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Georges Franju / 1962

En hommage à Emmanuelle Riva : Thérèse Desqueyroux


>> Geneviève Sellier / dimanche 29 janvier 2017

Thérèse Desqueyroux, une bourgeoise rebelle…


Thérèse Desqueyroux, adapté du roman homonyme (1927) de François Mauriac par son fils Claude pour Georges Franju (également crédité pour l’adaptation et les dialogues), qui sort en septembre 1962, se construit sur un point de vue empathique avec l’héroïne : ici, c’est l’oppression et l’instrumentalisaton des femmes dans le mariage bourgeois qui est mis en accusation, d’autant plus efficacement que l’intrigue est déplacée dans le contemporain immédiat. On retrouve l’argument et la structure dramatique en flash-back de La Vérité sur Bébé Donge (Decoin, 1952), mais Franju, comme Mauriac, adopte exclusivement le point de vue du personnage féminin qui essaie de comprendre comment elle en est venue à tenter d’empoisonner son mari.

Comment la naïve jeune bourgeoise découvre les réalités sordides de sa classe sociale d’abord soucieuse de ses biens et des convenances, la déception face à un mari incapable de la satisfaire sexuellement, la souffrance face à l’indifférence qui s’installe entre eux quand il reprend ses habitudes immuables, son incapacité à s’investir dans l’amour maternel, et enfin le désir d’en finir avec l’asphyxie du mariage bourgeois en commettant l’irréparable.

Le récit est pris en charge dès le début et jusqu’à la fin par l’héroïne. Bien que la “criminelle ” soit la femme, nous sommes en empathie constante et exclusive avec elle, grâce à sa voix intérieure. La plupart des critiques de 1962 soulignent la véritable fusion qui s’opère entre l’actrice et son personnage et épousent le point de vue de Thérèse Desqueyroux pour rendre compte du film que Franju lui-même expose sans ambiguïté dans Les Lettres françaises : “ Thérèse est une admirable fille extrêmement lucide. C’est une empoisonneuse qui rompt les amarres, et aux yeux de Mauriac, seuls comptent ceux qui luttent pour la libération de l’esprit. Si Mauriac fait une sainte d’une aussi belle criminelle, c’est son droit, j’en suis ravi. ”

L’actualité du thème est soulignée par l’adaptateur, Claude Mauriac : “Thérèse me semble très intéressante parce que huit femmes sur dix sont, comme elle, frustrées. L’empoisonnement est bien sûr un cas limite, mais ce genre de situation de la femme qui n’a pas ce qu’elle veut demeure d’une très grande actualité ! Et pas seulement en province : il y a des femmes frustrées à Paris, et dans toutes les grandes capitales…” La mise en scène de Franju, si elle n’emprunte pas les caractéristiques les plus visibles de la Nouvelle Vague (improvisation, tournage en intérieurs naturels, thèmes et acteurs associés à la jeunesse, liberté de ton en matière sexuelle), se démarque très nettement des adaptations littéraires “de la qualité française” par son refus des conventions scénaristiques, dramatiques et esthétiques de ce cinéma. (De ce point de vue, il peut se comparer à Jules et Jim ou à Léon Morin prêtre). Emmanuelle Riva donne la même impression d’authenticité dans la fraîcheur des scènes de la jeunesse de l’héroïne que dans sa déchéance après le procès.

La modernité du film réside dans le traitement sans concession d’un thème éminemment conflictuel pour l’époque, et dans le choix d’un style visuel et d’un style dramatique d’une rigueur à la mesure de ces enjeux. Emmanuelle Riva est le symbole de cette exigence nouvelle. Pourtant, si le film recueille un succès public honorable, il ne fera pas école : la critique préfèrera des films formellement plus audacieux, et le public des histoires plus consensuelles ou plus excitantes. Et la carrière de l’actrice subira la même désaffection que le personnage de femme moderne qu’elle incarne, qui associe émancipation intellectuelle, sociale, conjugale et sexuelle. La société française du début des années 1960 n’est pas prête à entendre un tel discours.

(extrait de La Nouvelle Vague : un cinéma au masculin singulier, CNRS éditions, 2005)


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