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Emmanuel Mouret / 2018

Mademoiselle de Joncquières


>> Geneviève Sellier / vendredi 14 septembre 2018


Le film d’Emmanuel Mouret est l’adaptation un épisode de Jacques le fataliste (Diderot, 1796), déjà adapté par Bresson et Cocteau sous le titre des Dames du bois de Boulogne , sorti en 1945. Les deux films adaptent le récit fait par l’hôtesse de l’auberge où sont descendus Jacques et son maître, qui relate la vengeance d’une veuve, Mme de la Pommeraye, séduite et abandonnée par le marquis des Arcis, et qui décide de se venger de lui en lui faisant épouser une « grue ».

L’adaptation de Mouret est beaucoup plus fidèle à Diderot que celle de Bresson dialoguée par Cocteau. Mouret reprend une grande partie des dialogues, situe l’histoire au XVIIIe siècle et respecte l’importance accordée à chacun des personnages par le texte ; au contraire, Bresson avait non seulement transposé l’histoire à l’époque contemporaine, mais considérablement développé le rôle de la jeune fille, prénommée Agnès (Elina Labourdette), contrainte sous la houlette de sa mère d’utiliser ses dons de danseuse pour se vendre au plus offrant. Elle perçait à jour Hélène (Maria Casarès), mais tombait amoureuse de Jean et renonçait à lui révéler son secret. Le dernier plan du film de Bresson cadre la jeune femme étendue sur un lit dans sa robe de mariée, à bout de force, murmurant à son mari qui la supplie de ne pas mourir : « Je reste ». Les deux acteurs principaux, Maria Casarès et Paul Bernard, dont l’image est associée à des rôles dramatiques – Les Enfants du paradis (Carné, 1945) pour l’une, Lumière d’été (Grémillon, 1942) pour l’autre –, renforcent la connotation tragique de l’histoire. Et la personnalité du marquis de Diderot, « son goût effréné pour la galanterie », disparaît du personnage incarné par Paul Bernard.

Emmanuel Mouret a fait des choix très différents : il raconte longuement la phase de séduction de Mme de la Pommeraye par le marquis, que Diderot évoque à peine, avec de magnifiques plans séquences dans le parc où les protagonistes rivalisent d’esprit ; quand elle finit par s’abandonner à lui, la phase de bonheur donne encore lieu à de belles séquences en mouvement en extérieurs et en intérieurs (les décors et les costumes sont somptueux) ; Mouret invente le personnage de l’amie confidente (Laure Calamy) mais la désaffection du marquis se marque par une soudaine passion pour l’architecture (Nicolas Ledoux est évoqué) et non pas comme chez Diderot par une envie plus banale de retrouver le monde.

« Au bout de quelques années, le marquis commença à trouver la vie de Mme de la Pommeraye trop unie. Il lui proposa de se répandre dans la société, elle y consentit ; à recevoir quelques femmes et quelques hommes, elle y consentit ; à avoir un dîner-souper, et elle y consentit. Peu à peu, il passa un jour, deux jours sans la voir. (...) »

En revanche la scène (magnifiquement interprétée) où Mme de la Pommeraye lui fait avouer son désamour en affectant de l’éprouver elle-même, est reprise mot pour mot de Diderot, comme son désespoir et la vengeance qu’elle imagine.

Mais quand le marquis tombe amoureux de Mlle de Joncquières, c’est plutôt sa naïveté que son cynisme qui est mis en avant par le film.

Chez Diderot, le marquis achète le confesseur des deux femmes, lequel tente de leur faire supprimer les aumônes de la paroisse « pour les amener à ses vues par la misère » ; puis il sème la division entre la mère et la fille, en utilisant la confession ; enfin il s’entremet pour faire passer une lettre du marquis à la fille et plaide pour un « honnête homme » qui souffre le martyr. Toutes ces manigances faites sur les ordres du marquis mettent en évidence le cynisme des deux hommes, que le film évoque de façon très elliptique (on voit à peine l’homme d’église).

Mais c’est le dénouement qui diffère le plus du texte de Diderot.

Chez Diderot, le lendemain de la nuit de noces (« le mariage est consommé »), Mme de la Pommeraye invite le marquis à se rendre chez elle et lui tient le discours suivant :

« Marquis, apprenez à me connaître. Si les autres femmes s’estimaient assez pour éprouver mon ressentiment, vos semblables seraient moins communs. Vous aviez acquis une honnête femme que vous n’avez pas su conserver, cette femme, c’est moi, elle s’est vengée en vous faisant épouser une digne de vous. Sortez de chez moi, et allez-vous-en rue Traversière, à l’hôtel de Hambourg, où l’on vous apprendra le sale métier que votre femme et votre belle-mère ont exercé pendant dix ans sous le nom d’Aisnon. »

« Surpris et consterné », il erre dans les rues de Paris avant de rentrer chez lui à la nuit, où sa jeune épouse essuie sa fureur, avant de s’évanouir. Après plusieurs jours de « suffocation », elle se remet, et le marquis qui s’est discrètement enquis de sa santé, disparaît pendant quinze jours. À son retour, il ordonne à la mère de se retirer chez les Carmélites et convoque sa femme : elle plaide sa cause si éloquemment que le marquis lui pardonne et l’emmène dans ses terres « où nous resterons jusqu’à ce que nous puissions reparaître ici sans conséquences pour vous et pour moi ». L’histoire s’arrête là.

