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Sidney Lumet /

Child’s Play / Les yeux de Satan


>> Noël Burch / jeudi 9 février 2017


Un film sans femmes (ou presque...)

Du point de vue matérialiste, l’histoire du cinéma étasunien depuis la fin du muet comporte des hauts et des bas bien identifiés. Je vois trois périodes à privilégier :

1° 1929-1934 : depuis le krach de Wall Street qui a privé Hollywood d’un public populaire appauvri et mis les studios dans l’obligation d’attirer un public plus “averti”, notamment en traitant des sujets jusques là tabou comme les rapports entre sexe et argent [1]... jusqu’à ce que l’église catholique parvienne à imposer le fameux “code Hays” rédigé par un prêtre.

2° 1944-1951 : depuis la naissance d’un « film noir » prolétarien, animé par une guerre des sexes sans fard... jusqu’à ce que la droite prenne prétexte d’un imaginaire “péril rouge” pour écraser la gauche étasunienne et chasser les progressistes de Hollywood.

3° 1966-1975  : depuis les premières mobilisations contre la guerre du Vietnam et en faveur des droits des femmes, quand de nombreux films traitent, avec une subtilité incisive, des vrais problèmes et des vrais conflits de la société étatsunienne… jusqu’au jour où les financiers ne se contentent plus des faibles revenus de ces films « localistes » dans le reste du monde et découvrent que les blockbusters (à commencer par Star Wars) seront beaucoup plus profitables [2]

Cinéphile vieillissant, je suis particulièrement attentif à ces périodes en programmant mes soirées sur le câble.

Lorsque j’ai vu apparaître un titre que j’ignorais complètement et qui se passe dans un collège catholique réservé aux garçons, on devine ma première réaction. Mais quand j’ai vu la date, 1972, et surtout le nom du réalisateur, j’ai su qu’il fallait regarder ce film. Le regretté Sidney Lumet, homme de gauche, fera pendant un demi-siècle exactement (1957-2007) une succession de films toujours progressistes et souvent explicitement politiques, depuis Douze hommes en colère qui dénonce le racisme et la corruption du système judiciaire étasunien, jusqu’à 7h58 ce samedi-là qui montre comment un brutal cynisme mercantile gangrène les couches moyennes.

Adaptation d’une pièce à succès jouée la même année à Broadway, Child’s Play (Les yeux de Satan en France) a pour faux sujet (que le titre français veut imposer) un conflit typiquement catholique entre le Bien et le Mal... et pour vrais sujets, d’une part les ravages de l’homosocialité (mortelle rivalité phallique, persécutions masculines de boucs émissaires, violences comme succédané du sexe [3]), d’autre part ce proto-fascisme à visage souriant que Herbert Marcuse appela « tolérance répressive [4] », celle-là même prônée par cette icône de la pédagogie manipulatrice étasunienne, John Dewey (1859-1952).

Parmi toute une cohorte de soutanes qui assurent enseignement et administration au collège Saint Charles, les protagonistes du film sont trois laïques : le « bon » Joe Dodds (Robert Preston), professeur d’anglais et surtout de Shakespeare, qui s’est rendu si sympathique à ses élèves qu’il fait l’objet d’un véritable culte. Face à lui depuis dix ans, Jerome Malley (James Mason, génial comme toujours), professeur de latin strict, qui semble se plaire à sadiser les nombreux cancres dans sa discipline « archaïque ». Célibataire, la soixantaine tourmentée par l’agonie que vit sa mère chez lui, par la haine de ses élèves et par la prétendue persécution que lui ferait subir Dodds, notamment en racontant des horreurs sur lui à sa mère par téléphone… ce gentil Dodds qui ne ferait pas de mal à une mouche et selon qui son rival serait paranoïaque – ce qui apparaît pour le spectateur longtemps comme une évidence… Et puis il y a le jeune Paul Reis (Beau Bridges), ancien élève du collège et des deux professeurs antagonistes, qui revient comme professeur de gymnastique lorsque débute l’intrigue.

Le nouveau venu va tout de suite comprendre que le climat a beaucoup changé en dix ans, surtout que depuis une année déjà, pèse sur cette institution élitiste une étrange malédiction que l’un des curés n’hésite pas à attribuer à la présence du Malin : il s’agit d’épisodes mystérieux, à caractère presque rituel et de plus en plus violents, où toute une classe d’adolescents s’en prend à l’un d’entre eux, lequel semble consentir à jouer le bouc émissaire dans ce child’s play. Reis assistera lui-même, éberlué, à quelques-unes de ces scènes de violence. Et s’il parvient à faire admettre à l’une des victimes, hospitalisée, qu’elle avait un accord avec ses persécuteurs pour devenir leur victime, il n’en obtiendra rien de plus. Et nous n’en saurons jamais davantage : ce rite violent et le conflit entre Dobbs et Malley se font clairement écho, mais les protagonistes ne semblent pas s’en apercevoir… ce qui renforce sans doute la dimension « mystique » de l’affaire.

