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Les hommes sont en difficulté et Hollywood veut les aider


>> Manohla Dargis / NYT / lundi 6 janvier 2020

New York Times, 19 décembre 2019

De The Irishman (Netflix) à La Reine des neiges 2, les personnages masculins travaillent sur leurs problèmes et leurs sentiments dans des histoires sur la masculinité. Mais leurs solutions laissent souvent les femmes de côté.

Vers la fin de The Irishman de Martin Scorsese, Frank Sheeran, l’homme de main de la mafia joué par Robert De Niro, demande à un prêtre si c’est Noël. C’est un moment de solitude écrasante, mais Scorsese ne sollicite pas notre pitié. Au cours du film, Frank s’est marié deux fois, a baptisé plusieurs filles et assassiné d’innombrables hommes.

Maintenant, après une vie d’obéissance à ses maîtres, Frank est vieux, décrépit et seul, apparemment abandonné par sa famille. Bon dans son travail, il était un soldat loyal, mais il a échoué dans sa vie de famille et surtout dans son rôle de père. C’est un personnage classique pour Scorsese, notre barde de tribus masculines sacrées et profanes, qui s’intéresse aux cultures masculines d’un point de vue ethnographique. Dans The Irishman, les hommes s’amusent à gifler ceux qu’ils finiront par poignarder. C’est le film le plus brutal sur les hommes, dans une année définie par un malaise masculin.

Les hommes ont des problèmes. Même Olaf, le bonhomme de neige de La Reine des neiges 2, comprend qu’il se passe quelque chose. « Qui sait où vont les hommes ? », médite-t-il dans ce deuxième opus. J’ai ri mais je me demandais ce que les plus jeunes spectateurs du film pouvaient penser. La boutade s’adresse à leurs parents, bien sûr, qui se contenteront de hocher la tête. Tout le monde comprend que c’est dur pour les hommes, peu importe qu’on parle de crise de la masculinité depuis des décennies. Les choses ont empiré avec les allégations contre Harvey Weinstein et l’émergence du mouvement #MeToo. Depuis, les accusations se sont multipliées, tout comme les questions sur ce que cette grande libération de la parole signifie, peut-être surtout pour les hommes.

Ce qui est frappant dans un si grand nombre de films d’hommes-en-crise cette année, c’est que les femmes ne font partie ni des histoires ni des solutions. Cette marginalisation n’est pas nouvelle. Mais elle est saisissante, compte tenu de la façon dont les femmes se sont imposées dans les médias, avec leurs exigences, leurs griefs, leurs traumatismes, leurs désirs et leurs projets d’avenir. La résurgence féministe des années 2000, qui a touché toutes les sphères de la vie américaine, tant dans la fonction publique que dans la rue, s’est infiltrée dans l’industrie cinématographique, longtemps citadelle du pouvoir masculin. Ce pouvoir a réagi en s’excusant, en promettant de faire mieux et en créant des emplois de direction pour les femmes. Mais il continue en même temps à faire des films sur la difficulté d’être un homme.

Mais qu’est-ce que les hommes veulent exactement, pour retourner la fameuse question de Freud sur les femmes ? Un hashtag récent sur Twitter, #menneedabreak (les hommes ont besoin qu’on les laisse tranquilles) offre des réponses. Hollywood a depuis longtemps ses propres idées sur le sujet, en nous racontant que les hommes veulent le pouvoir, le succès, l’argent, les femmes, la camaraderie, une bonne cigarette, une voiture rapide, un voyage héroïque, un retour courageux. Cette année, film après film - de Ad Astra à A Beautiful Day in the Neighborhood (Un ami extraordinaire [1]) – on nous a également dit que les hommes veulent, ou plutôt ont désespérément besoin, de meilleurs objectifs de vie, d’une plus grande conscience de soi et de relations plus profondes et plus authentiques. Tout cela me paraît bel et bon.

Les hommes sensibles et émotifs ne sont pas nouveaux au cinéma : beaucoup de films de guerre sont des soap operas avec de l’artillerie lourde. « Vous me déchirez », se lamentait James Dean devant ses parents stupéfaits dans le mélodrame La Fureur de vivre, un exemple d’angoisse masculine des années 1950. En 1971, le critique britannique Raymond Durgnat a fait remarquer que le « puritanisme rationaliste » de certains critiques se traduisait par leur répugnance pour les mélodrames destinés au public féminin et la vulnérabilité émotionnelle qu’ils suscitent, mais qu’ils n’avaient rien contre ce que Durgnat appelait avec finesse les tire-larmes masculins. Pourtant, s’abandonner au tire-larmes, qu’on soit un homme ou une femme, et s’engager dans « l’immédiateté émotionnelle », écrivait-il, « ce pourrait être le début de la maturité ».

