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Les Nouvelles Aventures de Sabrina, saison 3


>> Kévin Drif / dimanche 23 février 2020

Sabrina Spellman, une figure féministe ambigüe


Des sœurs Halliwell dans la série Charmed (1998-2006), aux jeunes filles chaperonnées par Cordelia et Fiona Goode à la Nouvelle-Orléans dans American Horror Story Coven (2013-2014) [1], en passant par la recréation fictionnelle des sorcières de Salem dans l’Amérique naissante du 17e siècle dans Salem (2014-2017), la télévision états-unienne a usé et abusé de l’image de la sorcière qui a alimenté au fil des décennies l’imaginaire collectif autour de cette figure mythique profondément féministe, souvent représentée par des femmes victimes des hégémonies phallocentriques, qui s’attachent à lutter contre les abus des hommes et à placer les femmes dans une position de pouvoir. [2]

C’est dans cette tradition que s’inscrit Les Nouvelles aventures de Sabrina (2018-), série diffusée par Netflix et librement inspirée par la BD Sabrina the Teenage Witch (1971-2009). Bien que ce personnage ait déjà bénéficié d’une adaptation télévisuelle en 1996, toute comparaison est impossible. L’une, campée par Melissa Joan Hart, joue le rôle d’une adolescente typique des années 90 qui sur un ton comique utilise ses pouvoirs pour résoudre des problèmes du quotidien avec des enjeux souvent mineurs. La Sabrina de 2018 cherche à s’émanciper sur un ton plus sombre de certains codes sexistes et misogynes qui faisaient loi seulement vingt ans plus tôt. Des scènes de sexe omniprésentes et protéiformes (représentations LGBTQ, sexe à plusieurs, sexe violent), des meurtres, des sacrifices, une remise en cause permanente de l’institution patriarcale dans le monde des mortels et celui des enfers, voilà les nouvelles problématiques que nous propose cette sorcière 2.0.

Je m’intéresse plus particulièrement à la troisième saison sortie sur Netflix le 24 janvier 2020. Pour ne perdre personne, voici un bref récapitulatif. Précédemment dans Les Nouvelles Aventures de Sabrina… Sabrina jeune sorcière vivant avec ses deux tantes depuis la mort de ses parents partage son temps entre sa vie de mortelle au lycée et celle de sorcière ; dans la première saison, Sabrina doit signer son nom dans le « Book of the beast » [3]. Réticente dès le départ, elle passe toute la saison à remettre en cause le système patriarcal du monde des sorciers notamment en devenant étudiante à l’académie des sorcier.es où son statut de demi-mortelle la distingue du reste du corps étudiant. Après maintes péripéties elle signe ledit livre et assume ses pouvoirs et sa double-vie. Fidèle à ses convictions elle passe cependant le plus clair de la seconde saison à questionner les règles et commandements du « Dark Lord » ou Satan, et du directeur de l’école, le père Blackwood. Cette saison est aussi marquée par la réalisation d’une prophétie qui marque le retour de Satan sur Terre sous sa forme angélique, avec l’aide de Lilith, présentée comme sa maîtresse et servante. La fin de la deuxième saison marque néanmoins la chute du système patriarcal dans le monde des sorciers avec la destitution du père Blackwood de la direction de l’académie et de Satan du règne des enfers. Sur la base de ces deux saisons Les Nouvelles Aventures de Sabrina est donc présentée comme une série profondément féministe qui met en scène un nombre important de personnages féminins avec de véritables arcs narratifs, qui, malgré l’oppression permanente du système patriarcal, font tout ce qui est en leur pouvoir pour s’affirmer en tant qu’individue et n’hésitent pas à remettre en question le statu quo. La série réussit d’ailleurs aisément le test de Bechdel [4] puisqu’elle met en scène Sabrina entourée d’un nombre important de femmes qui parlent souvent entre elles, de beaucoup d’autres choses que des hommes.

Lorsque s’ouvre la troisième saison, tout est à reconstruire, l’académie a perdu beaucoup de ses étudiant.es, une réforme complète de son dogme et de sa structure est nécessaire. Tante Zelda, une des tantes de Sabrina, endosse ce rôle en décidant dès le premier épisode de prier au nom de Lilith et non plus de Satan. De son côté Sabrina retourne aux enfers pour sauver Nick, son petit-ami devenu la prison humaine de Satan, des griffes de Lilith. Bien qu’elle y parvienne, son périple lui fait découvrir que la position de Lilith en tant que reine des enfers est remise en cause par les rois des enfers (expression de la domination masculine) qui y résident. Sabrina, fille de Satan, apparaît alors comme le bon choix pour reprendre ce pouvoir et ne pas le voir tomber dans les mains d’un autre tyran narcissique, ici présenté par le personnage de Caliban, être créé à partir de l’argile des enfers.

Caliban cristallise d’ailleurs un paradoxe omniprésent dans la série en ce qui concerne les enjeux raciaux. En effet, le monde des sorcier.es tel qu’il nous est présenté semble au premier regard ne pas être animé par des problématiques de race [5], on y trouve des personnages africains-américains ou asiatiques-américains sans qu’aucune mention ne soit faite de leur appartenance ethnique. Néanmoins, les positions de pouvoir sont exclusivement occupées par des hommes blancs comme le père Blackwood, mais également Satan et Caliban.

