20 ans plus tard
Anna Karina a été « découverte » par Jean-Luc Godard, alors qu’elle commençait une carrière de mannequin à Paris, venant du Danemark ; il l’a fait jouer dans sept films entre 1960 et 1966 ; elle a fait pendant et ensuite une longue carrière en tant qu’actrice, réalisatrice et chanteuse. On peut citer parmi ses rôles marquants : Ce soir ou jamais (Michel Devile 1960), Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot (Rivette 1967), L’Étranger (Visconti, 1967), Rendez-vous à Bray (Delvaux, 1971). Elle est la protagoniste de la comédie musicale écrite par Gainsbourg, Anna (Pierre Koralnik, 1967). Elle a réalisé deux films : Vivre ensemble (1973) et Victoria (2007), et fait une dizaine d’albums de chansons avec des compositeurs talentueux : Michel Legrand, Bassiak, Gainsbourg, Philippe Katherine, Philippe Eveno… Pourtant son nom reste associé exclusivement à celui de Godard, illustrant le caractère vampirique du mythe de Pygmalion.
En effet la plupart des nécrologies parues depuis sa mort le 14 décembre la présentent comme « la muse éternelle de Jean-Luc Godard » (Le Monde), « icône de la Nouvelle Vague » (Franceinfo), et si Télérama titre « Mort d’Anna Karina, muse et créatrice », il précise dans le chapô : « son nom restera à jamais associé à la Nouvelle Vague française. De sa collaboration avec JL Godard sont nés plusieurs chefs-d’œuvre… »
Je voudrais revenir sur le type de figure féminine que Godard a construit avec Karina à travers Le Petit soldat (1960-63), Une femme est une femme (1961), Vivre sa vie (1962), Bande à part (1964), Pierrot le fou (1965), Alphaville (1965) et Made in USA (1966). Leur point commun est le stéréotype de la femme-enfant. Dans Le Petit soldat, Michel Subor, alter-ego de l’auteur, déclare à Anne Karina dont il est amoureux que les femmes ne devraient pas vivre au-delà de vingt-cinq ans ! (à l’époque elle n’en a pas encore vingt…).
En effet, dès Le Petit soldat, on retrouve l’allure androgyne et l’accent étranger de Jean Seberg dans À bout de souffle, à quoi s’ajoutent de éléments d’habillement et de comportement qui connotent la femme-enfant, tandis que l’aspect “ étudiante cultivée ” de Seberg disparaît. Les cheveux longs que Karina coiffe constamment comme une petite fille narcissique fascinée par sa beauté, ses chemisiers agrémentés de broderie anglaise, ses jupes bouffantes, son accent étranger très prononcé qui donne à toutes ses phrases la maladresse d’une enfant qui apprend à parler, viendront tout au long des films renforcer cette connotation infantilisante de la figure féminine. La scène où Bruno (Michel Subor) la photographie pour la séduire est une contemplation fétichiste du visage d’Anna Karina qui se prête complaisamment à la caméra de Godard.
Le film suivant, Une femme est une femme, utilise les couleurs et le cinémascope pour alimenter le regard fétichiste du réalisateur qui a entretemps épousé sa « créature ». Godard affirme son pouvoir de transgression des codes en parodiant le numéro de cabaret ou de strip-tease quasi obligé de beaucoup de films populaires des années 1950. Angela (Karina) tourne en dérision les conventions du sex-appeal, d’abord en chantant avec un costume de pré-adolescente (marinière et jupe plissée blanche), puis en l’enlevant tout à trac pour apparaître avec un bustier blanc gansé de rouge parfaitement pudique. Ses mimiques et sa chanson font rire comme venant d’une petite fille maladroite qui essaierait d’être délurée. Cette insistance sur des comportements enfantins tout au long du film (maladresse, naïveté, bouderie, rire et larmes) la rend touchante, attendrissante, mais ne nous incite pas vraiment à la prendre au sérieux. Le clou du film est une scène de larmes où Karina bafouille en gros plan : « Moi j’trouve con les femmes qui ne pleurent pas... les femmes modernes qui veulent imiter les hommes. » Angela veut un enfant mais Émile (Jean-Claude Brialy) qui s’intéresse uniquement au sport, n’en a pas envie. Le désir d’enfant est présenté comme un fait de nature chez la femme, à une époque où le problème principal des femmes en France est l’interdiction de la contraception et de l’avortement…
L’héroïne, de Vivre sa vie, Nana (Anna Karina), une prostituée, est clairement l’objet et non le sujet du récit. La beauté du visage et du corps d’Anna Karina est mise en valeur par le travail de la lumière, et ses changements constants de vêtements et de coiffure, justifiés par son “ travail ”, nourrissent complaisamment le fétichisme des spectateurs. À la fin du film, la voix de Godard hors champ lit une nouvelle d’Edgar Poe, Le Portrait, l’histoire d’un peintre qui a fait un portrait si “ vivant ” de sa femme qu’elle en est morte. Nana meurt assassinée par son mac à la scène suivante… Le cinéaste amoureux est hors-champ, derrière la caméra, pendant que la femme-modèle écoute l’histoire de sa propre mise à mort qui se confond avec le culte amoureux que lui rend l’artiste.
La vision romantique de l’amour et la construction d’Anna Karina comme femme fatale dans Pierrot le fou, est encore plus sombre : la femme-enfant qui suit Ferdinand dans sa fuite vers des rivages enchanteurs, ne quitte pas son ours en peluche, mais finit pas s’ennuyer (le célèbre « qu’est-ce que j’peux faire ? j’sais pas quoi faire… ») et trahira son amant qui n’a plus rien à lui offrir. La misogynie prend alors la double forme du mépris pour une femme sans cervelle (Ferdinand, lui, écrit) et sans morale (elle se vend au plus offrant). La beauté de la silhouette androgyne d’Anna Karina dans sa petit robe rouge sur les plages de la Méditerranée cache un règlement de comptes (à l’époque du film, ils ne vivent plus ensemble).
Non seulement, Godard a utilisé Karina pour donner consistance à un fantasme masculin très sexiste, mais le culte dont ses films sont l’objet ont figé l’actrice dans cette figure régressive que quarante ans de carrière n’ont pas réussi à dépasser…