La maturité reste fuyante dans les films américains, mais nous continuons à aimer nos tire-larmes masculins, avec leurs torrents de sang plutôt que de larmes, et leurs corps masculins ravagés et rachetés. Malgré leur bavardage et leur violence, les films de Quentin Tarantino sont un genre de tire-larmes masculin, et on peut voir son film Once upon a time... in Hollywood comme le portrait d’une relation complémentaire entre Leonardo DiCaprio, l’acteur qui doute de lui-même et Brad Pitt, le cascadeur sûr de lui. L’acteur se met à nu avec ses doutes, mais quand le cascadeur enlève sa chemise, Tarantino se projette dans un idéal de la vieille école - l’homme d’action cool - et annonce la fin violente et frénétique du film.

La camaraderie facile des deux hommes dans Once upon a time… évoque celle de Butch Cassidy et le Kid, le film de potes (buddy movie) qui a fait un triomphe au box-office en 1969. Il a également contribué à un changement de genre cinématographique qui, en 1974, a amené Molly Haskell à sonner une alarme sombre et familière dans son livre From Reverence to Rape [2]. « Du point de vue d’une femme », écrivait-elle, la dernière décennie, avec sa « misogynie cachée » (Lolita) et sa violence masculine sans limites (Les Chiens de paille et d’autres), a été « la plus décourageante de l’histoire du cinéma ». Bien que les actrices aient proposé des performances mémorables, a-t-elle soutenu, même leurs grands rôles sont empreints de stéréotypes.

« Icebergs, zombies et casse-couilles », écrivait Haskell « c’est de ça que sont faites les petites filles des années 60 et 70. » Elle a fait le lien entre la disparition des femmes à l’écran et la fin du système des studios et de ses usines à images. Les actrices ont eu peut-être plus de liberté, mais elles ont perdu le pouvoir des grandes stars féminines. (La fin du Code d’autocensure de l’industrie, qui a été remplacé par le système de classification en 1968, a également permis de sexualiser les actrices de façon plus crue.) Pourtant, même si l’ancien système a disparu, Hollywood est resté - et reste - accroché aux vieilles idées et conventions, ce qui explique pourquoi il a tant de mal à exprimer les changements du monde réel qui affectent son public, notamment l’évolution des rôles des hommes et des femmes.

Le féminisme a eu un impact sur Hollywood, malgré les résistances de l’industrie. Mais il n’est pas surprenant qu’une industrie longtemps dominée par les hommes ait résisté au partage du pouvoir avec les femmes. Dans les décennies qui ont suivi la mise en garde de Haskell, l’industrie a rationalisé, et normalisé, les discriminations en prétextant toutes les excuses possibles : le marché, la demande des fans, la « vision » des créateurs. Elle a investi dans des superproductions dirigées par des hommes (des Dents de la mer à Avengers), a promu des génies masculins et a recruté des hommes plutôt que des femmes qualifiées. C’est toujours le cas. Certains cinéastes masculins - eux-mêmes libérés peut-être par des mères et des compagnes féministes - racontent des histoires avec des hommes doux et sensibles qui sont déjà de bons pères et des époux attentionnés, capables de partager leurs sentiments, de prendre soin des autres et de pleurer. Parfois, comme dans le cas des bromances [3], ils attribuent à des hommes des qualités traditionnellement féminines.

Lorsque les hommes prennent conscience de leurs sentiments à l’écran (ou ailleurs), on a parfois l’impression que l’industrie du cinéma – avec ses génies masculins, ses fraternités, ses mauvais garçons et ses super-héros – est en train d’abandonner les femmes. Les choses se sont récemment améliorées parce que les femmes ont pris la parole, comme le suggèrent les films prestigieux réalisés par et sur des femmes. Les hommes sont à l’écoute. Cela semble évident dans les films de masculinité en crise sortis cette année, même si les hommes semblent souvent plus intéressés à travailler sur leurs problèmes et leurs sentiments dans des histoires masculines. Malgré toute l’introspection masculine, nos films continuent à aimer les hommes héroïques et les méchants, les femmes enthousiastes et encourageantes – le plus souvent blanc.hes - ainsi que les fins simples, moralisatrices, où tout rentre dans l’ordre et qui font chaud au coeur. Comme nous le rappelle Le Mans 66, les films continuent à préférer les histoires d’hommes qui changent le monde pendant que les femmes les attendent.