Une seule femme dans ce film, la mère invisible de Malley, représentée « sur scène » par les apparitions épisodiques de l’infirmière en résidence qui la soigne. Et c’est la mort en coulisses de cette femme qui déclenchera le dénouement tragique, la disparition de ce petit monde de la dernière trace du féminin - sauf pour les images invisibles et dégradantes des magazines de pin-ups que ce célibataire reçoit à son corps défendant.

Le proviseur convoque Malley, le confronte à une enveloppe adressée à son nom au collège et renfermant un de ces magazines qu’il reçoit depuis longtemps à domicile, et dont il prétend qu’ils lui sont envoyés par Dodds pour le compromettre. Mais on ne le croit pas. On le juge trop perturbé et on veut le mettre à pied.

Confrontation en tête à tête du professeur de latin avec un Dodds méprisant qui laisse entendre qu’effectivement c’est lui qui est à l’origine de ces envois humiliants. Malley annonce une riposte et s’enfuit. Reis lui court après mais arrive trop tard : sa riposte est le suicide, Malley se précipite du toit pour se fracasser le crâne sur les pavés de la cour, sous les yeux des élèves agglutinés derrière les croisées, avides du spectacle de cette mort.

À la suite de cette tragédie, qui vient combler une année marquée par la violence des élèves, la hiérarchie décide purement et simplement de fermer le collège. Reis surprend Dodds au téléphone qui négocie un poste dans un autre établissement. Plus tard dans la soirée, pour mettre un terme à une confrontation avec Reis qui lui reproche la mort de Malley, Dodds annonce que ses élèves l’attendent. « À cette heure ? » « Si je leur disais de me trouver à minuit [en tel endroit isolé], ils y seraient tous. » Ce n’est qu’à ce moment là que notre soupçon se confirme : Dodds, c’est le fascisme, Malley le bouc émissaire de sa haine, apparemment gratuite mais qui cacherait quoi ? Son homosexualité, peut-être…

Quelques minutes plus tard, Reis fait irruption dans la salle de classe où Dodds annonce à ses élèves la fermeture du collège, tout en promettant hypocritement d’y résister à leurs côtés. Mais Reis l’a suivi et dénonce sa duplicité : le poste qu’il vient d’accepter ailleurs. Pourtant, les élèves demeurent fidèles à leur « führer bien-aimé ». Celui-ci s’éclipse, laissant Reis face à ses élèves... qui convergent en silence sur « l’intrus »… avec des conséquences fatales, devinons-nous.

On retrouve Dodds, fervent catholique, assis dans la chapelle vide. La flamme sur l’autel, signifiant la présence de Dieu (comme Reis a raconté l’avoir appris étant jeune) s’éteint dans un courant d’air. Les silhouettes menaçantes des élèves viennent entourer leur professeur… et le film se termine sur la promesse d’un autre lynchage… Nouveau Caligari, Dodds sera la victime de son « somnambule » [5].

Ce film pourrait apparaître comme une confirmation de la thèse structuraliste, controversée, de René Girard, de l’universelle persistance du « jeu » du bouc-émissaire [6]. Lecture qui rejoint le mysticisme du titre français. Il est plus fertile, je crois, d’y voir une démonstration du rôle du bouc émissaire dans la stratégie fasciste spécifique au vingtième siècle, dans la construction du dictateur charismatique et démagogue. Et que tout ceci soit suggéré comme propre à la masculinité, j’en veux pour preuve une seule réplique du film : un prêtre-enseignant évoque la revendication d’un pensionnaire, face à ces événements dramatiques, de l’introduction de la mixité au collège. Ce garçon invisible a tout compris : il faut chasser le fantôme d’un patriarcat à la fois décrédibilisé et persistant… qui envoie toujours, en 1972, les jeunes hommes mourir au Vietnam… pour rien.


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[1Sans parler de l’accord opportuniste entre la Warner et l’administration du New Deal par lequel le studio s’engagea à produire des films « sociaux ».

[2Énumération à laquelle il faut ajouter les années 90, qui verra l’essor de « petits » films indépendants, souvent d’une grande qualité et d’une grande pénétration (cf. Burch, De la beauté des latrines, pp. 265-277)

[3Cf. Fight Club (1999) de David Fincher

[4Herbert Marcuse : Tolérance répressive, Homnisphères, 2008 [1965]

[5 Le Cabinet du Docteur Caligari (1919). Un mystérieux « docteur » montre dans les foires un somnambule hypnotisé à qui il fait commettre des meurtres. Siegfried Kracauer (De Caligari à Hitler, 1947) y voit une préfiguration de l’hitlérisme.

[6René Girard, Le Bouc émissaire, (1987)