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François Ozon / 2016

Frantz


>> Geneviève Sellier / mercredi 5 octobre 2016


Ce film que François Ozon adapte librement Broken Lullaby (L’homme que j’ai tué) réalisé par Ernst Lubitsch en 1932, lui-même adapté d’une pièce de Maurice Rostand, a été sélectionné au Festival de Venise qui a récompensé la jeune actrice allemande Paula Beer du prix « Révélation ».

Il est toujours intéressant d’analyser les changements que les adaptateurs ont faits par rapport à l’œuvre originale, car ils peuvent être un indice des enjeux de la nouvelle version.

L’homme que j’ai tué, bouleversant mélodrame aux antipodes des comédies musicales (avec Maurice Chevalier) dont le réalisateur allemand s’était fait le spécialiste à Hollywood au tournant du parlant, a été un échec à l’époque de sa sortie et reste dans l’ombre des comédies sophistiquées qui ont fait plus tard la réputation de Lubitsch chez les cinéphiles. Le film de 1932 est construit du point de vue du jeune soldat français qui, rongé par la culpabilité d’avoir tué en face à face un soldat allemand dans les tranchées tandis qu’il écrivait une lettre à sa famille, décide en 1919 d’aller trouver la famille du mort pour obtenir son pardon. Il va sur la tombe du soldat où sa fiancée l’aperçoit, puis chez ses parents où il se fait passer pour un ami du mort qu’il aurait connu en France avant-guerre, apportant à la famille et à la fiancée une consolation qui se transforme peu à peu en amour. Mais il finit par avouer à la jeune fille sa supercherie : d’abord bouleversée, elle l’empêche de partir et de révéler la vérité, pour assumer la place de « remplaçant » du fils qu’il a tué. Le film s’achève sur le jeune homme jouant sur le violon du mort, accompagné au piano par la fiancée, devant le couple de parents communiant dans la joie.

Ozon choisit de raconter l’histoire à partir du point de vue de la fiancée du mort, Ana, ce qui peut sembler un changement dans l’esprit du temps : prendre en compte le point de vue des femmes face aux souffrances de la guerre. D’autant plus que l’actrice allemande qui incarne la fiancée, Paula Beer, a une douceur triste qui rayonne littéralement sur le film.

On la voit d’abord jouer un rôle de consolatrice auprès des parents de son fiancé (étant orpheline, elle vit sous leur toit) puis auprès du Français Adrien qui paraît inconsolable de la mort de son ami. Les scènes au présent sont filmées en noir et blanc comme en hommage au film de Lubitsch ainsi que la mise en scène très classique, aux antipodes des virtuosités post-modernes auxquelles Ozon a sacrifié dans d’autres films. De temps en temps, pourtant, la pellicule se colore, soit pour souligner des moments d’intense émotion (quand Adrien et Ana se promènent dans un paysage romantique, avant que le jeune homme se baigne dans un lac) soit dans des flash-backs quand Adrien évoque les séjours parisiens de son ami Frantz. Le spectateur, qui contrairement à celui du film de Lubitsch, ignore le mensonge d’Adrien, est donc incité à prendre pour argent comptant le récit d’Adrien, comme le fait la famille allemande. Pourtant Ozon (dont l’homosexualité est de notoriété publique) sème le doute non pas sur la réalité de cette amitié, mais sur sa nature, quand on voit Adrien submergé par les sanglots ou s’évanouissant en jouant sur le violon de Frantz à la demande de ses parents. D’autant plus que Ana s’étonne de ce que Frantz ne lui ait jamais parlé d’Adrien, ni n’ait jamais parlé d’elle à Adrien…

Quant Adrien lui avoue son mensonge et sa responsabilité directe dans la mort de Frantz, le choc est aussi grand pour elle que pour le spectateur. Commence alors la deuxième partie du film, inventée par Ozon : Ana prend alors l’initiative de lui mentir pour le faire partir, en prétendant avoir tout révélé aux parents de Frantz, alors qu’elle leur raconte qu’il a dû partir précipitamment au chevet de sa mère malade.