Les femmes attendent aussi dans The Irishman, un film qui parle de la mafia, du pouvoir, du patron du syndicat des routiers Jimmy Hoffa, du passage du temps et du plaisir de manger du pain trempé dans du vin. En fait il s’agit surtout des hommes et de leur travail. De temps en temps, on voit Frank avec une de ses femmes et avec ses enfants, mais il est surtout marié à la mafia. Son parrain (Joe Pesci) le signifie clairement lorsqu’il donne une bague à Frank qui la glisse ensuite à son annulaire. La mafia convient parfaitement à Frank, qui raconte que le plus grand moment de sa vie a été non pas la célébration d’un mariage ou la naissance d’un enfant, mais la réception où Hoffa lui a rendu hommage. Frank est le garde du corps de Hoffa ; parfois, il ressemble davantage à un conjoint, comme lorsqu’ils dorment dans la même chambre dans des lits jumeaux à la Ricky-and-Lucy [4].

Le témoin le plus impitoyable de Frank est sa fille Peggy (jouée à l’âge adulte par Anna Paquin), dont les regards de plus en plus sombres sur son père reflètent votre regard. Scorsese a été critiqué pour en avoir fait un personnage quasi muet, critique compréhensible vu la façon dont le cinéma marginalise les femmes. Mais il me semble que le silence de cette fille correspond à la période et qu’il est terriblement éloquent. Les victimes ne parviennent pas toujours à s’exprimer face à leurs agresseurs, en prononçant des discours accusateurs pour que le public se sente bien à l’aise. Au contraire, ce silence témoigne de la terreur créée par la complicité de son père avec des tueurs. Son refus de parler est finalement la seule arme dont elle dispose.

Je comprends pourquoi The Irishman se focalise sur les hommes, même si j’aurais aimé que Scorsese, qui nous a donné de grands personnages féminins – dans Les Affranchis, L’Age de l’innocence et Alice n’est plus ici – nous en donne plus ici. J’en ai besoin, et j’ai du mal à trouver des femmes qui s’expriment haut et fort dans les films. Être une amatrice de cinéma américain signifie passer beaucoup de temps à regarder des hommes faire des choses et ressentir des choses, tant dans le cinéma mainstream que dans le cinéma indépendant. Vous pouvez aimer les films de Scorsese, Michael Mann, Spike Lee et Paul Thomas Anderson, pour ne citer que mes préférés, et regretter qu’ils créent rarement des personnages féminins aussi pleinement accomplis et humains que leurs protagonistes masculins.
Les péchés des pères pèsent lourdement. Cela semble évident face à tout ce malheur masculin, cette douleur profonde. C’est vrai dans Ad Astra de James Gray, où le patriarcat menace l’existence de la planète, donnant à ce film de science-fiction une sinistre dimension documentaire. Parabole sur la masculinité, le film critique l’idéologie qui place le travail d’un homme au-dessus de tout, y compris des personnes qu’il aime. Il est centré sur un astronaute divorcé (joué par Pitt, le saint patron de la droiture masculine cette année) qui est envoyé dans l’espace pour retrouver son père (Tommy Lee Jones) disparu depuis longtemps. Pendant une grande partie de l’histoire, le personnage de Pitt est aux prises avec cet héritage (« Je fais ce que je fais à cause de mon père ») ; il finit par se sauver lui-même et le monde en laissant partir son père.

Ad Astra suggère que la seule façon de se débarrasser du fardeau paternel est de faire la paix avec papa, qui doit alors, eh bien, mourir. Une idée similaire émerge dans deux films par ailleurs différents, Waves [5] (sur une famille divisée par une tragédie) et Un ami extraordinaire (sur le parcours d’un homme cynique vers une masculinité lumineuse grâce à Mister Rogers [6]). Ces deux films parlent de pères essentiels – un patriarche strict dans l’un, un paterfamilias presque saint dans l’autre – ainsi que de réconciliations déchirantes entre fils et pères mourants et séparés. Ces films suggèrent que pour que la jeune génération puisse aller de l’avant, elle doit pardonner les offenses des aînés, ce qui rappelle à quel point nos films sont chrétiens.

