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Hommage à Jeanne Moreau

Jeanne Moreau, star de la Nouvelle vague


>> Geneviève Sellier / mardi 1er août 2017

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Jeanne Moreau, star de la Nouvelle vague

"La présence de Jeanne Moreau est complexe et explosive. Elle sait ne rien faire ; elle sait servir ses partenaires ; elle a cette chose rarissime : de l’aura."

Cinémonde, juin 1958

Dès 1961, une enquête sociologique parrainée par Edgar Morin, entreprend d’évaluer le changement des représentations filmiques lié à l’émergence de la Nouvelle vague, en comparant deux échantillons d’une vingtaine de films chacun, choisis dans la production des années 1957 à 1961, l’un relevant du cinéma populaire traditionnel, l’autre de la Nouvelle vague. Le renouvellement apparaît très sensible, tant du point de vue des caractères formels et techniques, des caractères généraux de l’intrigue, des thèmes que dans la construction et le typage des personnages.

La répartition des sexes est moins inégale dans les films de la Nouvelle vague que dans le cinéma traditionnel, même si les femmes restent minoritaires et plus souvent partenaires que protagonistes à part entière ; ces films se concentrent sur les problèmes sexuels de leurs personnages dont l’âge est sensiblement rajeuni.

Ce renouvellement des représentations s’accompagne de l’émergence de nouvelles figures d’acteurs, selon des modalités qu’on retrouve tant chez les hommes que chez les femmes. L’une des ambitions des nouveaux cinéastes est en effet de renouveler les acteurs, et pas seulement pour les rajeunir comme l’explique François Truffaut à Cinémonde, en faisant référence à Gabin :

"Pour ma part, il m’est absolument impossible de travailler avec des gens qui ont un droit de regard sur la partie technique. (...) La vedette devient encombrante à ce stade. C’est vrai, nous engageons de plus en plus d’inconnus. C’est au metteur en scène de savoir les diriger et d’en tirer la quintessence. Les débutants sont souvent plus malléables que les autres."

Parmi ces jeunes acteurs, certains jouissaient déjà d’une notoriété dans le cinéma populaire des années 1950, et vont bifurquer de façon quasi exclusive vers le cinéma d’auteur de la nouvelle génération. C’est le cas de Maurice Ronet et de Jeanne Moreau. D’autres naissent avec la Nouvelle vague et y resteront associés, comme Jean-Louis Trintignant ; cela peut aller jusqu’à un compagnonnage exclusif avec un seul cinéaste, comme pour Anna Karina, dont la carrière ne s’est pas vraiment poursuivie après Godard.

D’autres enfin connaissent la gloire grâce au nouveau cinéma mais sauront ensuite devenir des stars du cinéma populaire, comme Jean-Paul Belmondo. Quant à Brigitte Bardot, après le coup d’éclat de Et Dieu créa la femme, où la critique de l’époque voit un manifeste du cinéma moderne, sa popularité médiatique sans précédent se nourrira essentiellement de films de facture traditionnelle (Christian-Jaque, Autant-Lara, Clouzot) et la Nouvelle vague ne l’utilisera que de façon marginale et distanciée (Malle, Godard).

Construction d’une image

Jeanne Moreau est la seule actrice qui devient une star, au sens économique et médiatique du terme, grâce à la Nouvelle vague, et dont le nom sera exclusivement associée désormais à celle-ci, malgré une carrière antérieure assez longue dans le cinéma grand public (vingt films). Son image change de nature en changeant de cinéma. Ginette Vincendeau analyse Jeanne Moreau comme l’incarnation de la femme moderne, mélange de sensualité et d’intelligence, symbole de libération intellectuelle et sexuelle [1]. À ce titre, elle correspond bien à ce cinéma qui aspire à devenir un bon objet pour l’élite cultivée et moderniste, mais aussi à une nouvelle authenticité grâce à des méthodes de tournage plus libres et une technicité plus légère. Par son physique "non-photogénique" selon les critères du cinéma traditionnel, dont les réalisateurs de la Nouvelle vague vont mettre en valeur la sensualité élégante, elle est aux antipodes de la femme conformiste de la classe moyenne, que peuvent jouer Morgan ou Darrieux, mais elle s’oppose également à l’image d’émancipation sexuelle que construit Bardot, la femme-enfant au corps de rêve.

Elle devient la femme idéale de l’intelligentsia urbaine moderne, c’est-à-dire du public de la Nouvelle vague, et la compagne "naturelle" des artistes-intellectuels qui en font leur égérie.

L’étude de la construction de son image au tournant des années 1960 devrait donc nous permettre, par comparaison avec ses rôles précédents, d’appréhender un peu plus finement le renouvellement des représentations lié à l’émergence du cinéma d’auteur, et plus largement à la modernisation de la France.

Intelligence et séduction

Après un an comme auditrice au Conservatoire, Jeanne Moreau devient pensionnaire à la Comédie française en 1947 : elle a été distribuée dans vingt-neuf pièces en quatre ans dans cette vénérable institution. Devenue pensionnaire, elle la quitte pour le TNP de Jean Vilar en 1951 où elle devient la partenaire de Gérard Philipe ; puis à partir de 1953, elle tente l’aventure du théâtre privé, où elle enchaîne les créations les plus prestigieuses, de G.B. Shaw à Cocteau et Tennessee Williams, avec pour partenaires Pierre Blanchar, Jean Marais ou Marie Bell. Comme la plupart des comédiens à l’époque, elle accepte dès les débuts de sa carrière théâtrale des rôles au cinéma, pour des raisons d’abord alimentaires.

Son premier film, Dernier amour de Jean Stelli (1949) qui ne brille ni pas l’originalité de son intrigue, ni par la modernité de son écriture, est pourtant suffisamment important pour que Cinémonde le propose en feuilleton à ses lecteurs, sur quatre numéros. Elle y est la rivale d’Annabella (qui tente un comeback dans le cinéma français après dix ans passés à Hollywood) dans l’amour de Georges Marchal, un des jeunes premiers les plus populaires de l’après-guerre. Déjà une intrigante, elle utilise le charme de sa jeunesse pour détourner les hommes de leurs "devoirs conjugaux". Il faudra qu’Annabella fasse une tentative de suicide pour que son mari lui revienne !

Dès ce premier film, Jeanne Moreau associe l’intelligence à la séduction, malgré ou à cause d’une beauté non conventionnelle. Sa bouche sensuelle au pli tragique, son front immense, son physique plus élégant que voluptueux par rapport aux normes de l’époque, vont en effet l’amener à occuper des emplois atypiques de femme de tête, dans un cinéma qui cantonnait le plus souvent les jeunes actrices à des rôles de "poupées gonflables". Le point commun de tous ses rôles entre 1948 et 1958, c’est qu’elle ne sera jamais une "ravissante idiote". Ses succès théâtraux interdisent de la considérer comme une starlette parmi d’autres. Elle ne figurera que rarement sur la couverture de Cinémonde. En revanche reviennent comme un leitmotiv chaque fois que l’hebdomadaire parle de ses performances des expressions comme "talent vrai", "promise à une très grande carrière", "une des nouvelles les plus douées", "une bonne comédienne dont le grand talent n’attend qu’une occasion pour exploser", une "jeune autorité".

Meurtres réalisé en 1950 par Richard Pottier, autre vieux routier du cinéma français, est remarquable également à ce titre : elle y joue face à Fernandel dans un de ses premiers rôles dramatiques, une fille de famille rebelle, qui décide de tout quitter pour échapper à un mariage d’argent et convainc Fernandel, son oncle généreux et sans défense, enfermé par ses bourgeois de frères à l’asile pour avoir aidé sa femme à mourir, de partir avec elle loin de leur étouffante famille...

Dès son quatrième film, L’Homme de ma vie (Lefranc, 1951), elle est la partenaire principale de Madeleine Robinson, qui reprend l’emploi de Françoise Rosay dans Jenny de Carné, en mère indigne repentie dans un mélodrame qui vire à la tragédie. Jeanne Moreau y est comme sa mère victime des hommes et des préjugés sociaux. Ce film ne dépare pas parmi les mélodrames sociaux féminins qui dans les années 1950 dénoncent l’oppression patriarcale et l’aliénation des femmes, sur un mode proche des woman’s films hollywoodiens, mais avec des moyens artistiques moins brillants....

Après un rôle d’infirmière méritante dans Il est minuit, docteur Schweitzer (Haguet, 1952), biographie bien pensante typique du Pierre Fresnay d’après-guerre, elle rencontre Jean Marais sur Dortoir des grandes (Decoin, 1953) en jouant une soubrette pleine d’initiative, face aux jeunes filles de bonne famille du pensionnat, menées par Françoise Arnoul. Julietta (Marc Allégret, 1953), toujours avec Jean Marais, lui offre un rôle plus intéressant, face à Dany Robin en ingénue. "Amoureuse, snob, enfant gâtée, coquette, peureuse, indignée, elle est une exquise chipie", selon Cinémonde. L’hebdomadaire affirme même que

"dans le film, un étonnant rétablissement bouscule la "moralité" du livre (de Louise de Vilmorin). Jeanne Moreau arrive première au poteau où le spectateur, Peau-Rouge turbulent , cloue et consacre les talents. C’est elle qu’il proclame (non que Dany Robin soit une mauvaise Julietta, au contraire), mais il y a un phénomène Jeanne Moreau. C’est elle qui sort par la porte."

Paradoxalement, quand elle tourne avec Becker, c’est son film le plus "commercial" de la période, Touchez pas au grisbi (1954) et qui plus est dans un personnage de danseuse de boîte de nuit, garce conventionnelle typique de la misogynie du cinéma policier de l’époque, à quoi elle avait échappé jusque-là. Le seul point commun avec ses autres personnages, c’est l’intelligence ; c’est elle qui, en manipulant le maillon faible du couple de gangsters (René Dary/ Jean Gabin), fait échouer le hold-up parfait grâce auquel Max espérait se ranger. Ce film, fétichisé par la doxa cinéphilique, est aujourd’hui la seule trace connue de Jeanne Moreau avant la Nouvelle vague, alors qu’il est sans doute le film le moins représentatif de son image à cette période.

Émancipation

En 1953, elle accède à la catégorie des "têtes d’affiche" dans le palmarès annuel de Cinémonde. Le premier film dans lequel elle est effectivement en tête d’affiche vient juste après : Les Intrigantes (Decoin 1954), avec Raymond Rouleau. Il est un directeur de théâtre accusé à tort d’un meurtre qui le contraint à se cacher et "son épouse, aimante et douce, se découvre alors une âme de directrice, et devient en quelque sorte une rivale pour lui ». C’est en effet la révélation d’une personnalité que met en scène le film, insistant sur les compétences et l’efficacité qui permettent à la jeune femme de gérer le théâtre, y compris sur le plan artistique, mieux que son mari. Certes le film s’inscrit dans les représentations de l’époque exprimant la peur de l’émancipation des femmes, mais propose en même temps une vision fascinée de leurs capacités. La dimension effrayante (pour les hommes) de cette émancipation passe à travers la voix off du mari, caché dans une clinique psychiatrique, qui découvre effaré cette nouvelle femme, aussi efficace qu’impénétrable, qu’il devra confondre pour pouvoir reprendre sa place dans son théâtre. Mais la trahison de sa femme prend alors un autre sens, celui du refus de retrouver la place socialement dominée d’une épouse aimante.