Mais Jacques, l’Hôtesse (qui est la narratrice de l’histoire) et le Maître [1], commentent longuement l’histoire : le maître trouve la jeune femme « aussi fausse, aussi méprisable, aussi méchante que les deux autres », Jacques est d’accord, mais l’hôtesse la défend, et Diderot aussi. Quant à Mme de la Pommeraye, si ses personnages n’en parlent pas, Diderot s’adresse au lecteur pour la défendre longuement et chaleureusement :

« Si sa vengeance est atroce, elle n’est souillée par aucun motif d’intérêt (...) vous ne faites aucun cas de la vertu des femmes. Avez-vous un peu réfléchi sur tous les sacrifices que Mme de la Pommeraye avait faits au marquis ? (...) Elle serait morte de douleur plutôt que de promener dans le monde, après la honte de la vertu abandonnée, le ridicule d’une délaissée. Elle touchait au moment où la perte d’un amant ne se répare plus. (...) il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître dans les bras d’une courtisane ? (...) J’approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme : l’homme commun aux femmes communes. »

Cette dénonciation par Diderot de la situation qui est faite aux femmes de son monde, ne se retrouve pas chez Emmanuel Mouret. En revanche, il invente une délicatesse du marquis qui n’existe pas chez Diderot : le soir des noces, alors qu’il ne connaît pas encore l’identité réelle de sa jeune femme, il la rejoint dans sa chambre et lui explique qu’il n’a pas l’intention de forcer son consentement : il attendra pour « consommer le mariage » qu’elle soit prête. Cette scène modifie considérablement l’image du marquis dans un sens positif, dans le contexte actuel qui insiste sur le consentement dans les rapports sexuels.

Et le cinéaste a sensiblement modifié le dénouement en lui donnant une forme plus spectaculaire et plus cruelle pour le marquis et pour les deux femmes : Mme de la Pommeraye emmène en calèche le couple et la mère en prétextant un pèlerinage au Jardin du Roi où ils se sont rencontrés pour la première fois. En fait elle les emmène dans le tripot d’où elle a sorti les deux femmes, où des prostituées voisinent avec des poules. Quand la voiture s’arrête devant le tripot, en pleine campagne, elle ordonne brutalement aux deux femmes de descendre et révèle au marquis sa machination, riant de sa stupéfaction quand il descend de la voiture avant de s’enfuir horrifié dans les bois, suivi par sa jeune femme désespérée.

La scène suivante le trouve errant dans les rues d’un Paris nocturne, en butte aux rires et aux sarcasmes de ses pairs qui ont appris son infortune, avant d’arriver devant chez lui où un attroupement s’est fait : sa jeune femme gît sur le sol. Elle a été repêchée dans la Seine où elle s’était jetée et les sauveteurs attendent une récompense. On a vu aussi dans une scène précédente la jeune fille faire part de ses scrupules à sa mère à la pensée d’épouser le marquis alors qu’il est manipulé (cette scène n’est pas chez Diderot).

Le film met donc l’accent sur la sincérité de la jeune femme – qui préfère mourir plutôt que de survivre à sa trahison –, alors qu’elle est discutée chez Diderot par Jacques et son maître. Ce suicide, même raté, provoque évidemment l’empathie du marquis (et du public) ; même si le mari trahi semble d’abord se désintéresser du sort de son épouse, il est bientôt ému par sa fragilité (elle s’évanouit au cours de leur explication) et lui pardonne.

On les retrouve devant leur hôtel au moment où ils partent sur les terres du marquis, sous les yeux de l’amie de Mme de la Pommeraye qui vient rendre visite à une baronne qui habite en face. Le marquis lui demande de transmettre à son ex-amante qu’elle lui a rendu un grand service en lui faisant rencontrer sa femme.

La dernière scène du film met en présence l’amie en visite chez Mme de la Pommeraye, laquelle arbore le même sourire, mais quelque peu forcé, pour lui demander des nouvelles du marquis, dont elle a entendu dire qu’il était parti sur ces terres avec sa femme ; l’amie affirme dans un pieux mensonge qu’elle l’a vu partir seul.

Cette dernière scène, ajoutée par Mouret, met l’accent sur la défaite de Mme de la Pommeraye, dont la machination s’est retournée contre elle. Comme son amie, le public ne peut qu’avoir pitié d’elle.

Bien sûr, Cécile de France règne sur le film sans partage, magnifiquement habillée, maîtrisant avec un naturel confondant la rhétorique la plus subtile, d’abord pour résister au marquis, puis pour entretenir sa passion, enfin pour lui faire avouer son désamour. Elle se transforme alors en une incarnation de la vengeance, aussi retorse dans la manipulation qu’elle a été sincère dans l’amour. Mais la dernière scène, ajoutée par Mouret, confirme la défaite qu’elle est incapable de reconnaître devant son amie.

Le marquis, incarné par Edouard Baer avec un mélange de cynisme et de désinvolture qui correspond au personnage de Diderot, finit par faire oublier sa responsabilité dans l’affaire, tant il est le jouet de de Mme de la Pommeraye. Et le visage d’ange de la jeune Alice Isaaz achève de faire chavirer le marquis et le public.

Si bien que le film, loin d’être une fable féministe moderne dans l’esprit de MeToo, comme semblent le croire certain·e·s critiques (Télérama, Le Monde), apparaît finalement, sous des dehors extrêmement policés, comme un avertissement aux femmes qui voudraient secouer la domination masculine et rendre aux hommes la monnaie de leur pièce, en quelque sorte une œuvre anti MeToo.


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[1Jacques le fataliste, écrit par Diderot entre 1765 et 1784, est un dialogue philosophique parodique entre deux voyageurs, Jacques et son maître, constamment interrompus par les commentaires du narrateur/auteur, et par des digressions sous forme d’anecdotes racontées par Jacques ou des intervenant·e·s extérieur·e·s comme l’hôtesse de l’auberge dans laquelle ils sont descendus.