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HBO 2010-2014

Boardwalk Empire


>> Aurore Renaut / lundi 12 décembre 2016

« Un temps où les hommes étaient des hommes et où les femmes portaient des jupes ».



D’emblée, par cet argument promotionnel un peu provocateur qui a accompagné son lancement, Boardwalk Empire, donne le ton : la série nous plonge dans la ville d’Atlantic City pendant la Prohibition et si la production se doit de présenter des personnages féminins complexes pour répondre aux nouvelles normes des séries américaines qui se veulent (se doivent d’être) plus politiquement correctes en termes de représentations genrées, elle ne peut s’empêcher non plus de tenter de séduire le public masculin plus conservateur sous prétexte de décrire les codes sociétaux de l’époque qu’elle représente, une époque où les femmes étaient, donc, sous domination masculine.

Durant ses cinq saisons de 2010 à 2014, Boardwalk Empire sera sans cesse tiraillée entre la volonté de présenter des personnages de femmes aussi variés que l’éventail masculin proposé et la difficulté à s’extraire, in fine, de schémas sexistes et moralisateurs conventionnels.

Dans la multitude des personnages féminins mis en scène, la série en propose deux principaux, aux parcours parfaitement opposés : quand l’une connaît une ascension progressive et constante, l’autre ne fait que décliner de saison en saison.

Margaret Shroeder, interprétée par Kelly McDonald, revient de loin lorsque la série commence – elle est l’épouse battue d’un ivrogne d’Irlandais que Nucky Thompson, le maître d’Atlantic City (interprété par la star du show, Steve Buscemi) fera liquider dès le pilote – mais lorsqu’elle se clôt, elle semble être la seule à véritablement sortir son épingle du jeu. En cinq saisons, elle aura été la maîtresse officielle de Nucky, puis son épouse légitime, avant de refuser son statut de femme de gangster et de partir à New York commencer une vie de femme émancipée. Ce qui aura pour résultat de la faire presque complètement disparaître de la saison 4, prouvant que le personnage féminin le plus fort reste malgré tout assujetti à sa fonction subalterne de compagne du personnage masculin principal. Elle revient toutefois dans la dernière saison et contrairement à Nucky s’en sort : elle est même l’un des seuls personnages qui ne meurt pas et, grâce à des tractations boursières audacieuses, la série la laisse avec une position sociale et financière très favorable (on la voit même négocier avec Joe Kennedy), prouvant par la même qu’elle est comme le double féminin « légal » de son époux.

À suivre le parcours de Margaret, on serait porté à croire que les auteurs de Boardwalk Empire proposent une évolution presque féministe des personnages féminins. Mais cette idée est dans le même temps battue en brèche par le traitement que ne cesse de subir, au long des cinq saisons, l’autre personnage féminin récurrent, voire nodal, Gillian.

Gillian Darmody, interprétée par l’ancien top-model Gretchen Mol, est la mère de Jimmy (Michael Pitts), bras droit de Nucky dans la première saison. Tenancière d’un bordel florissant, on sait dès le début qu’elle fut « offerte » par un Nucky très ambitieux au Commodore (maître de la ville avant lui) alors qu’elle n’avait que treize ans.

Gillian est une femme financièrement autonome donnant l’impression d’être quelqu’un avec qui les hommes doivent compter mais elle est en fait machiavélique, brouillonne et toutes ses tentatives d’infléchir les équilibres échouent. Son personnage ne cesse de connaître des revers qui semblent la punir : meurtrière, dépendante à la drogue, elle est finalement internée dans un hôpital psychiatrique.

Mais plus la Gillian au présent s’enfonce, plus la série revient en arrière et nous livre la genèse de son personnage dans de longs flash-back illustrant son histoire avant son sacrifice. Les auteurs soulignent ainsi l’importance de ce geste, refermant la série sur une note bien moins féministe que l’émancipation de Margaret : c’est l’assujettissement du féminin, encore une fois, au pouvoir masculin, filmé sur une note mélancolique. Boardwalk empire se referme d’ailleurs sur cette scène originelle (ce qui était prévu dès l’écriture de la saison 2 comme s’en est confié le showrunner Terence Winter dans des interviews), les flash-backs se présentant comme un progressif retour en arrière psychologique nous expliquant comment un jeune homme droit mais ambitieux a vendu sa part d’innocence pour intégrer le monde violent des hommes de pouvoir. Ces flash-backs éclairent aussi rétrospectivement la noirceur du personnage de Gillian. C’est la conclusion morale que nous livre Boardwalk empire : pour se faire une place dans ce monde violent dirigé par les hommes, il faut broyer l’innocence, l’insouciance et la pureté.