C’est ce rôle qui lui donne une visibilité critique dans la presse "sérieuse". Jacques de Baroncelli, sur un ton quelque peu condescendant, compte tenu de son opinion médiocre sur le film, écrit dans le Monde :

"Un caractère de femme, fortement cerné d’un trait noir, cela ne manque jamais d’intérêt. On songe à certaines héroïnes de Wyler, qu’interprétait Bette Davis... Et, de fait, le visage de Jeanne Moreau, sur lequel la veulerie apparaît tout à coup, comme une vase qui remonte, nous retient un moment."

Selon R.M. Arlaud pour Combat,

"Tout tient sur Jeanne Moreau, et je dois avouer que cette comédienne (dont j’ai toujours dit le peu de bien que je pensais, en ce qui concerne ses apparitions cinématographiques), est, dans cette histoire, fidèlement remarquable. Son personnage se tient sans une faiblesse, se justifie, indique les évolutions sans les souligner jusqu’aux sentiments les plus complexes comme, par exemple, la volupté de la peur. Du très beau travail !"

Sortir des rôles d’objet sexuel ou d’ingénue

La parenthèse restrictive de ce critique est une allusion au statut culturel différent du type de théâtre et du type de cinéma dans lequel travaille l’actrice à l’époque. Le Comédie française, le TNP et le théâtre privé "moderne" qu’elle choisit ensuite, relèvent tous de ce que nous pourrions appeler avec Bourdieu la « culture cultivée » de l’époque ; alors que ses rôles au cinéma avant 1958 relèvent davantage d’une culture de masse à laquelle elle sacrifie pour des raisons essentiellement alimentaires. Comme elle le dit dans le premier entretien important que lui consacre Cinémonde en février 1955 : "Je n’ai jamais eu, au cinéma, un rôle qui me mette en valeur comme ceux que j’ai eu la chance de me voir confier au théâtre."

Et son rôle-titre dans une superproduction historique n’a pu que confirmer ses réserves ; La Reine Margot (Dréville, 1954) d’après Dumas, ajoute aux péripéties déjà passablement fantaisistes imaginées par le romancier, quelques scènes déshabillées qui vont provoquer l’ire des critiques d’une partie de la presse : Franc-Tireur s’indigne :

"Pourquoi notamment, (Jean Dréville) s’est-il complu sans nécessités majeures, à exiger de Jeanne Moreau une exhibition aussi exagérée de son anatomie. Charmante, certes, cette anatomie et je serais bien hypocrite si je n’avouais pas avoir pris plaisir à la contempler. Mais le talent, la nature, le tempérament de cette jeune comédienne sont tels qu’ils pouvaient fort bien suppléer à cet étalage. On lui a fait tort, à mon avis, en l’y contraignant, et quelle qu’ait été la satisfaction de mes yeux, je le regrette pour elle. Qu’on laisse ce soin aux petites starlettes qui n’ont pas d’autres atouts ! D’ailleurs, Jeanne Moreau a dû sentir ce "déclassement" qu’on exigeait d’elle , car elle n’a pas - ou je me trompe fort - donné ici toute sa mesure."

Jean de Baroncelli dans le Monde s’élève contre

"cette marotte de la nudité qui prend de plus en plus chez nos producteurs une allure de psychose sénile. Qu’on ne puisse plus illustrer à l’écran une page de l’histoire de France sans nous exhiber la poitrine ou le postérieur d’une dame, voilà qui devient parfaitement grotesque. Je ne m’élève ici nullement au nom de la pudeur. Il me semble que le simple sens du ridicule devrait mettre un frein à ce libertinage de garnison... Et quand c’est une comédienne du talent de Jeanne Moreau qui se prête à ces manœuvres transparentes, on ne peut s’empêcher, en dépit de l’admiration qu’on éprouve, d’être un peu affligé..."

Ces deux articles indiquent assez nettement que l’image de Jeanne Moreau est en train de se construire (sans doute grâce à ses réussites théâtrales) hors des limites imposées aux jeunes actrices par le cinéma de l’époque. C’est d’ailleurs à l’occasion de ce film qu’elle est interviewée pour la première fois par Les Lettres françaises, alors qu’elle joue le rôle du Sphinx dans La Machine infernale de Cocteau au théâtre avec Jean Marais.

"Jeanne Moreau me dit combien elle aurait aimé interpréter le rôle de Mathilde de La Mole dans Le Rouge et le Noir . Cette Mathilde qui fit pour Julien Sorel, son amant, condamné à mort, ce que l’histoire veut que la reine Margot ait accompli pour La Mole, son amant décapité, dont elle baisa la tête alors qu’il était mort.

Jeanne Moreau a d’ailleurs regretté que cette scène ne figurât pas dans le film (tout comme celle de Mathilde ne figure pas dans le film d’Autant-Lara) :

"Je trouve que c’est un passage très beau que celui où Margot, dans Dumas, emporte la tête de La Mole dans son sac, la dépose dans son cabinet attenant à sa chambre à coucher, puis se rend au bal où son frère, Charles IX, agonisant, empoisonné par erreur par Catherine de Médicis leur mère, lui a demandé d’assister. Il lui dit ; "Prenez garde ! vous avez au bras une tache de sang." Elle répond : « Ah ! qu’importe, Sire, pourvu que j’aie le sourire aux lèvres » J’aurais aimé avoir à jouer cela."

Cette remarque suggère le type de rôle auquel aspire Jeanne Moreau, et que le cinéma français de l’époque refuse aux jeunes actrices, en les cantonnant dans un statut d’objet sexuel ou d’ingénue. Seules Danielle Darrieux et Michèle Morgan, (et dans une moindre mesure Simone Signoret), sans doute à la fois à cause de leur âge et de leur statut de star, peuvent prétendre à des rôles d’amoureuse tragique. Dans un registre plus intimiste, c’est ce qu’elle trouvera avec les réalisateurs de la Nouvelle Vague.

Des personnages audacieux

La Reine Margot, au-delà de son aspect déshabillé, propose en fait un portrait plutôt positif de Marguerite de Valois, loyale avec le mari qui lui est imposé pour des raisons politiques, intelligente pour déjouer les intrigues de sa mère, courageuse pour protéger son amant. Jeanne Moreau transporte dans ce drame historique qui la consacre, son personnage de jeune femme sensuelle et déterminée.

Mais ce film ne lui permet par de changer de catégorie au cinéma, alors que ses performances théâtrales deviennent de plus en plus brillantes. Sans doute faut-il incriminer le succès limité du film, qui ne peut pas rivaliser avec les brillantes fantaisies de Guitry (Si Versailles m’était conté est en tête du box office en 1954), mais aussi les limites du rôle de Margot, les scènes lestes hypothéquant fortement la crédibilité du personnage.

Entre 1955 et 1957, elle fait une dizaine de films où elle tient un premier rôle féminin, mais dans un genre qui fait la part belle aux personnages masculins, le policier. Pourtant si beaucoup de ces films ne valent sans doute pas mieux que l’oubli auquel ils ont été condamnés, Jeanne Moreau y joue le plus souvent des personnages audacieux et passionnés qui tranchent avec le tout venant des rôles féminins dans ce type de film. Ils mettent en avant son autonomie sociale, son niveau socioculturel élevé (sans pour autant qu’elle soit une bourgeoise comme ce sera le cas dans les films de la Nouvelle Vague) et un métier qualifié (infirmière, médecin, institutrice), ce qui est doublement remarquable dans ce cinéma qui assigne aux femmes le plus souvent une place d’objet sexuel ou d’épouse et mère au foyer. Que ce soit dans un registre recommandable ou non, elle est montrée comme une femme déterminée et capable d’initiative.

Dans Les Hommes en blanc (Habib, 1955), infirmière, elle incarne une vision altruiste de la vocation médicale, face à des étudiants en médecine arrivistes et cyniques. Elle suivra Raymond Pellegrin quand il décidera d’aller s’installer dans une campagne arriérée plutôt que de faire une brillante carrière à Paris. C’est à l’occasion de ce film qu’elle fera pour la première fois la couverture de Cinémonde, malgré son rôle peu affriolant !

Dans Gas-Oil (Grangier, 1955), elle est une institutrice de village qui refuse d’épouser son amant routier (Jean Gabin), pour ne pas devenir la domestique de son mari. Paradoxalement, c’est ce que l’intrigue policière du film va finalement la contraindre de faire, comme si cette histoire n’avait pas d’autre fonction que de mettre au pas les femmes autonomes (le dernier plan nous la montre se levant la première pour faire le petit déjeuner de celui pour qui elle a sacrifié son métier).

Dans un registre moins recommandable, Le Salaire du péché en fait une garde malade, complice et maîtresse du faible Jean Claude Pascal qu’elle couvre quand il assassine son beau-père pour accéder à l’héritage.

Jusqu’au dernier (Billon, 1957) se place dans un registre plus léger, presque parodique, pour nous raconter les mésaventures d’une acrobate de cirque (Jeanne Moreau) qui tombe amoureuse d’un mauvais garçon (Raymond Pellegrin). Son personnage est d’une audace surprenante à la fois dans son comportement amoureux et quand elle tente d’aider son amant poursuivi par une bande de tueurs. On a même droit à une scène d’un goût douteux où elle est torturée avec une cigarette. Le dernier plan la montre regardant sans ciller son amant mourir dans l’explosion qu’il a provoquée, parce qu’il préférait l’argent à l’amour de Jeanne...

Les Louves (Saslavsky, 1957) raconte une sombre machination entre trois femmes pendant l’Occupation, dont l’enjeu est le falot François Perrier ; elle joue la jeune soeur de Micheline Presle, aussi avertie que l’aînée est apparemment naïve ; d’une intrigue à tiroirs, on peut retenir que Jeanne Moreau incarne une jeune femme rebelle à l’ordre social et familial, sans scrupules mais habitée par la passion : elle attire dans ses bras le fiancé de sa sœur, et le film oppose sa sensualité à la frigidité de sa sœur aînée. Elle sera finalement victime de la lâcheté et du cynisme des deux autres. Son amant refuse de partir avec elle et sa sœur l’empoisonne et fait passer son meurtre pour un suicide, avant de se retourner contre le pauvre François Perrier…

Enfin Trois jours à vivre de Gilles Grangier confirme son image de femme déterminée et sans préjugés : comédienne de second rang dans une troupe médiocre, elle devient la maîtresse du jeune premier prêt à tout pour devenir célèbre : il prétend reconnaître l’auteur d’un assassinat commis sous ses yeux, mais le gangster faussement condamné par sa faute, s’évade pour se venger ; prévenu, le comédien (Daniel Gélin) s’effondre, et sa compagne écœurée par sa lâcheté, décide de le quitter non sans avoir réglé son compte au gangster en donnant de sa personne (!). Au delà de l’intrigue rocambolesque qui transforme une jeune comédienne en indic de haut vol, on est frappé par la force du personnage de Moreau, face à la lâcheté de Gélin. Elle aura finalement pitié de lui : les hommes sont lâches mais les femmes doivent les protéger…

Devenir « star »

Tous ces films souffrent des conventions du cinéma français de l’époque, mais Jeanne Moreau y témoigne toujours d’un tempérament qui par contraste fait ressortir la médiocrité des personnages masculins. Sa carrière cinématographique semble pourtant marquer le pas, dans un contexte où les coproductions européennes et les adaptations littéraires tiennent le haut du pavé. Au sommet du box office en 1957 trônent Gina Lollobrigida dans Notre Dame de Paris et Maria Schell dans Gervaise. Martine Carol est en perte de vitesse avec Nathalie, Françoise Arnoul est cantonnée dans des productions bas de gamme (La Chatte). Seule Brigitte Bardot semble capable de bousculer les équilibres antérieurs, largement dominés par les vedettes masculines (Gabin, Fernandel, Bourvil, Gérard Philipe).

