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Lukas Dhont / 2018

Girl


>> Karine Espineira / lundi 29 octobre 2018


Y aurait-il quelque chose de commun entre Tartuffe ou l’Imposteur de Molière et Girl le film de Lukas Dhont ? Question qui peut paraître bien incongrue concernant deux œuvres séparées de plus de trois siècles. Pourtant, dans l’acte III (scène 2) de la pièce représentée en 1667 (autorisée en 1669), on relève cette célèbre tirade de Tartuffe : « Couvrez ce sein, que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, et cela fait venir de coupables pensées », tandis que le film de Lukas Dhont (sorti le 10.10.2018), nous inspire l’expression « montrez ce sexe que l’on ne saurait voir ». Dans les deux cas, ces expressions traduisent un certain regard porté par un homme sur une femme. D’un côté fausse pudibonderie mais vraie hypocrisie, de l’autre côté bienveillance (de façade) mais véritable voyeurisme.

Girl est le premier long métrage du réalisateur belge Lukas Dhont, récompensé par la Caméra d’Or et la Queer Palm dans la catégorie Un certain regard au Festival de Cannes 2018. De l’ensemble des résumés dans les médias jusqu’au synopsis du film, on nous explique en substance que Lara est une fille dans un corps masculin et qu’elle est soumise à une double épreuve : cacher son sexe en attendant l’opération de « changement de sexe » et soumettre son corps à un entrainement intensif de danseuse classique. L’œuvre s’inspire de l’histoire de Nora Monsecour, passionnée de danse et qui, en deuxième secondaire, à l’École royale de ballet d’Anvers, demande en vain à être admise dans la classe des filles, contrairement à Lara (Victor Polster) qui bénéficie de soutiens dans l’École de danse comme dans sa famille, particulièrement de la part de son père Mathias (Arieh Worthalter).

Les milieux dans lesquels évolue le personnage de Lara semblent à première vue neutres ou bienveillants. Les camarades de danse semblent plus ou moins la soutenir. Lara a des droits, comme celui d’utiliser le vestiaire des filles, après un vote. On lui offre aussi le droit, à son corps défendant, de se doucher avec les filles. Au sein de la famille, Lara est une jeune fille modèle qui ne se soustrait à aucune tâche ménagère. Le père est aimant dans un rôle de soutien qu’il souhaiterait indéfectible. Le corps médical est aussi présent avec la gender team qui « accompagne » la jeune fille dans sa transition. Lara semble avoir toutes les bonnes cartes en main.

Pourtant, « ça ne va pas », corroborant l’idée de la toute-puissance de la souffrance chez les « transsexuel·le·s » (terminologie que la majorité des personnes trans dans le monde estiment pathologisante). Les approches sur la transidentité de la jeune fille sont des plus classiques, voire « obsolètes » au regard de l’évolution des expériences de vie transgenres au cours des vingt dernières années. De même, l’action a pour cadre un monde hétéro-normé qui n’est jamais remis en cause, y compris dans la façon dont on interprète la scène de la fellation ou quand Lara dit pouvoir être attirée par des filles. Le sujet trans est complètement assimilé dans l’ordre des genres. Le schéma, pour être « rassurant », respecte en effet un certain nombre de « commandements » inhérents à la représentation d’une « bonne transidentité » à l’attention du public cisgenre (non-trans) : « tu ne troubleras point le genre, la sexualité, l’ordre public, voire l’ordre symbolique ».

Si nous parlions d’une série, le pitch serait le suivant : « une jeune fille lutte pour devenir danseuse classique, mais elle est trans et doit cacher son pénis ». Le cinéma, toujours friand des corps des femmes trans, repousse une nouvelle frontière avec la répétition des scènes de miroir et de tucking, qui est une technique permettant de cacher pénis et testicules. À l’égale de la technique du binding consistant pour les hommes trans à masquer les seins, le tucking est de l’ordre de l’intime dans les socialités trans. Lukas Dhont ne s’embarrasse de cette donnée et offre à son public ce que celui-ci a toujours voulu voir sans jamais oser le demander (du moins ouvertement) : voir ce qu’il y a sous les vêtements des femmes trans. On peut parler d’une véritable fascination à ce sujet.