Tout comme Waves, Marriage Story (Netflix) de Noah Baumbach est divisé en deux parties : la sienne et celle de sa femme, et comprend la version de leur relation par la femme et par le mari. (Divulgation : je suis amie avec la mère de Baumbach.) Les critiques ont cherché à évaluer si Marriage Story est équitable pour les deux conjoints, une question qui avait été posée à propos de Kramer contre Kramer de Robert Benton en 1979. Baumbach a une dette envers ce film, mais les différences entre eux sont notables. Quel que soit le côté qu’il préfère, Baumbach donne de la place l’épouse. Dans Kramer, l’épouse (Meryl Streep) abandonnait son jeune fils et son mari sous le choc (Dustin Hoffman) environ huit minutes après le début du film et on ne la revoyait qu’au milieu du film lorsqu’elle revenait chercher son fils.
Sorti dans le sillage de la deuxième vague féministe, Kramer contre Kramer traite de l’apprentissage du mari en tant que père et est un exemple des films d’hommes sensibles de l’époque. Il s’agit d’un des nombreux films de « papa poule » dans lesquels des hommes, de façon comique ou sérieuse (ou les deux), jouent le rôle de parent principal. Les films ont banni les mères temporairement ou définitivement – personne ne tue maman comme Disney – en laissant en liberté des petits animaux dont la vulnérabilité transforme le public en une éponge sanglotante. Dans Kramer contre Kramer et d’autres films sur les pères célibataires, les mères qui sont parties donnent aux pères une excuse pour prendre la relève et s’occuper des enfants, un thème louable et une justification pratique pour maintenir les femmes hors champ.

Dans les décennies qui ont suivi Kramer contre Kramer, les personnages masculins ont continué à évoluer avec leurs créateurs, mais parfois, on a aussi eu l’impression que les hommes et les femmes avaient été chassés dans des coins opposés du cinéma. Cette ségrégation efficace demeure, comme en témoignent le film de baston macho Triple Frontière (Netflix) cette année, le film d’art The Lighthouse et le drame de guerre 1917 [7]. C’est aussi un facteur déterminant dans les histoires criminelles comme The Kitchen (Les Baronnes) et Hustlers (Queens), où les femmes forment des bandes mal assorties et éphémères pour se défendre contre le pouvoir masculin et pour subvenir aux besoins de leur famille. Ces films suggèrent que les femmes peuvent créer des communautés solidaires (et gagner et dépenser beaucoup d’argent), mais elles sont condamnées par les pressions mortelles pour leur amitié que le monde exerce sur elles.

Mais les hommes et les femmes peuvent-ils se découvrir ensemble ? Waves et Marriage Story sont tous deux des mélodrames familiaux sur une crise créée par des personnages masculins qui en portent aussi le poids. Dans Waves, le comportement autoritaire d’un père aimant envers son fils adolescent pousse directement ce dernier vers une catastrophe. Dans Marriage Story, une actrice cherche à divorcer de son mari, un directeur de théâtre, parce qu’elle a – avec l’aide de ce dernier – perdu le sens d’elle-même dans le mariage. « Je l’ai suivi », dit-elle, « mais j’ai rétréci ». Le mari la repousse, s’arrêtant seulement quand il craque et tombe par terre en se blessant, une façon de figurer littéralement la blessure qu’il s’est infligée.

Les deux films se transforment en mélodrames masculins et en deviennent meilleurs, offrant aux spectateurs une « immédiateté émotionnelle », pour revenir à Durgnat. Un aspect que je trouve particulièrement attrayant dans ces films est la façon dont ils placent la vie de leurs protagonistes dans un jeu dynamique. La première partie de Waves est dominée par l’adolescent qui est emporté dans la tragédie, tandis que la deuxième partie est centrée sur la façon dont cette tragédie affecte sa jeune sœur. Ces récits sont séparés mais aussi reliés, visuellement et narrativement, par des espaces, des mouvements de caméra et des péripéties. L’histoire de Waves n’est complète que par l’addition des points de vue du frère et de la sœur, tout comme le drame de Marriage Story n’est compréhensible que parce qu’on entend à la fois le point de vue de la femme et du mari.
Enlevez la moitié de l’histoire et il n’y a plus d’histoire.


Traduction de Geneviève Sellier
Remerciements à Manohla Dargis et au New York Times


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[1La sortie française est prévue en mars 2020.

[2Publié en français sous le titre La femme à l’écran : de Garbo à Jane Fonda, Seghers, 1977.

[3Mot valise (brother/ romance) qui désigne des histoires d’amitié forte entre deux hommes.

[4Les deux protagonistes de I Love Lucy, sitcom célèbre des années 50.

[5Sortie prévue en France fin janvier 2020.

[6Fred Rogers, un homme de télé américain dont le programme éducatif Mister Rogers’ Neighborhood a été suivi par des millions de téléspectateurs entre 1968 et 2001. (Wikipédia)

[7Film de Sam Mendes dont la sortie est prévue en France le 22 janvier 2020.