Pourtant, dès son palmarès annuel 1958, Cinémonde fait passer Jeanne Moreau dans la catégorie des "stars", (elle n’était jusque-là que "vedette" ou "tête d’affiche") derrière les "super-stars" que sont Martine Carol, Michèle Morgan et déjà Brigitte Bardot, avec ce commentaire : "Jeanne Moreau doit à un talent qui chaque jour s’affine de conquérir ses galons de star. Elle a beaucoup tourné cette année : Échec au porteur, Trois jours à vivre, Ascenseur pour l’échafaud, Le Dos au mur. Reste une grande vedette de théâtre."

En juin 1958, Cinémonde met en compétition Jeanne Moreau avec Annie Girardot dans un des "matches-vedettes" dont l’hebdomadaire a le secret ! Il s’agit d’évaluer les qualités personnelles et professionnelles des deux concurrent-e-s dont le journal estime qu’elles sont comparables. Dans ce cas, c’est Jeanne Moreau qui l’emporte haut la main, en partie parce qu’elle est plus ancienne dans la carrière (21 films contre 7) mais les deux actrices sont décrites comme "deux femmes de tête qui sont aussi des femmes de cœur sans être pour autant dépourvues de... corps."

Quant à Jeanne Moreau,

"Au début de sa carrière, on la disait totalement dépourvue de photogénie. Son visage de jeune fille, intelligent mais ingrat, a cédé la place à un masque de femme qui a le charme de l’impénétrable, du mystère, adouci et stylisé en grande partie grâce à des coiffures appropriées. L’intérêt est dans les yeux, le front, la bouche".

Elle est comparée à

"une Bette Davis française, passionnée à froid, exigeante, dominatrice. (...) Son intelligence est puissante, contrôlée, faite de lucidité et de profondeur.(...) Jeanne est, par vocation, une amoureuse. (...) La présence de Jeanne Moreau est complexe et explosive. elle sait ne rien faire ; elle sait servir ses partenaires ; elle a cette chose rarissime : de l’aura".

Cet article donne une bonne idée de son image après dix ans de carrière dans le cinéma populaire et dans le théâtre cultivé, au moment où elle va changer de registre et de statut. On y repère déjà une contradiction dynamique entre la maîtrise de soi et le rayonnement émotionnel, mais le fait qu’elle soit comparée à une actrice beaucoup moins chevronnée qu’elle suggère que sa carrière stagne.

Une nouvelle Jeanne Moreau

C’est finalement par le truchement du théâtre qu’elle va changer de registre cinématographique. Après le succès de La machine infernale et Pygmalion, monté par et avec Jean Marais, elle fait sensation à partir de décembre 1956 dans La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams que les Français découvrent dans une mise en scène de Peter Brook. C’est dans sa loge du théâtre Antoine que Roger Nimier et le jeune Louis Malle - frais émoulu de l’IDHEC et du Monde du silence, avec un passage comme assistant chez Bresson - lui proposent Ascenseur pour l’échafaud, dont l’écrivain fera une adaptation très libre. Malgré l’hostilité de son agent (avec lequel elle rompt à cette occasion), Jeanne Moreau accepte l’aventure, comme pour concrétiser le vœu qu’elle faisait en février 1955 : " J’attends le rôle (cinématographique) dans lequel je croirai absolument. Il finira bien par se présenter." Louis Malle se souvient d’ailleurs que "la femme du livre existait beaucoup moins. C’est notre rencontre avec Jeanne qui a déterminé notre désir de créer un personnage pour elle."

Si l’image emblématique d’Ascenseur pour l’échafaud est son plan d’ouverture, avec Jeanne Moreau en très gros plan, murmurant des mots d’amour et de meurtre dans un combiné téléphonique, c’est sans doute que le choc qu’il procure au spectateur ne s’est pas atténué avec le temps. Contre toutes les conventions filmiques en cours, Louis Malle nous plonge d’emblée dans l’intimité d’une femme dont le visage et les sentiments sont mis à nu par la proximité indécente de la caméra. Visage sans maquillage apparent, si proche qu’on peut voir le grain de la peau, tout entier possédé par une passion qu’on sent tragique dès cet instant.

On peut dire que dès ce premier plan, la nouvelle Jeanne Moreau est née, par le geste impérieux d’un jeune réalisateur qui croit au pouvoir de sa caméra.

Même si le film sacrifie par ailleurs aux conventions dramatiques du policier, les séquences demeurées les plus célèbres sont celles où les deux personnages principaux, chacun de leur côté, les deux amants que nous ne verrons jamais réunis, Jeanne Moreau et Maurice Ronet, sont confrontés à leur solitude et à leur impuissance, où le pouvoir du cinéma s’exprime à travers des séquences où il ne se passe rien, comme celle où Jeanne Moreau erre la nuit dans les rues de Paris, sur la musique de Miles Davis. La caméra la suit de face, de dos ou de profil, en plan moyen ou rapproché, en dehors de toute justification narrative, dans une démarche purement contemplative qui va contribuer à rendre légendaire sa silhouette et sa démarche, en même temps que le style du nouveau cinéma.

Rupture dans le cinéma français

Mais cette aura que lui donne la caméra de Louis Malle, s’est accompagnée d’un changement significatif de ces rôles. En effet la riche bourgeoise d’Ascenseur pour l’échafaud qui envoie son amant tuer son mari, est aussi impuissante à mener à bien ses projets, qu’elle était capable de le faire dans ses films précédents. Pendant les deux premiers tiers du film, nous la voyons errer à la recherche de son amant qu’elle croit avoir vu partir avec une autre, une fois son forfait accompli (en fait il est resté enfermé dans l’ascenseur pendant qu’on lui volait sa voiture). Contrairement au spectateur, elle ne comprend rien à ce qui lui arrive, et le film nous donne à voir sur un mode quelque peu sadique son effondrement progressif. Quand enfin, elle croit avoir compris ce qui s’est passé, les initiatives qu’elle prend fournissent aux policiers les éléments qui leur manquaient pour démonter leur crime (presque) parfait et l’inculper elle et son amant. Il s’opère une sorte d’inversion entre sa capacité d’initiative sociale et psychologique et l’aura qu’elle dégage. Comme si elle ne pouvait devenir fascinante que dans la passivité, objet de contemplation pour la caméra dans la mesure même où elle n’est plus sujet actif de l’intrigue. Ici le paradoxe est d’autant plus frappant que c’est elle qui paraît lancer l’action en encourageant son amant au téléphone, mais cette première initiative apparaît bien comme la faute originelle dont tout le film va la punir, en la réduisant à être une (fascinante) marionnette de son propre destin, ou plutôt entre les mains de l’auteur. Il n’est pas indifférent en effet qu’Ascenseur pour l’échafaud soit communément reconnu comme le premier film de la Nouvelle Vague, c’est à dire de ce qu’on appellera plus tard le cinéma d’auteur.

Ce film, qui obtient le prix Louis Delluc, fait rupture dans le cinéma français de l’époque autant que dans la carrière de l’actrice. On en voit la trace dans la presse de l’époque. Selon Le Monde, "Louis Malle a admirablement mis en valeur le beau visage inquiet de Jeanne Moreau." Pour J. Doniol-Valcroze dans France-Observateur, "l’éloge de Jeanne Moreau n’est plus à faire : passionnée et secrète, crispée et têtue, dure... mais on sent à fleur de peau la tendresse, c’est une comédienne de race qui approche d’une rare maîtrise." Pour le Canard enchaîné, "Ici Jeanne Moreau a retrouvé son visage : vivant, menacé, pathétique." Enfin, pour Georges Sadoul dans les Lettres françaises " Jeanne Moreau, dont nous apprécions depuis longtemps le beau visage et la bouche têtue, n’a jamais été meilleure. Elle a un vilain rôle dans l’histoire. Elle captive pourtant."

Ces appréciations dans la presse cultivée (et politiquement à gauche) ont en commun de mettre l’accent sur son visage, siège plus "spirituel" de la beauté que le corps, ce qui n’empêche pas la sensualité, comme l’indique l’insistance sur sa bouche. Sa modernité va donc se construire sur une association inédite (en tout cas dans le cinéma français de l’époque) entre l’intériorité et la sensualité.

Choisir entre théâtre et cinéma

Au même moment, Et Dieu créa la femme impose au contraire à travers Bardot dont le corps fait "rêver les hommes mariés" pour reprendre la formule de Vadim, une image toute instinctive de sensualité féminine, du côté de la nature et de l’animalité, façon subtile de dévaloriser l’émancipation sexuelle qu’elle incarne, avec le succès que l’on sait. Jeanne Moreau en revanche, ne jouera plus pour le cinéma populaire, mais elle cessera également sa carrière théâtrale. Elle trouve à partir de ce moment-là dans le cinéma d’auteur (jeune et moins jeune), l’accomplissement artistique que lui apportait jusqu’alors uniquement le théâtre, avec un statut et une aisance financière que le cinéma peut seul lui apporter. Elle va donc pouvoir cesser de faire deux métiers à la fois, comme elle le faisait depuis dix ans :

"Mener de front les deux (le cinéma et le théâtre), comme je l’ai fait ces dernières années, ne me paraît pas souhaitable : je veux dire tourner dans la journée et jouer le soir. On risque d’être inférieur à soi-même sur scène aussi bien qu’à l’écran."

C’est aussi la première fois (mais pas la dernière) que Jeanne Moreau joue une élégante bourgeoise. Finis en effet, les rôles d’infirmière, institutrice, soubrette, danseuse, acrobate, comédienne et autres professions plus ou moins recommandables qui marquaient dans le cinéma traditionnel sa place sociale du côté des dominées, mais aussi des battantes.

Et c’est au contraire du côté des dominants, mais à cette place très ambivalente de la femme bourgeoise entretenue, marquée par une longue tradition de misogynie, que Jeanne Moreau va construire son image de star et de "femme moderne". Nous aurons à revenir sur ce paradoxe.