On pense notamment à la scène de l’érection matinale, comme si Lara avait besoin de soulever son drap pour savoir qu’elle a (et subit) une érection. Scène à laquelle on peut opposer celle de la soirée pyjama lorsque les camarades de danse « exigent » de voir le corps de Lara ; son pénis plus précisément. La caméra de Lukas Dhont se fait tout à coup pudique et ne montre pas. Ce sont les jeunes danseuses qui entrent dans l’action du voyeurisme tandis que le public en est lui dédouané. Le film n’est pas sans ambiguïté en jouant la double carte du voyeurisme et de la condamnation du voyeurisme, et l’on oublie un autre aspect important, c’est que Lara n’est pas qu’une jeune fille trans en devenir. On nous expose l’intimité d’une expérience de vie transgenre à travers le corps d’une adolescente qui n’a que 15 ans. Si le personnage du film n’était pas une personne trans, on pourrait s’interroger sur cette façon de montrer tant d’intérêt (de la part du réalisateur et du public) pour la génitalité d’une adolescente.

La question de la génitalité reste centrale jusqu’à la dernière image mais cette fois avec l’implicite du sourire de Lara. Il est le signe d’une victoire certes, et n’est pas sans rappeler la scène finale de 20 cm de Ramón Salazar (2005). Dans ce film, la caméra suit de dos Marietta (Monica Cervera) dans un long couloir de métro, puis dans l’escalier vers la sortie, comme si on quittait avec elle l’obscurité, pour atteindre la lumière et sortir au grand jour. À l’extérieur, la caméra se retourne et nous laisse sur le sourire resplendissant de la jeune femme débarrassée de ses « 20 cm ». Malgré le message porté par ce sourire, d’une part on ne félicitera pas le réalisateur pour la vision pathologique qu’il donne de la transidentité, intentionnellement ou non, et d’autre part pour être passé à côté d’une belle traduction d’une expérience de vie trans dans le monde de la danse, hors des sentiers battus dans lesquels on représente les transidentités.

Les personnes trans dénoncent depuis des décennies l’intérêt que le monde cisgenre porte à leur génitalité, considérant que leurs expériences de vie sont ainsi réduites à un sexe ou une sexualité. Elles s’insurgent légitimement. Si Girl a été encensé par la critique [1], à de rares exceptions [2], c’est par une critique et un public non-trans. Les personnes trans y sont objectivées, fantasmées et ramenées de force, par la liberté de création et de promotion, à des imaginaires contre lesquels elles luttent depuis longtemps. On comprendra que la critique trans s’exprimant via les blogs et des interviews [3] déconseille ce film aux personnes trans, en contestant l’idée qu’il puisse être utile aux transidentités. Si Una mujer fantástica de Sebastián Lelio (2017) avait su éviter le piège du regard cisgenre fantasmant les trans, le film Girl compose avec des scènes véhiculant « une obsession peu ragoûtante, voyeuriste et effrayante du corps de Lara » (Mathew Rodriguez) [4], oubliant au passage l’essentiel : sa psychologie.


>> générique

Polémiquons.

  • un autre aspect qui (au bout d’un moment) m’a frappé dans ce film : l’absence totale de socialité trans. on se croirait dans un monde parallèle, pré-internet. Lara est une ado trans out en 2018 dans une grande ville européenne (Anvers ?) et elle n’est entourée d’aucune personne trans ou queer ? seulement les médecins cis, son père à côté de la plaque et dont l’inquiétude (éventuellement compréhensible) est complètement étouffante, et des "copines" dont on sent bien qu’elles la traitent avec froideur avant même la scène de bullying glaçante. tout ça peut bien être plutôt réaliste, mais le fait qu’aucune socialité trans (y compris en ligne) ne soit représentée ne l’est pas trop je pense. et pas la peine de répondre qu’elle existe peut-être hors champ car le sentiment d’isolement profond et de totale absence de soutien est au coeur du sujet du film.

    en plus le parallèle appuyé entre la danse classique comme obsession du contrôle, du masochisme et de l’abnégation d’une part, le tucking et l’auto-mutilation d’autre part est franchement ras les paquerettes.