Peu après, elle tente de se suicider dans le lac où elle avait regardé nager Adrien (une des séquences en couleurs). Un passant l’en empêche mais elle tombe gravement malade. Ce sont les parents de Frantz qui la remettent sur pied et l’envoient à Paris chercher Adrien qui ne répond plus à son adresse parisienne. Elle descend dans l’hôtel où Frantz logeait avant guerre, qui est en fait un hôtel de passe, ce qui jette une singulière suspicion sur la personnalité du jeune Allemand ; elle cherche Adrien d’abord en vain, croit qu’il s’est suicidé, puis parvient à le retrouver dans le château maternel en Bourgogne, alors qu’il est en passe d’épouser son amie d’enfance. Bouleversée par cette découverte, elle repart aussitôt, malgré l’aveu qu’Adrien lui fait qu’il s’agit d’un mariage arrangé par sa mère. Elle se réfugie au Louvre devant le tableau de Manet, Le Suicidé, dont Adrien prétendait qu’il était leur préféré avec Frantz. Elle y rencontre un jeune homme à qui elle déclare que ce tableau lui donne « envie de vivre »…

À travers ses changements par rapport au mélodrame classique réalisé par Lubitsch, Ozon prend le pouvoir en tant qu’auteur sur les personnages mais surtout sur les spectateurs : non seulement il laisse les spectateurs dans le même état d’ignorance que la famille allemande sur les véritables liens d’Adrien et Frantz, mais il donne corps, à travers les flash-backs en couleurs, à la fiction de leur amitié (j’y vois pour ma part un écho de la célébration narcissique de l’amitié masculine par Truffaut dans Jules et Jim : les deux films ont beaucoup en commun, par exemple la peur qu’expriment les deux héros de tirer l’un sur l’autre dans les tranchées, mais aussi leur amitié fusionnelle dans le Paris de la Belle époque et leur amour pour la même femme), ce qui a pour effet de déstabiliser les spectateurs, plus encore que la protagoniste, quand Adrien avoue sa supercherie. En révélant le statut de fausseté de ces séquences en couleurs, Ozon affirme sa capacité de manipulation du spectateur et son usage souverain et transgressif des codes formels de la narration cinématographique.

À un autre niveau, quand il choisit de semer le doute sur la personnalité de Frantz, en nous révélant que l’hôtel où le jeune homme qu’Ana a présenté comme un amoureux de poésie française (il lui a appris un poème de Verlaine), résidait à Paris est un hôtel de passe, le spectateur contemporain se demande s’il doit y voir une allusion à la liaison de Verlaine et Rimbaud, ce « mauvais garçon » qui le détournait de ses liens conjugaux.

Enfin quand Ana retrouve Adrien et découvre un fils de famille couvé par sa mère et par sa fiancée, le spectateur est à nouveau aussi déstabilisé que l’héroïne qui a du mal à faire le lien avec le jeune homme torturé et visiblement amoureux d’elle de la première partie.

On peut également s’interroger sur le choix du tableau de Manet, Le Suicidé, qui est comme le fil rouge du film et dont on comprend mal comment la jeune Ana peut y voir une « envie de vivre », comme elle l’affirme au jeune homme qui le contemple au Louvre. J’y vois plutôt une réaffirmation du pouvoir discrétionnaire de « l’auteur » que construit Ozon, film après film.

Finalement, le choix de réécrire cette histoire à partir du point de vue d’un personnage féminin « innocent » et crédule, permet au cinéaste de manipuler à sa guise les spectateurs, en brouillant les cartes à plusieurs reprises, y compris aux dépens de la vraisemblance des situations et des personnages. Ici le personnage féminin est construit comme l’expression de la crédulité de la spectatrice ordinaire, qui, en s’identifiant aux personnages et en éprouvant leurs émotions, est une proie facile pour un narrateur cynique qui cherche d’abord à éprouver son pouvoir.


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