Le Dos au mur, premier film d’Edouard Molinaro, que l’actrice accepte de tourner sur le conseil de Louis Malle, apparaît pour la presse de l’époque, comme un exercice obligé dans le film noir "pour montrer patte blanche" (Le Monde), une "série B" (l’Express), une réplique "rocambolesque" d’Ascenseur pour l’échafaud (Les Lettres françaises), avec un scénario d’un machiavélisme convenu (d’après un roman de Frédéric Dard) : un mari trompé (Gérard Oury) dont la vengeance longuement mûrie finit pas se retourner contre lui. Selon Le Monde,

"Jeanne Moreau joue un rôle qu’elle connaît maintenant sur le bout des doigts : celui de la femme passionnée, inquiète et inquiétante. Elle y excelle, sans que cette excellence nous touche profondément."

son beau visage, nu et pathétique

Juste après, en juillet 1958, Les Amants est présenté au festival de Venise : Louis Malle la dirige à nouveau, transformant son coup d’essai en coup de maître, et apportant à son actrice la consécration qui la fera accéder au statut de star. Le film fait scandale dans les milieux catholiques italiens, et n’aura pas le Lion d’Or (il doit se contenter d’un prix spécial du jury), alors que l’accueil de la critique française est dithyrambique. Seule la presse catholique émet quelques réserves : La Croix parle de "corps sans âme", et Jacques Siclier dans Radio-Cinéma-TV de "verroterie de clair de lune". La France catholique titre "un film condamnable mais non sans franches explications" pour un article finalement très élogieux qui propose une comparaison éloquente entre Bardot et Moreau :

"L’actrice Jeanne Moreau aurait-elle donc cette sensualité tapageuse et provocante qui donne clientèle à Brigitte Bardot ? Certes pas. Jamais on ne vit amoureuse si fiévreuse, si peu triomphante et quoi qu’on en dit, si peu charnelle."

Le terme de consécration correspond aux réactions de la presse face à la performance de l’actrice dans le film. "Fascinante" (Figaro littéraire), "le beau visage de J.M. qui triomphe de l’extraordinaire épreuve qui constitue une caméra sans cesse fixée sur elle" (Dernières Nouvelles d’Alsace) ; "Jeanne Moreau est l’interprète merveilleuse, intégrale, comme si elle ne jouait pas Jeanne, mais vivait Jeanne, était Jeanne" (Libération) ; "On ne se lasse pas de lire, sur son beau visage, nu et pathétique, les douces blessures de la volupté et du bonheur. Elle a dominé, écrasé, toutes ses rivales du festival."(Paris-Presse) ; "Aucune autre femme que Jeanne Moreau n’aurait pu mieux tenir un rôle très périlleux" (Les Lettres française) ; "Sèche d’abord, nerveuse, et un peu pécore, puis lentement habitée, livrée, nue, elle est admirable" (L’Express) ; "Jeanne Moreau, pour qui le rôle fut taillé sur mesures, et qui ne quitte pratiquement pas l’écran, donne toute la gamme de sa bouleversante sensualité et dépasse les limites connues de son talent." (L’Humanité) ; « ’Jeanne Moreau est admirable dans le rôle de Jeanne. Elle a tout exprimé du personnage : son ennui, sa mélancolie secrète, puis son émerveillement et cette inquiétude qui la saisit au comble du bonheur." (Le Monde).

La presse met l’accent sur l’accent sur "l’authenticité" du jeu de Jeanne Moreau, mais salue aussi la capacité du metteur en scène à "dépouiller" l’actrice de tous les masques. "Livrée", "nue", les termes employés insistent sur l’abandon de l’actrice entre les mains expertes de l’artiste, comme une femme amoureuse entre les bras de son amant. La comparaison est bien sûr facilitée par la scène d’amour qui est le sommet dramatique du film, où le cinéaste filme pour la première fois la jouissance sexuelle sur le visage d’une femme. L’ensemble de la presse, cultivée et populaire, s’accorde sur la nouveauté de cette séquence, comme Simone Dubreuilh dans Libération : "Pour la première fois, en effet, nous avons entendu sur l’écran une femme gémir et balbutier de plaisir." Georges Sadoul dans les Lettres françaises titre : "Enfin, un film d’amour !" et défend les Amants avec chaleur et lyrisme contre les accusations de pornographie, citant Le Baiser de Rodin et un poème de Germain Nouveau !

Métamorphose…

Contrairement à Ascenseur pour l’échafaud, le second film de Louis Malle est centré sur le personnage féminin qui ne quitte quasiment jamais l’écran. Le film, adaptation par Louise de Vilmorin d’une nouvelle de Vivant Denon, met en scène la transfiguration d’une bourgeoise provinciale en peu snob, en une héroïne de l’amour passion. Et cette mutation s’inscrit dans l’image de femme que Malle construit puis déconstruit. L’histoire, curieusement commentée par la voix off de Jeanne Moreau qui parle d’elle à la troisième personne, nous présente d’abord l’héroïne sous les dehors peu flatteurs d’une bourgeoise qui trompe son mari par ennui. Tout paraît artificiel chez elle, ses coiffures sophistiquées, ses robes et ses chapeaux chics, sa décapotable blanche, son amie Maggie, son amant joueur de polo (!), incarné par José Luis de Villalonga qui joue ici quasiment son propre rôle de dom juan mondain (on le verra utilisé d’une façon analogue dans Cléo de 5 à 7). Nous sommes dans le registre satirique facile de la comédie de mœurs, et le mari, directeur d’un journal de province, servi par le beau visage taillé à la serpe d’Alain Cuny, apparaît par comparaison comme un personnage beaucoup plus intéressant, bien qu’il néglige sa femme... La rencontre de Jeanne Tournier avec un jeune archéologue peu soucieux de mondanités (Jean-Marc Bory), reste d’abord dans le même ton sarcastique qui s’exerce aux dépens du personnage féminin, uniquement préoccupé de son dîner mondain et de ses invités parisiens totalement déplacés dans le cadre "authentique" d’une vieille demeure provinciale. La référence à Madame Bovary revient sous les plumes des critiques à propos de cette première partie, pour le regard distancié "à la Flaubert" du cinéaste sur les dérisoires soucis de son héroïne.

Et puis... tout change ! La nuit tombe et Jeanne se révèle telle qu’en elle-même enfin Louis Malle la transforme, dépouillée de maquillage et tout artifice vestimentaire, les cheveux flottants, le corps dissimulé sous un déshabillé blanc ample et flottant, une apparition sous la lune, hors du temps et de la société, image de féminité lavée de toutes les impuretés du monde réel comme de toute sensualité vulgaire, objet idéal de l’amour romantique que contribue à construire la musique de Brahms qui accompagne toute la séquence. Le jeune archéologue est le témoin émerveillé de cette métamorphose mais aussi le représentant dans la fiction du cinéaste Pygmalion. La plupart des critiques ont été sensibles à cette dimension démiurgique du film, et insiste sur le fait "nous nous trouvons en face d’un film d’auteur complet" : le travail de la caméra s’inscrit dans une tradition artistique ancienne et prestigieuse qui lie l’artiste et son modèle dans une relation très intime où le talent du peintre semble magnifié par sa fascination pour la femme qui lui inspire son œuvre. Louis Malle revendique d’ailleurs cette fixation sur son modèle :"La caméra suit un visage de femme pendant une heure et demie et c’est une chose à quoi le cinéma s’accorde très bien." .

Le choix d’un acteur de théâtre peu connu, Jean-Marc Bory, de petite taille et physiquement "banal", pour jouer ce rôle de révélateur, évite "qu’il fasse écran" entre l’artiste et son modèle, et son allure d’intellectuel indique bien que la rencontre a une forte dimension spirituelle.

…et libération

Il s’agit bien de l’histoire d’une libération, et les critiques ne s’y sont pas trompés qui insistent sur la rupture radicale qu’opère l’héroïne avec son milieu social et ses obligations, y compris maternelles, en partant au petit matin sans rien emporter, devant son mari et ses invités stupéfaits. Le choix par le cinéaste d’une fin ouverte, contrairement à la nouvelle de Vivant Denon intitulée "Sans lendemain", indique bien sa volonté de positiver cette rupture. Mais la libération pour cette femme (et non pour le jeune archéologue qui en a été le catalyseur), consiste à renoncer à sa place dans la société pour s’engager totalement dans une aventure amoureuse, prise comme révélation de sa propre vérité. Cette confusion volontaire entre libération et révélation amoureuse pour une femme sera récurrent dans la construction des personnages féminins de la Nouvelle Vague, qui a pour effet d’effacer la dimension sociale de l’émancipation. On peut même dire que l’émancipation pour la Jeanne des Amants consiste à s’insurger contre la dimension sociale de son existence, dont le caractère aliénant est évident, puisqu’elle est rien par elle-même, mais seulement l’épouse d’un notable de province (et le maîtresse d’un joueur de polo). Louis Malle décrit sans doute très justement un milieu social qu’il connaît bien puisqu’il en vient, mais ce personnage de bourgeoise aliénée que l’amour révèle à elle-même, qui va devenir un des poncifs de la Nouvelle Vague, limite singulièrement en 1959 la possibilité de penser la question de l’émancipation des femmes.

L’image de femme moderne qui se construit autour du "personnage" de Jeanne Moreau à partir d’ Ascenseur pour l’échafaud a en commun avec celui de Brigitte Bardot (dont elle se différencie par ailleurs) de placer l’émancipation féminine sur le terrain exclusif des relations amoureuses. La passion comme libération contient en germe une contradiction qui indique à la fois les limites des Amants et les raisons de son succès. Même si certains critiques ont été choqués par le spectacle de cette mère qui embrasse sa fille endormie avant de quitter sans retour le domicile conjugal, le fait même qu’elle quitte un homme (ou plutôt deux !) pour un autre, même s’il est d’une espèce un peu différente (marginal et poète, alter ego de l’auteur en quelque sorte), et l’importance des scènes d’amour dans le film, donnent une vision "rassurante" (pour les hommes) de l’émancipation féminine.

Le récit de François Leterrier, assistant de Louis Malle sur ce film, éclaire d’ailleurs les ambiguïtés du film :

"Dans le scénario original, Jeanne quittait Bernard sur une place de Dijon et allait se réfugier dans un café où son mari venait la récupérer. Cette fin, qui "bouclait la boucle", selon la triste convention de la plupart des films français, n’avait jamais satisfait Louis Malle. Au moment de la tourner, il ne put se décider à faire sortir Jeanne de la voiture. Et il recomposa cette fin "ouverte", où les deux amants, encore sous le charme de leur nuit, persévèrent sans illusion dans la volonté de partir ensemble."

Cette hésitation du cinéaste sur la fin et son choix final, indique à la fois qu’il a l’intuition de la dimension libératrice (pour la femme) qu’il doit donner à son histoire d’amour pour qu’elle fasse sens, et que cela reste justement à l’état d’intuition. Quand Louis Malle parle de son film, il souligne d’une part que "la caméra suit un visage de femme pendant une heure et demie", mais il ne parle de ses personnages qu’ensemble,

"... c’est l’histoire d’un coup de foudre à l’état brut ; au matin nos amants partent ensemble, mais l’aube est cruelle pour les visages ; ils ne se séparent pas mais comprennent qu’ils viennent de vivre le meilleur et que leur vie quotidienne devra rester fidèle à un tel souvenir."

À aucun moment, il ne mentionne le fait que le film raconte l’itinéraire d’une femme transformée par l’amour... Pudeur ? Focalisation sur la partie la plus "scandaleuse" du film (et la plus personnelle) du film, largement "improvisée" si l’on en croit François Leterrier, avec une équipe technique réduite à sa plus simple expression ? Ou bien faut-il suivre Lucien Rebatet dans Rivarol qui affirme que "Le jeune Malle a évidemment fait tout son film pour cette séquence" ?

Dans la presse

Toute la première partie du film, la description distanciée, "à la Flaubert", des faits et gestes d’une bourgeoise qui s’ennuie, a été reçue diversement par la critique. Beaucoup mettent en doute la dimension critique de ce tableau, ou sa pertinence.

