peut pas rester dans cette ville pleine de fantômes. Il dit juste : "je peux pas". Et c’est ça qui est censé être très très beau et très très touchant.
    Ben bof.

  • Critique juste à bien des égards, mais qui ne m’empêche pas de trouver le film émouvant en même temps - notamment l’idée sous-jacente du remords de l’irrémédiable. C’est un ancien catho qui parle ....

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