Du haut de ses seize ans Sabrina se trouve donc tiraillée entre les enfers dont elle est devenue la reine bon gré mal gré, et sa vie de mortelle dans une famille, siège de nombreuses péripéties. La saison trois voit donc évoluer Sabrina entre sa quête de pouvoir aux enfers et sa vie amoureuse, familiale et amicale, comme une étude de cas pour explorer si, de manière générale et caricaturale, « women can have it all ». Autrement dit si les femmes peuvent « concilier » vie professionnelle et vie personnelle. Sabrina exprime par ailleurs très clairement ce souhait lorsqu’elle déclare déjà dans la deuxième saison : « But I want both. I want freedom and power. »

Tout au long de la saison Sabrina réussit tant bien que mal à gérer les problèmes des enfers, en nommant Lilith comme régente, ce qui place une femme de plus dans une position de pouvoir. Elle réussit également à protéger et redonner des forces à son clan [6] en faisant appel aux différentes sorcières isolées et/ou exilées par le passé à cause de leurs transgressions du dogme en place. Cette nouvelle sororité de sorcières met en avant la puissance de l’association de femmes individuellement dominées. Comme un miroir tendu vers la réalité, la série semble appeler à l’entraide entre les femmes dans un monde occidental où les révélations d’agressions sexuelles et de viols ont nourri des plateformes telles que #metoo, TimesUp ou encore #balancetonporc en France.

De plus la série met un point d’honneur dans cette saison à mettre en avant le corps masculin. Cette vision omniprésente de corps dévêtus est illustrée par quasi tous les personnages masculins tels que Nick, Satan, Ambrose et Harvey, que l’on voit très souvent torse nus dans des scènes qui présentent leur corps en position de soumission. Ainsi Satan est enchainé torse nu dans les premiers épisodes, et Nick traumatisé par son passage en enfer trouve refuge dans des activités sexuelles BDSM dans lesquelles il est battu et fouetté torse nu. La série présente donc une vision inversée de celle analysée par Laura Mulvey dans son texte fondateur de 1975 qui introduit les notions de « male gaze » (regard masculin) et de « to-be-looked-at-ness » (le fait d’être regardée), pour désigner la manière dont les corps féminins sont le plus souvent représentés au cinéma pour satisfaire le plaisir voyeuriste des spectateurs masculins. Ici les corps masculins sont érotisés et offerts au plaisir féminin et homosexuel sous la forme d’un « female gaze » primaire, alors que les corps des femmes ne sont pas présentés dans la série comme un spectacle sexuel.

Cependant malgré ces aspects féministes explicites, la fin de la saison contraste nettement avec son début. En effet, prenant une liberté importante avec les conventions des voyages dans le temps dans les fictions, Sabrina réussit à faire coexister dans la même temporalité deux versions de sa personne. La Sabrina venue du futur évolue dans le présent aux côtés de la Sabrina du présent, un véritable casse-tête scénaristique qui vise à apporter une réponse au dilemme qui taraude Sabrina. Incapable de se dédoubler pour pouvoir pleinement apprécier son règne aux enfers et sa vie sociale sur Terre, elle passe un pacte avec elle-même pour occuper ces deux espaces simultanément. Cette facilité scénaristique permet à notre protagoniste de gagner sur tous les tableaux. Mais cela fait de Sabrina une figure féministe ambiguë. À la question « Can women have it all ? », la réponse apportée par la série est sans détour. Cela est parfaitement possible si vous êtes capable de vous dédoubler comme Sabrina, et de séparer drastiquement vie professionnelle et vie privée. Un message assez éloigné des aspirations féministes…
Kévin Drif est ingénieur d’études à l’université Le Havre Normandie pour le projet RIN Genre & écrans. Après un mémoire sur la représentation des masculinités afro-américaines dans les séries télévisées américaines contemporaines, il envisage prochainement une thèse portant sur les mêmes problématiques intersectionnelles.


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[1Tellement plébiscitée par les fans qu’elles bénéficieront d’une seconde saison dans l’anthologie American Horror Story en 2018.

[2Sempruch, Justyna. “Feminist Constructions of the ‘Witch’ as a Fantasmatic Other.” Body & Society 10, no. 4 (Décembre 2004) : 113–33.

[3Sorte de livre des enfers dans lequel sorcières et sorciers doivent signer leur nom à l’âge de de 16 ans pour offrir leur âme à Satan.

[4Test qui tient son nom de la dessinatrice Alison Bechdel qui en 1985 dans une page de bande dessinée présente sa méthode pour déterminer la qualité féministe d’un film. Depuis, ce test est utilisé pour dénoncer la sous-représentation des personnages féminins à l’écran. Ce test repose sur trois critères : l’œuvre de fiction doit mettre en scène au moins deux femmes nommées, qui parlent ensemble, et d’autre chose que des hommes.

[5L’emploi du terme de race se rapproche ici de son utilisation courante en anglais américain pour désigner un groupe ethnique.

[6Traduction française approximative du mot « coven » qui en anglais désigne un rassemblement de sorcières.