Claude Mauriac, pour le Figaro littéraire, refuse de comprendre pourquoi "une femme de l’espèce incarnée par Jeanne Moreau se jette dans les bras d’un second amant quelques minutes après que le premier, on n’a du reste pas compris exactement pourquoi, l’a déçue." Mais comme il trouve les personnages de Villalonga et Cuny beaucoup plus intéressants que celui de Jean-Marc Bory, sa réaction est assez logique... Rebatet dans Rivarol tourne en dérision "cette sempiternelle histoire de la dame insatisfaite entre un mari taciturne et un amant trop mondain." Il est rejoint (involontairement !) par Jacques Siclier dans Radio-Cinéma-TV, pour qui "ce film "moderne" aurait été, en 1930, le chef d’œuvre incontesté du cinéma français : intrigue mondaine à la Paul Bourget, triomphe de la passion charnelle sur les conventions sociales..."

Pour Paul Davay, dans la revue Beaux-Arts,

" Quoi de plus banal que cette mortelle description de quelques mondains parisiens et grands bourgeois provinciaux, personnages dépourvus de densité psychologique dont les gestes et les propos convenus sont un comble d’artifice qui n’a rien de commun avec un style concerté et signifiant."

Seuls les critiques communistes cherchent à défendre le film pour sa critique de la bourgeoisie. Pour Georges Sadoul dans Les Lettres françaises le 14-11-58 :

"Le scandale des Amants est pour les Champs Élysées qu’un couple idéal soit formé par un homme et une femme qui ne sont pas exactement du même milieu. Et que l’épouse abandonne son foyer, après que l’amour lui ait soudain donné conscience de l’extraordinaire vanité de "son monde". La critique sociale n’est certes pas le principal dessein de ce grand poème d’amour. Il perdrait pourtant tout son sens et toute sa profondeur, si elle n’y était pas clairement exprimée."

Le son de cloche de l’Humanité est plus mitigé : selon Jacques Deltour en effet,

"La critique de la société bourgeoise que Louis Malle amorce dans Les Amants n’arrive pas à la cheville de celle entreprise par Jean Renoir dans La Règle du jeu. (...) Bourgeois d’origine, Louis Malle part en guerre contre le monde qui l’a nourri. Il se révolte ouvertement contre le conformisme, met en cause ainsi qu’il le déclara dans une interview accordée à l’Humanité Dimanche, "les notions bourgeoises du péché et du remords" et combat « les préjugés, l’hypocrisie". La fin du film est, à ce sujet, significative. (...) Louis Malle avait d’abord pensé diriger son non-conformisme contre l’amour. (...) Alors "j’allais faire un film réactionnaire, tout simplement" affirme-t-il. Mais il y a loin d’une volonté sympathique à son application..."

Mais la plupart des critiques voient plutôt dans la première partie la description d’une vie dérisoire parce que réduite à des rôles sociaux, sans passion et sans âme.

Pour Denis Vincent (L’Express),

" Le film n’exprime point de grandes idées. Il ne traduit point de grands problèmes ni ne les effleure. Clos, bref, il est tout entier concentré sur la plus vieille histoire du monde : une jeune femme - très comme il faut - et de bonne bourgeoisie d’argent, s’ennuie un peu chez elle entre un mari absorbé par ses affaires et un amant mondain. Passe un jeune homme - très comme il faut - qui s’ennuie un peu dans son milieu, le même d’ailleurs, et qui préfère l’archéologie aux textiles ou aux pétroles. (...)
"Ils ont le même vocabulaire. Ils ont frères de classe. Cette classe, c’est celle à laquelle appartient Louis Malle. (...) Il connait, de cette étroite société policée, les mœurs, le ton, les vêtements, l’ennui, l’humour ; il les peint avec plus d’amitié que d’ironie..."

Selon André Bessèges, dans La France catholique,

"On nous montre une femme à l’abandon, à l’ennui, à la déprimante union avec un stakhanoviste insupportable (bien que journaliste...). Le drame de Jeanne Tournier est certes répandu de nos jours, mais il ne se situe pas d’abord au niveau de la chair, c’est celui de l’épouse qui n’a pas trouvé sa place dans la vie, et de l’époux qui n’assure pas sa place dans son foyer. Le film traîne suffisamment sur la fausseté et la futilité de la société parisienne que fréquente Jeanne et sur le pénible personnage qu’est son mari pour que le doute ne soit pas permis."

Simone Dubreuilh écrit pour Libération :

" Au cours d’un dîner sinistre, Jeanne prend conscience du vide, du ratage de son existence."

Pour Max Favalelli (Paris-Presse), Jeanne est

"l’épouse comblée par la fortune, d’un homme dont elle ne partage aucun des goûts. Elle s’arrache à l’ennui de la province pour venir à Paris s’étourdir dans les loisirs futiles dont se contentent quelques snobs. Elle ne s’en consolera pas. »

Selon Cinémonde,

"Après huit ans de mariage, Jeanne s’ennuie dans sa province, se lasse d’être tenue à l’écart par Henri, son mari, directeur de journal, qui la croit futile. (...) pour faire comme tout le monde, elle prend pour amant Raoul, un joueur de polo qui ne manque pas d’allure. Tout ceci serait très banal si elle ne rencontrait Bernard, un jeune archéologue ayant un talent certain pour rejeter les faux problèmes, et si dans un parc qui évoque le paradis terrestre, elle ne se donnait à lui, au cours d’une nuit baignée de lune. Ce faisant, elle s’incarne, elle devient femme enfin, vivante, utile, vulnérable, importante ! Le générique des Amants s’inscrit sur une Carte du Tendre et chaque épisode du film représente une étape sur cette carte."

Seule dissonance dans ce concert, Jean Rochereau dans La Croix, au nom de la morale catholique conservatrice, n’a pas de mots assez durs pour fustiger cette femme qui "abandonne sa fillette, son époux, sa maison, pour suivre son amant ».

Nouveautés scandaleuses

L’image que construit le film, si l’on juge par la réception critique, y compris dans la presse populaire, est celle d’une femme qui donne un sens à sa vie grâce à une rencontre amoureuse. Cette mise en scène de la valeur salvatrice de l’amour physique, est ce qui paraît novateur aux critiques, par opposition à "la grivoiserie, l’érotisme de pacotille, les audaces sordides et les déshabillés suggestifs", d’un certain cinéma français de l’époque (et dont La Reine Margot serait une bonne illustration !). C’est donc avec l’image d’une "amoureuse passionnée" (comme dit Cinémonde) que Jeanne Moreau accède grâce à ce film à un statut de star. La spiritualité de l’amour physique associée à une figure féminine, voilà la nouveauté scandaleuse que Les Amants et Jeanne Moreau, indissociables dans le succès du film, apportent au cinéma de l’époque.

Les Liaisons dangereuses, qui sort à Paris en septembre 1959, va de nouveau associer le nom et l’image de Jeanne Moreau à un film scandaleux, même si le scandale est d’une nature quelque peu différente. Le cynisme des personnages de Laclos fait scandale grâce à la nouvelle jeunesse que leur donne le cinéma, qui plus est dans une adaptation qui place l’histoire à l’époque contemporaine. Mais le scandale vient aussi de la façon dont Vadim a filmé les scènes de lit, dans un registre nettement plus racoleur que celui de Malle. A quoi s’ajoute un scandale littéraire, l’indignité de ravaler le chef d’œuvre de Laclos à une comédie érotico-satirique, et enfin un scandale politique, provoqué par la décision du Quai d’Orsay d’interdire le film à l’exportation pour atteinte au prestige de la France (d’autant plus que Valmont dans le film est un diplomate !).

La presse communiste va se retrouver en première ligne pour défendre le film, l’adaptateur du roman pour le cinéma n’étant autre que Roger Vailland ! Celui-ci va défendre à la fois Laclos, Vadim, et son travail d’adaptateur dans Les Lettres françaises et dans France-Observateur, qui appelle aussi à la rescousse Alexandre Astruc, au nom du cinéma d’auteur et du droit des cinéastes à adapter librement les œuvres littéraires, pour en faire leurs propres œuvres.

Cette polémique de haut niveau paraît aujourd’hui quelque peu disproportionnée avec l’intérêt du film, mais elle va renforcer l’association de la grande bourgeoise, de la femme de tête et des débordements sexuels dans l’image de Jeanne Moreau.

En décembre 1958, avant le début du tournage, Vadim présente ainsi son personnage : "Pour Mme de Merteuil, j’ai pensé à Jeanne Moreau. Je voudrais insister sur la double personnalité de la marquise qui, moitié par vice, moitié par jeu, essayera de se prouver et de prouver que rien ne résiste à un lit.(...) Elle appartient à une famille très riche et elle peint sous la signature de Juliette de Merteuil."

Cinémonde en avril 1959 fait un reportage sur le tournage des Liaisons dangereuses, et décrit ainsi que le personnage de Jeanne Moreau :

"Elle est célèbre (dans le film) par les liaisons qu’elle entretient à longueur d’année et surtout par le plaisir qu’elle prend à échafauder les mécanismes de ses ruptures. (...) Jeanne Moreau trouve en Juliette un des ses meilleurs rôles : elle peut déployer toute la gamme de ses dons dans ce rôle où la rouerie le dispute à la fourberie, où chaque phrase prononcée est un piège tendu, où il s’agit d’échafauder intrigues et impostures."

On retrouve en fait dans son personnage, sur un mode plus littéraire et plus "moderne", beaucoup de traits de "l’intrigante" de Decoin, ceux d’une femme de tête passionnée par l’exercice du pouvoir et qui doit se dissimuler ses desseins parce que l’ordre social n’autorise pas les femmes à se conduire ainsi. Dans les deux films, elles en seront punies. Pourtant la différence majeure entre les deux personnages, c’est que l’ambition de l’intrigante de Decoin a un fort contenu social et culturel (diriger un théâtre) alors que le personnage de Laclos revu par Vaillant et Vadim, exprime un pur désir de domination.

Figure nouvelle dans le cinéma français

Les Liaisons dangereuses comme Les Amants est un succès commercial, en partie grâce au scandale qui entoure la sortie des deux films. Et même si la qualité artistique du deuxième est plus contestée que celle du premier, les références littéraires les plus prestigieuses accompagnent les deux films, rejaillissant sur l’image de leur interprète féminine, d’autant plus qu’elle ne joue plus dans le cinéma populaire. De ce point de vue aussi elle se place aux antipodes de Brigitte Bardot, qui depuis la révélation de Et Dieu créa la femme, n’a tourné qu’avec des cinéastes confirmés et dans les genres les plus traditionnels ( Une Parisienne et Voulez-vous danser avec moi de Boisrond, En cas de malheur d’Autant-Lara, La Femme et le Pantin de Duvivier, Babette s’en va-t-en guerre de Christian-Jaque). On pourrait dire que Jeanne Moreau invente une figure nouvelle dans le cinéma français, celle de la femme de tête sensuelle, dans un tableau dont le centre est occupé désormais par une figure de femme enfant à la sexualité "naturelle", BB. Elles émergent toutes les deux comme stars à la fin des années 1950, mais leur célébrité n’a pas de commune mesure et renvoie à l’émergence au même moment d’un cinéma à deux vitesses, le cinéma d’auteur et le cinéma de genre, le cinéma des élites cultivées et le cinéma grand public.