  • Merci pour cette critique par ailleurs introuvable dans les milieux cinéphiles. Le film est obsédé par le sexe de Lara, jusqu’à son absurde dénouement et ce sourire, comme s’il n’y avait aucune séquelle à procéder de la sorte au lieu de s’offrir le meilleur de la médecine actuelle, dans son pays ou à l’étranger, puisqu’elle est si bien entourée. Parce que ce film est fait pour les cis, pour faire pleurer sur le sort des pauvres trans qu’il faut soutenir comme cet angélique père, si sexy, si hétéro, que l’on comprend et que l’on admire. Et pourtant, pourquoi ne défend-il pas son enfant contre les médecins qui le font attendre, pourquoi est-il toujours du côté des institutions ? Parce qu’au final, il faut la protéger d’elle-même et bien qu’il n’y arrive pas, le père aura tout essayé et ce ne sera pas de sa/notre faute. Sans suspens, les vraies méchantes du film sont des filles, les garçons sont des agneaux. Un film plein de bonnes intentions qui, soyons optimiste, fera avancer l’esprit d’une partie du public auquel il est destiné. Une vision des trans comme isolement, pathos, dépression. A l’heure d’internet et des séries télé, Lara est coupée du monde trans dans un film coupé de la réalité actuelle des personnes trans en Europe.

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[1Entre autres exemples :
>> « "Girl", de Lukas Dhont, récompensé par la Queer Palm à Cannes », Clarisse Fabre, Le Monde.fr-AFP, 15.05.2018, en ligne, https://www.lemonde.fr/festival-de-cannes/article/2018/05/19/girl-de-lukas-dhont-recompense-par-la-queer-palm-a-cannes_5301380_766360.html

>> « Festival de Cannes : la Queer Palm 2018 décernée à "Girl" de Lukas Dhont », AFP, Le Point.fr, 18.05.2018, en ligne, https://www.lepoint.fr/culture/festival-de-cannes-la-queer-palm-2018-decernee-a-girl-de-lukas-dhont-18-05-2018-2219692_3.php

>> « "Girl" : "bouleversant", "impressionnant"… Les critiques du Masque & la Plume ont adoré le film de Lukas Dhont », France Inter, 26.10.2018, en ligne, https://www.franceinter.fr/cinema/bouleversant-impressionnant-les-critiques-du-masque-la-plume-ont-adore-girls-de-lukas-dhont.

>> « Girl, La critique de Louis Guichard », Télérama, octobre 2018, en ligne, https://www.telerama.fr/cinema/films/girl,n5603295.php.

>> « "Girl" : portrait sensible et habité », Jean-Baptiste Morain, Les Inrockuptibles, 10.10.2018, en ligne, https://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/girl/.

Voir aussi sur les réseaux sociaux :

>> « Girl - Lukas Dhont », Le Magazine de la santé, 10.10.2018, en ligne, https://www.facebook.com/MagazinedelasanteF5/videos/1127602174075845/

>> « Lukas Dhont, réalisateur du film "Girl" », 13.10.2018 La Première-RTBF, https://www.facebook.com/LaPremiereRTBF/videos/322693848528266/

[2>> « "Girl" : La Preuve par l’exemple à (ne pas) suivre », Guillaume Richard, 15.10.2018, en ligne, https://www.rayonvertcinema.org/girl-lukas-dhont-analyse/?fbclid=IwAR1Ru4UTtvCan35Edc7ahsetoRfu5yBnNkbwFudlwHJACpaKgEpkSmpGGFg.

>> « Netflix’s ‘Girl’ Is Another Example of Trans Trauma Porn and Should Be Avoided At All Costs », Mathew Rodriguez 04.10.2018, Into, en ligne, https://www.intomore.com/culture/netflixs-girl-is-another-example-of-trans-trauma-porn-and-should-be-avoided-at-all-costs.

[4>> Outre la référence à son article donnée plus haut, lire aussi ce fil de discussion : « Une critique qui m’interpelle sur le film Girl », 18.10.2018, https://betolerant.fr/forum/13078/une-critique-qui-m-interpelle-sur-le-film-girl.