Madame Bovary 1960

Jeanne Moreau confirme cette "spécialisation" avec Moderato Cantabile, qui marque le franchissement d’une nouvelle ligne rouge, celui d’un cinéma explicitement associé à la littérature d’avant-garde. Utilisant pour la première fois la capacité d’initiative que lui donne sa nouvelle célébrité, elle est à l’origine du projet. Le film est adapté du roman de Marguerite Duras par Peter Brook qui en est aussi le réalisateur et qui dirigea Jeanne Moreau dans La Chatte sur le toit brûlant (ses mises en scène de Genet, Arthur Miller et Tennessee Williams sont données en référence). Le film est présenté au Festival de Cannes en mai 1960. La presse exprime dans l’ensemble sa déception par comparaison, dans un registre comparable, avec Hiroshima mon amour, qui a été l’événement artistique du Festival 1959, et avec les films d’Antonioni (Le Cri et L’Aventura ont déjà été présentés en France). Les critiques hostiles au nouveau cinéma l’accusent d’être un mauvais plagiat de Brève rencontre !

La performance de Jeanne Moreau est commentée d’autant plus qu’elle obtient à Cannes un prix d’interprétation féminine qu’elle partage avec Mélina Mercouri (elle obtiendra pour le même rôle le prix de la meilleure interprète étrangère en Allemagne).

Le film est centré sur le personnage féminin, comme dans Les Amants, et on retrouve la référence à Madame Bovary, implicitement ou explicitement, en bonne ou en mauvaise part. Le Monde parle de "la complainte mélancolique d’une petite bourgeoise de province qui rêve de connaître autre chose, d’aimer ailleurs, d’aimer tout court". L’Express titre "Entre deux cris déchirants, l’histoire de Madame Bovary 1960", et Les Nouvelles littéraires :"Une Emma Bovary mauriacienne" !

Pour Paris-Presse (qui est hostile au film),

"c’est un peu Madame Bovary à la mode 1960. C’est un peu Les Amants aussi." Arts écrit : " C’est Madame Bovary. Il y a cent ans, petite paysanne, elle était fascinée par le grand monde. Aujourd’hui, bourgeoise ennuyée, elle rêve de faits divers sanglants dans le bistrot du port. Emma mourait de ne pas vivre. Anne Desbaresdes (l’héroïne de Duras) meurt de ne pas mourir : la préciosité ne perd pas ses droits."

Cette référence insistante à l’héroïne de Flaubert dans la nouvelle image de Jeanne Moreau indique à la fois son entrée dans un cinéma culturellement légitime et la référence à une identité féminine bourgeoise et aliénée.

Assimiler actrice et personnage

Dans un processus classique d’assimilation entre l’actrice et ses personnages, on voit se dessiner une figure récurrente. Claude Garson pour L’Aurore, la dessine ainsi : "Au cinéma elle a campé, depuis quelques années, les personnages de la Parisienne, déplacée en province, qui reste, en dépit de l’atmosphère conventionnelle qui règne autour d’elle, une femme avide de plaisirs." Pour Denis Marion (Le Soir de Bruxelles), "Jeanne Moreau prête à son personnage sa séduction trouble." Et Arts parle de « Jeanne Moreau, vedette des Amants, coqueluche du Paris qui pense, la femme de trente ans qui aurait lu Le Deuxième Sexe, l’amour fou dans le monde où l’on s’ennuie." Le même critique, dans cet hebdomadaire dont Truffaut a longtemps été le critique attitré, mais dont l’idéologie de droite l’amène à prendre ses distances par rapport au nouveau cinéma, fait un article cinglant contre le film, dans lequel on peut lire également une critique de l’évolution de Jeanne Moreau :

"Sans doute était-ce déjà une première erreur, un premier contre-sens sur son tempérament, que de vouloir l’embourgeoiser. Il y avait quelque chose de populaire chez cette jeune actrice. Elle était charmante dans le Grisbi, dans Pygmalion. Elle y jouait son rôle avec autant de naturel que d’intelligence. En voulant faire de cette femme intelligente une intellectuelle, soudain on l’a rendue sotte. Sa voix gouailleuse, bien vivante, recouverte d’un vernis distingué, perd son attrait, devient apprêtée. En outre, à cette femme réelle, qui a les pieds sur terre, volontaire, facilement agressive, nullement résignée ou abattue devant l’existence, on demande d’incarner un personnage égaré, un peu fou, malade mais d’une maladie de l’imagination, cérébrale, et non d’un désir à la Maupassant."

Se lit dans cette diatribe la nostalgie d’un cinéma populaire et d’une séduction féminine qui ne remettait pas en cause la domination socioculturelle des femmes (l’allusion au Deuxième Sexe éclaire le sens de cette nostalgie). Concernant le "nouveau cinéma", le changement de camp de l’hebdomadaire se lit d’ailleurs à propos de ce film, qui a donné lieu, avant cet éreintage, à un long reportage flatteur sur le tournage par Jean-Loup Dabadie (4 colonnes sur une page et demie). L’identification de Jeanne Moreau avec le personnage de Duras est décrite sur un mode lyrique (« Jeanne Moreau est proprement possédée par Anne Desbaresdes (...) Le drame se devinera à fleur de la peau de J.M."), ainsi que son entente à demi-mot avec Peter Brook. Celui-ci déclare : « Jeanne Moreau est la première grande comédienne contemporaine". Entre mars et mai 1960, l’orientation de l’hebdomadaire a visiblement fait un tournant (en arrière) à 180 degrés !

Mais cette attaque contre la nouvelle Jeanne Moreau est isolée. La plupart des critiques admirent sa performance dans Moderato Cantabile, en mettant l’accent une fois encore sur l’expressivité de son visage (" le très beau visage de Jeanne Moreau, tantôt lisse comme celui d’une jeune fille, tantôt dévasté par le désir et la passion" selon Le Soir), et ceux qui émettent des réserves, lui trouvent un jeu trop théâtral, un manque de naturel, mais en attribue la responsabilité à Peter Brook.

Mais avec ce film, malgré son échec critique relatif et son échec commercial, se confirme l’appartenance de l’actrice au nouveau cinéma, en même temps que le registre social de ses personnages, du côté de la bourgeoisie et leur registre psychologique du côté de la passion.

Ligne de partage dans la critique

Le Dialogue des Carmélites (Agostini / Bruckberger), qui sort en juin 1960, va moduler de façon intéressante cette image, puisque Jeanne Moreau s’y essaie à exprimer la foi religieuse. Elle refuse ainsi d’être cantonnée dans les personnages de bourgeoise en proie aux affres de l’amour passion, et la critique va se diviser face à sa tentative. Du côté des réactions hostiles, Noir et Blanc ("Jeanne Moreau, au visage marqué par la vie passionnelle, n’était pas vouée au Christ"), le Canard enchaîné ("J.M. doit sauter le mur tant son visage semble marqué par des nuits agitées"), et Arts ("J.M. dans son rôle de sous-prieure, a plutôt l’air d’une sous-maîtresse") et France-Observateur pour une raison sensiblement différente ("On savait que Jeanne Moreau était passée par la Comédie française, maintenant cela s’entend"),
De l’autre, le Figaro ("Jeanne Moreau nous étonne par un nouvel aspect de son talent, par la manière dont elle exprime les secrets mouvements de la foi.") à Radio-Cinéma-TV ("Jeanne Moreau prouve dans un rôle qui ne lui est pas familier, son tact, son aisance et son magistral talent"), Les Nouvelles littéraires ("J.M. sait dominer un personnage qui n’est nullement de son emploi"), France-Soir (" la douceur tourmentée de J.M."), Le Soir ("J.M. apporte ici tout le poids d’un talent dont on n’a pas fini de mesurer l’ampleur et l’assurance"), même La Croix ("J.M. parvient presque à faire oublier les rôles où nous la vîmes, ces derniers temps, pour être, à souhait, une vraie Carmélite : c’est un exploit de très grande actrice."). Certains critiques attribuent même aux seules actrices, et en particulier à Jeanne Moreau, "l’accent d’humanité" (Lettres françaises) d’un film dont par ailleurs ils déplorent l’académisme.

La ligne de partage est à la fois idéologique et culturelle : mis à part France-Observateur qui reproche à Jeanne Moreau son jeu théâtral, le clivage se fait entre les tenants les plus obscurantistes (et les plus misogynes) d’un cinéma traditionnel, minoritaires, et les défenseurs d’un cinéma plus novateur (pour l’époque en effet, ce film historique "sérieux" et même austère, adapté d’un roman de Bernanos, rompt avec les codes du genre, malgré la mise en scène académique du révérend Bruckberger). Même des journaux idéologiquement conservateurs comme Le Figaro ou La Croix, mais attachés à la défense de la valeur culturelle du cinéma, défendront la tentative de Jeanne Moreau. Signe de cette volonté d’ouverture des milieux catholiques, le film obtient le Grand Prix de l’Office catholique du cinéma.

Fin de la misogynie ?

En février 1961 sort La Nuit d’Antonioni, une coproduction franco-italienne, qui a droit à ce titre à une sortie nationale importante en version française où Jeanne Moreau se double elle-même. La critique est quasi-unanime pour saluer le film, sauf Le Canard enchaîné ! Jeanne Moreau est la seule interprète française et joue le rôle féminin principal ; la presse cette fois unanime salue sa performance, même si les articles portent essentiellement sur la nouveauté formelle du film. Le film obtiendra l’Ours d’or au festival de Berlin.

On peut parler de consécration, même si elle prend quelque fois une allure curieusement misogyne ! Selon le Figaro littéraire,

"Il paraît que le metteur en scène de La Notte brisa Jeanne Moreau pour la remodeler selon ce qu’il en attendait. C’est en effet la plus nue et la plus réelle de ses apparences qu’il a dégagée d’une gangue séduisante mais trompeuse. Les femmes ne se présentent jamais que masquées. En a-t-on obligé une à se montrer à visage découvert que nous avons la révélation d’une peu soutenable vérité. La beauté demeure, elle est même exaltée, mais elle a cessé d’être rassurante."

À propos du même film, d’autres critiques se réjouissent de voir enfin un film sans misogynie :

"La femme est un être qui fascine Antonioni et les images qu’il en donne, belles, lisses, polies, comme l’ivoire ou bien ravagées et défaites sont les deux visages qu’il lui prête. Jeanne Moreau et Monica Vitti : deux faces de la femme selon Antonioni, un cinéaste enfin qui ne soit pas atteint de misogynie !" (Juvénal)

Et Jean Domarchi dans Arts écrit :

"Monica Vitti et Jeanne Moreau ou le miracle de la mise en scène. (...) En ces temps de misogynie comme il est agréable de voir un metteur en scène restituer à la femme cette place royale dont d’autres l’avaient fait descendre."

Certains critiques insistent sur la manière dont l’actrice disparaît derrière son personnage :
« Jeanne Moreau n’existe plus. Il y a une petite bonne femme blessée et flétrie."(Paris-Presse), "Démythisée, J.M. n’est qu’une pauvre femme, enlaidie quand il le faut, dépouillée de tout artifice, mise à nue dans sa détresse." (Aux Écoutes), ou sur le courage d’une performance qui ne la flatte pas physiquement : "J.M., enfin, admirable, changeant au fil des heures, marquée des stigmates de la Nuit." (L’Express).

D’autres enfin font le lien avec ses rôles antérieurs :

« Jeanne Moreau a retrouvé son personnage de Moderato Cantabile : celui de l’épouse déçue qui cherche le dépaysement qui ’tourne en rond’ sans oser s’engager ou se dégager, marchant comme une somnambule dans cette zone de l’indécision où elle cherche à se guérir par l’électrochoc de quelques sensations. Elle incarne cet ennui lucide dont nous venons de parler, et elle domine fantoches et péronnelles de toute la hauteur de son talent intelligent autant que sensible." (Le Soir)

Son personnage est défini de façon très forte dans Les Lettres françaises :

"Jeanne Moreau est une moderne femme de Loth, une statue de sel contemplant la désagrégation de Sodome et Gomorrhe. Elle est le personnage principal du drame, bien plus que l’homme faible, précocement usé par la vie, prêt à toutes les concessions."

Dans France-Observateur, J. Doniol-Valcroze

"se pose une question au sujet de J.M. »(...) parce qu’elle lui "semble ’décalée’ par rapport aux autres personnages. (...) Mastroianni et Vitti ont l’air de ’subir’ l’histoire, alors que J.M. a l’air constamment d’en assumer la totalité. Peut-être Antonioni l’a-t-il voulu ainsi, peut-être l’impression vient-elle du fait qu’elle est la seule dont on entende la vraie voix. "

On peut remarquer en effet que la façon dont Antonioni privilégie constamment le point de vue de Jeanne Moreau est peu commenté par les critiques, au profit de développements extrêmement longs sur les aspects formels de son style. Et quand cette place particulière est commentée, elle est interprétée (par J. D.-V.) comme une fausse note dans le film !
La nouveauté du style d’Antonioni fait passer au second plan l’analyse de l’interprétation et des personnages. Mais on retrouve en filigrane les mêmes commentaires sur le jeu de J.M. qu’à propos des Amants : le metteur en scène a amené l’actrice à dépouiller tous ses masques pour mettre à nu sa vérité. Cette vision très pygmalionnienne du travail de l’acteur limite évidemment sa responsabilité dans son travail. C’est toute l’ambivalence de la place de l’acteur (et plus encore sans doute de l’actrice) dans le cinéma d’auteur (masculin), qui se donne comme un rapport de maîtrise absolue à la création.

L’empêcher de devenir prestigieuse

Jules et Jim met brillamment en scène cette contradiction et représente le sommet de cette période de la carrière de Jeanne Moreau. C’est grâce à elle que s’est monté ce film relativement cher par rapport au budget moyen des films "Nouvelle Vague". François Truffaut raconte dans Cinéma 62 le rôle qu’a eu Jeanne Moreau dès la conception du projet, soumettant son accord à l’attribution des droits du livre de Roché à Truffaut, alors que Raoul Lévy lui avait proposé le rôle pour le réaliser lui-même.

Sorti en janvier 1962, centré sur Jeanne Moreau et son personnage (en dépit du titre), le film est en même temps la manifestation la plus aboutie de la maîtrise artistique de François Truffaut dont c’est le troisième film, et pour beaucoup de cinéphiles aujourd’hui son chef d’œuvre. Le film va récolter de multiples récompenses (Meilleur film français, Grand prix d’interprétation féminine, Prix de l’Académie du cinéma) et son succès commercial sera tout à fait honorable, malgré la concurrence de Vie privée qui sort une semaine après. Il fera le meilleur score des films "art et essai", malgré une interdiction aux moins de 18 ans pour "indécence".

La réception critique privilégie le travail du metteur en scène, dont on admire en général la virtuosité et la maîtrise, et la performance de l’actrice, mais avec un discours nettement plus ambivalent. On retrouve en effet souvent l’idée que le film est un "festival" Jeanne Moreau, aussi bien en bonne qu’en mauvaise part d’ailleurs !

Baroncelli pour Le Monde parle d’une "Jeanne Moreau extraordinaire", Paris-Presse d’une "Jeanne Moreau retrouvée" ; pour Arts, "elle a pu montrer tous les aspects de son immense talent (...) jamais plus admirable que lorsqu’elle accepte d’être laide, (...) J.M. est chez elle dans ce film" ; L’Aurore affirme que "La principale attraction de ce film en est la vedette. Elle est présente presque continuellement et varie son jeu à l’infini. C’est un véritable récital J.M." ; Les Dernières Nouvelles d’Alsace suggère que "ce nouveau film de François Truffaut ferait presque mieux de s’intituler "Catherine..." (...) Elle est interprétée par J.M. qui impose aux spectateurs également son irrésistible présence. Celle d’une immense comédienne qui est de la race d’une Edwige Feuillère." ; enfin pour Le Soir de Bruxelles, "J.M. est la seule grande comédienne du cinéma français, elle est éblouissante, fascinante, merveilleuse."

Mais les appréciations moins positives sur la place que tient Jeanne Moreau dans le film sont aussi nombreuses. Le Figaro littéraire la trouve " belle, présente. D’une présence écrasante justement.(...) J. M. a renversé l’équilibre : d’un film sur l’amitié, elle a fait un film sur l’amour. Et, plus gravement, d’un film d’auteur un film de comédienne. » Pour Bernard Dort (France-Observateur), "J.M., c’est notre nouvelle Sarah Bernardt (...) Elle impose sa présence, son passé, sa mythologie. Jules et Jim sont relégués au second plan, devenus les chevaliers servants de ce nouveau Minotaure : une vedette. » Pour Le Canard enchaîné, "J.M. n’est pas jolie, son talent n’a rien d’extraordinaire, mais elle a une présence qui en fait un monstre sacré de l’écran." Libération constate, comme beaucoup de ses collègues, que "Le roman d’H.-P. Roché est celui d’une amitié "coup de foudre" entre deux hommes. Transposé à l’écran et grâce - ou à cause - de J.M. qui tient le rôle de Kathe, c’est un vaudeville noir (...) La femme envahit, submerge le sujet. » Combat parle de "la personnalité envahissante, et souvent étonnante de J.M." Pour Les Nouvelles littéraires " Il faut bien dire que tout, ici, lui est sacrifié, à commencer par ses deux partenaires. Jules et Jim est le type du film à vedette tel que le conçoivent les commerçants de la pellicule. J.M. y est constamment en représentation (...) un de ces festivals comme on en réserve seulement d’ordinaire aux monstres hollywoodiens."

L’analyse que fait Truffaut de son travail avec Jeanne Moreau éclaire l’ambivalence :

"Je voulais faire du bien à Jeanne Moreau, actrice, et il m’a semblé que je devais l’empêcher de devenir prestigieuse, qu’il fallait lui épargner toute exhibition. J’ai cherché à la "désintellectualiser" par rapport à ses films précédents et à rendre à la fois son rôle et son jeu plus physiques et plus dynamiques. »

Il répond également au reproche fait à Jeanne Moreau d’écraser le film dans un entretien avec Michel Mardore dans Les Lettres françaises :

"J’ai veillé seulement à ce que la "présence" extraordinaire de Jeanne Moreau ne domine pas ses partenaires. Les trois personnages ont exactement la même importance. »

Ce contre quoi s’insurge Truffaut ici, c’est le processus ordinaire du star-système, que les réalisateurs de la Nouvelle vague vivent comme un obstacle, un frein à leur créativité. Mais c’est aussi cette cristallisation entre l’actrice et ses rôles qui donne à Jeanne Moreau l’aura qu’elle apporte aux films qu’elle interprète, y compris bien sûr à Jules et Jim.

Cohérence d’une figure en construction

Cette ambivalence s’éclaire à la description du personnage qu’elle joue. Les critiques donnent souvent une interprétation négative de cette nouvelle figure féminine, malgré les tentatives du metteur en scène pour "encadrer" la lecture de son film. Il le présente ainsi pour Le Monde : "une femme qui hésite entre deux hommes également sympathiques" ; pour Télérama : "Jules et Jim, c’est une femme qui aime deux hommes et en meurt." Mais pour Les Lettres françaises, il s’agit des "tribulations de deux amis qui aiment la même femme durant vingt ans. La façon dont ils accommodent cette situation, c’est tout le sujet." Cette hésitation entre les deux pôles de son film est révélateur de l’ambivalence de son point de vue, que la critique va interpréter souvent de façon négative.

Quand Truffaut précise le personnage de Catherine, au moment de la sortie du film, il semble surtout vouloir éviter une interprétation "féministe" de son personnage, : "Sans doute la jeune femme de Jules et Jim veut-elle vivre de la même manière qu’un homme, mais c’est là seulement une particularité de son caractère et non une attitude féministe et revendicative." Signalons que les critiques ne mentionneront jamais une telle interprétation, bien que le personnage d’Henri-Pierre Roché ne soit pas dépourvu de tels traits, mais que Truffaut a soigneusement effacés.

Si Le Canard enchaîné parle "d’une femme déconcertante et attachante, franche et secrète, infidèle et pure", et Arts, d’une "petite femme absolue, exigeante, autant pour soi que pour les autres", les autres périodiques sont plus ambivalents. Le Monde décrit "une femme tyrannique, éprise d’absolu, monstrueusement égoïste et pourtant attachante", les Nouvelles littéraires "une femme impérieuse qui entend plier tous les hommes à sa loi, une dominatrice qui inflige de terribles punitions à qui l’a blessée", France-soir "une Catherine capricieuse et perverse, changeante et souple comme de l’eau" ; pour le Figaro, "J.M. est la belle capricieuse avec une grâce pareille à celle des félins qui griffent mais à qui l’on pardonne".

Pour Jeander (Libération) "l’attitude des réalisateurs de la ’nouvelle vague’ à l’égard de la femme est restée celle de collégiens avides, brutaux et romantiques" et "ce qui, selon toute probabilité, a fasciné Truffaut dans le personnage de Kathe, c’est précisément qu’elle est le contraire d’une femme-enfant et d’une femme-objet. Kathe est une femme-ouragan (...) une femme-sexe qui a grand besoin d’un psychanalyste ou - en attendant Freud, puisque nous somme en 1907 - d’un bon coup de pied aux fesses pour calmer ses débordements nés de son dérèglement hormonal". On a du mal à démêler ici entre la misogynie dont le critique accuse Truffaut et la sienne propre !

Quant à la France catholique, elle voit dans le film l’illustration de "la morale rétrograde de la nouvelle vague sur le rôle de la femme dans la société et dans le couple, celle d’un puritain honteux pour qui la femme est l’incompréhensible démon. (...) Cette confusion complète des idées et des sentiments (...) dont le personnage supérieurement incarné depuis Les Amants, La Nuit, Les Liaisons dangereuses par Jeanne Moreau est la constante expression."

La construction d’une continuité entre ses rôles revient ainsi dans plusieurs papiers, confirmant la cohérence de la figure qu’elle dessine depuis 1959. Selon Bernard Dort, "elle a son visage des Amants, sa voix des Liaisons dangereuses."

Public populaire, public cultivé

François Truffaut a été sensible à cette différence de réception entre son travail et celui de sa comédienne. Alors qu’il est interviewé par Nice-Matin à la faveur de sa nomination en 1962 au jury du festival de Cannes, il revient sur l’accueil fait à Jules et Jim (sorti depuis quatre mois) :

"Truffaut redoute, et surtout pour ses interprètes les effets de l’assimilation de l’acteur au personnage qu’il crée. (...) Truffaut craint que l’accueil assez mitigé réservé à Jeanne Moreau après Jules et Jim ait répondu à un réflexe populaire de la même nature. Certains spectateurs ont une tendance irraisonnée à prolonger dans la réalité la duplicité un peu garce de l’héroïne."

Ce dont Truffaut se plaint ici, c’est du processus de projection / identification qui est au cœur du rapport des spectateurs avec les stars, et que les réalisateurs de la Nouvelle Vague ont tenté de casser pour lui substituer un rapport direct entre le créateur et son public. Mais il ne s’agit pas du même public : d’un côté le public populaire qui tire son plaisir d’une confusion volontaire entre personnage et acteur, que les magazines comme Cinémonde entretiennent délibérément ; de l’autre, le public cultivé qui pratique un regard distancié sur l’histoire qu’on lui raconte, et apprécie d’abord le style de l’auteur.

Pourtant l’extraordinaire vitalité qui irradie de son personnage, emportant tout sur son passage, fait de ce film un moment fort dans la construction d’une image de féminité moderne, en mouvement. Si les lectrices de Cinémonde lui préfère Annie Girardot dès 1962, elle va devenir pour toute une génération de femmes des classes moyennes cultivées la personnification de la liberté amoureuse au féminin. En juin 1962, son interprétation de la chanson de Jules et Jim “ Le Tourbillon ” écrite pour elle par Bassiak, bat le record des ventes de disques. C’est une indication intéressante de la volonté du public de privilégier la face solaire et jubilatoire du personnage, puisque la chanson écarte résolument les aspects les plus inquiétants de la Catherine du film.

Une dimension sacrificielle

Au terme de ce processus de consécration qui fait de Jeanne Moreau la star du cinéma moderne, son image a profondément changé. La capacité d’initiative sociale qui caractérisait ses personnages du cinéma populaire des années cinquante a disparu, et son énergie est désormais focalisée sur les relations amoureuses ; mais paradoxalement c’est moins son corps qui exprime ses émotions que son visage. La manière dont la caméra de Louis Malle, Michel-Angelo Antonioni, Peter Brook ou François Truffaut filme ce visage, fait dire aux critiques qu’elle est dépouillée de tous ses masques, mise à nu, qu’elle atteint sa vérité, au-delà de la beauté et de la laideur. Elle incarne la passion dans une dimension quasi mystique, comme une révélation ou un sacerdoce, à quoi tout le reste est sacrifié, indépendance, statut social, maternité. De même l’actrice fait don d’elle-même à la caméra, en sacrifiant les apparences de la beauté conventionnelle.

Cette dimension sacrificielle est clairement inscrite dans les films de Louis Malle, comme dans La Nuit et dans Moderato cantabile, aussi bien dans l’histoire que dans le jeu de l’actrice et la façon de la filmer. Si Jules et Jim inverse apparemment cette logique, puisque les deux amis paraissent consacrer leur vie au culte de Catherine, mais finalement c’est bien Catherine qui sacrifie sa vie avec celle de son amant. Si la fascination qu’exerce l’héroïne de Truffaut sur ses amants aussi bien que sur les spectateurs (et les spectatrices) vient de ce que le cinéaste a su lui faire exprimer aussi bien la joie la plus extravertie que la gravité la plus intériorisée, la modernité de cette image de femme est relative : elle a en commun avec l’héroïne de Et Dieu créa la femme… la liberté de ses mœurs dans les fictions filmiques comme à la ville, bien que plus discrètement que BB. Comme le suggère une grande “ enquête ” de Cinémonde en décembre 1962, “ Brigitte = Jeanne ? Comme des sœurs jumelles, elles nous offrent le même portrait de femme moderne. ” Et le journal conclut que

“ Si Brigitte se cantonne dans ce type de personnage, c’est qu’elle coïncide pleinement avec ce personnage de jeune créature moderne qu’elle a créé. (…) Jeanne au contraire, qui porte en elle plus d’expérience, nous a offert des visages plus nuancés. Tout en incarnant elle aussi la jeune femme moderne type, elle nous est apparue plus subtile, multiple, grâce à son étonnant pouvoir de renouvellement. Elle peut être notre Katherine Hepburn, notre Bette Davis, et bien d’autres encore en une seule actrice…. ”

Transgresser son image

En fait, Jeanne Moreau va utiliser son pouvoir économique de star pour monter Eva qui donne une version autrement inquiétante de cette liberté de mœurs à quoi se résume la femme moderne pour Cinémonde. C’est elle qui choisit le roman policier de James Hadley Chase qui servira de base au scénario, et le réalisateur du film, Joseph Losey, qui a entrepris une deuxième carrière britannique après son exil d’Hollywood provoqué par la chasse aux sorcières.

Malheureusement les producteurs, Robert et Raymond Hakim, mutileront le montage final d’Eva, si bien qu’il est difficile de se prononcer sur la qualité du film. Cependant, tel qu’il sort en octobre 1962, le mauvais accueil critique et commercial qu’il reçoit, tient sans doute à la nature du projet lui-même : Jeanne Moreau y est filmée comme une déesse impassible, totalement narcissique, qui utilise les hommes pour ne pas dépendre d’eux. Contrairement à ses rôles antérieurs où elle incarnait la passion amoureuse, elle semble ici se jouer du désir des hommes sans jamais être atteinte. La caméra de Losey associe la beauté énigmatique de Jeanne Moreau et les charmes étranges d’une Venise hivernale, à travers le regard d’un protagoniste masculin (Stanley Baker) qui semble ne pas pouvoir échapper à l’autodestruction dès lors qu’il l’a rencontrée. C’est à elle qu’il révèle ses turpitudes cachées, ses secrets honteux, alors que l’autre femme, la douce et pure Virna Lisi, met en vain toute sa foi en lui. Le récit, en flash back, a le caractère inéluctable d’une rencontre fatale, et Jeanne Moreau semble y incarner la mise à mort du héros. Le public (et les producteurs) lui ont sans doute fait payer cette transgression majeure de son image, cette irruption de la guerre des sexes dans une image de femme libre jusqu’alors clairement bornée par l’amour (pour les hommes). Eva est comme la limite à ne pas franchir, dans ce que la société française autorise aux “ femmes modernes ”…

Pourtant, au moment où elle devient une star internationale du cinéma d’auteur, elle va être détrônée dans la faveur du public populaire français par Annie Girardot , et les destins divergents de ces deux actrices contemporaines illustrent bien le schisme qui s’opère alors dans le cinéma français entre films d’auteur et films populaires. L’oubli injuste dont est victime aujourd’hui Annie Girardot, alors que Jeanne Moreau est devenue un symbole international du rayonnement de la culture française, confirme aussi que le cinéma d’auteur a définitivement détrôné, en terme d’image sinon en nombre de spectateurs, les traditions plus populaires du cinéma hexagonal.

Le féminin ?

La carrière ultérieure de Jeanne Moreau confirme en effet qu’elle va complètement assumer ce choix du cinéma d’auteur, y compris aux dépens de sa carrière de star : sa notoriété lui servira le plus souvent à participer à des projets artistiques audacieux, que ce soit avec Orson Welles pour Le Procès (1962) Falstaff (1964) et Une histoire immortelle (1966), avec Jacques Demy pour La Baie des anges (1962), avec Luis Bunuel pour Le Journal d’une femme de chambre (1964), avec Tony Richardson pour Mademoiselle d’après Jean Genet (1965), avec François Truffaut pour La mariée était en noir (1967) et enfin avec Jean Renoir pour son Petit théâtre en 1969. Le seul film qui dans cette période joue explicitement sur son image de star est Viva Maria de Louis Malle, avec Brigitte Bardot (1965), film spectaculaire à costumes associant paradoxalement les deux actrices qui incarnent à l’époque l’image de la femme moderne ! Curieusement d’ailleurs, c’est aussi un des seuls rôles légers de Jeanne Moreau dans cette période. Mais l’opération Viva Maria reste une exception dans sa carrière - il vaudrait mieux dire dans son parcours artistique - qui privilégiera systématiquement l’innovation et le risque, sur l’opération de prestige ou le ‘véhicule’ destiné à valoriser son image, ce que confirme sa participation à Nathalie Granger de Marguerite Duras en 1972, à Les Valseuses de Bertrand Blier en 1974, à Monsieur Klein de Losey en 1976 ou à Querelle de Fassbinder en 1982, ou les deux films intimistes qu’elle réalise : Lumière en 1975, et L’Adolescente en 1978. De ce point de vue, il serait édifiant de comparer son parcours à celui de deux de ses contemporains dans le cinéma français : Alain Delon et Jean-Paul Belmondo.

La Nouvelle Vague a donc indubitablement créé une nouvelle Jeanne Moreau, dont l’image sera désormais indissociable du cinéma "moderne" et du cinéma "d’auteur", c’est à dire des cinéastes qui transgressent frontalement les normes de la photogénie traditionnelle et les conventions dramatiques. Mais l’image de femme qui se construit dans ces films semble, malgré l’impression d’authenticité et de liberté que donnent le jeu et le physique de Jeanne Moreau, s’installer loin de toute modernité sociale, pour associer le féminin à l’expression de la passion amoureuse la plus entière, hors de l’espace et du temps. Image de femme moderne élue par les classes cultivées, Jeanne Moreau incarne au début des années 1960 la persistance d’une tradition culturelle qui assigne le féminin à la sexualité, dont la libération a souvent une issue fatale, alors que le masculin se définit de façon beaucoup plus large, comme l’humain dans toutes ses potentialités.


Filmographie de Jeanne Moreau (première période : 1949-1962)

1949
 Dernier amour, Jean Stelli
1950
 Meurtres, Richard Pottier
 Pigalle Saint Germain des Près, André Berthomieu
1952
 L’Homme de ma vie, Guy Lefranc
 Il est minuit Docteur Schweitzer, André Haguet
1953
 Dortoir des grandes, Henri Decoin
 Julietta, Marc Allégret
1954
 Touchez pas au grisbi, Jacques Becker
 Secrets d’alcôve, Henri Decoin
 Les Intrigantes, Henri Decoin
 La Reine Margot, Jean Dréville
1955
 Les Hommes en blanc, Ralph Habib
 M’sieur la Caille, André Pergament
 Gas-oil, Gilles Grangier
1956
 Le Salaire du péché, Denys de la Patellière
1957
 Jusqu’au dernier, Pierre Billon
 Les Louves, Louis Saslavsky
 L’Étrange Monsieur Stève, Raymond Bailly
1958
 Trois jours à vivre, Gilles Grangier
 Échec au porteur, Gilles Grangier
 Ascenseur pour l’échafaud, Louis Malle
 Le Dos au mur, Edouard Molinaro
 Les Amants, Louis Malle
1959
 Les 400 coups, François Truffaut
 Les Liaisons dangereuses, Roger Vadim
1960
 Cinq femmes marquées, Martin Ritt
 Dialogues des carmélites, Bruckberger/ Agostini
 Moderato Cantabile, Peter Brook
1961
 La Nuit, Antonioni
 Une femme est une femme, Godard
1962
 Jules et Jim, Truffaut
 Eva, Joseph Losey


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[1Ginette Vincendeau, Les stars et le star-système en France, L’Harmattan, 2009.