Une leçon dont Nucky fera son profit mais dont il fera aussi, comme presque tous les hommes vivant selon ces principes, les frais. Aucune rédemption, pour lui comme pour Gillian, n’est possible. Les deux personnages n’auront eu de cesse d’avoir leur destinée liée, à ceci prêt : Nucky meurt assassiné quand Gillian est, elle, enfermée dans un asile. Margaret a beau donné aux auteurs sa bonne conscience féministe, celle-ci se termine bel et bien par le viol d’une adolescente de treize ans abandonnée vingt ans plus tard dans un asile d’aliénés dont elle n’a aucune chance de s’échapper. La série se referme sur la double fin tragique de Gillian et de Nucky mais quand l’un bénéficie d’une mort violente, certes, mais digne et expéditive, l’autre est oubliée, enterrée vivante, à demie-folle ; la mort n’est même pas là pour abréger ses souffrances. Il vaut toujours mieux être un homme, même si ce n’est que pour mourir comme eux.


>> Générique

Polémiquons.

  • C’est l’actrice Gretchen Mol qui interprète Gillian Darmody.

  • Boardwalk Empire a été notre série des premières semaines de confinement. On lui sait gré de nous avoir changé les idées, pendant quelques épisodes chaque soir, avant qu’on se replonge dans l’angoisse de l’actualité. Le plaisir qu’on a pris à regarder cette série est donc un peu particulier. Il ne nous a pas empêché de réagir aux mêmes questions posées par Aurore Renaut… sans que nous y répondions toutefois de la même manière.

    En effet, comme elle le dit très bien, au milieu d’une multitude de personnages masculins, seules deux figures féminines traversent entièrement la saison. A l’instar de nombreuses séries HBO, la violence est omniprésente, masculine, présentée comme telle, mais avec une complaisance souvent odieuse, que soulignent les quelques secondes de trop à chaque séquence de fusillades, chaque mort par couteau de cuisine, chaque mort par machette, chaque mort par Empire State Building miniature etc etc..

    Un épisode : une dizaine de morts minimum. Les scénaristes ne dérogent pas à cette règle, et l’humour, présent aux premiers épisodes grâce au personnage de Margaret Schroeder, ne refait surface que grâce au duo (sanglant mais désopilant) d’Al Capone et de Nelson Van Alden, ex agent fédéral défroqué, missionnaire fanatique de la lutte contre le trafic d’alcool qui finit par en rabattre quelque peu sur ses principes. Margaret, quant à elle, jeune femme battue, immigrée irlandaise des quartiers pauvres, devenue bourgeoise grâce au mariage : elle conserve, tout au long de la série, un sang-froid, une détermination et un sens de la répartie à toute épreuve. Les meilleures répliques sortent de sa bouche.

    C’est aussi un personnage, qui, malgré son éclipse durant la quatrième saison (un entre soi masculin terrifiant), ne doit pas son existence uniquement à son mari. La dernière saison la voit s’émanciper en effet, et malgré le lien ponctuel qu’elle renoue avec le milieu mafieux, elle s’en éloigne définitivement, pour rejoindre le monde des escrocs « légaux ». Un grand regret concernant Margaret : que le fil de son engagement des deux premières saisons (au sein de la Ligue pour la tempérance et pour le droit de vote des femmes, puis pour la contraception et l’émancipation sexuelle) n’ait pas été poursuivi.

    Les autres personnages féminins ? Exceptée Gillian Darmody, ils sont quasi inexistants. Julia, jeune étudiante tombée enceinte de James Darmody, le fils de Gillian, lors de leur rencontre à Princeton avant la guerre, est sympathique. Mais ses deux aventures avec des femmes sont trop rapidement esquissées pour qu’on y voie autre chose qu’un clin d’oeil gay-friendly factice (le lesbianisme étant d’ailleurs rattaché, de façon un peu caricaturale, à l’esprit artiste et bohême). Elle disparaît à la troisième saison.

    La focale se resserre donc sur un monde masculin et blanc, ou presque : car il y aurait beaucoup à dire sur la représentation des personnages noirs, parmi lesquels le seul acquis à la cause de l’émancipation, au moins en apparence, se trouve être l’homme le plus manipulateur, le plus corrompu, le plus odieux, le plus sexiste aussi de la série.

    Revenons au cas, complexe, de Gillian Darmody, le deuxième personnage féminin un peu conséquent, comme le dit Aurore Renaut. Elle est d’abord foncièrement antipathique. Pour être honnête, je l’ai détestée presque tout du long. Mère dévoreuse, sublime mais duplice, arriviste, vénale et cinglée, danseuse de bas étage, racoleuse, puis mère maquerelle, elle incarne à la perfection la figure de la mante religieuse, de la femme fatale - funeste destin des hommes (elle mène d’ailleurs son fils à sa perte).

    C’est pourtant ce que les scénaristes arrivent à faire à partir de son personnage – ou plutôt de son enfance et de sa rencontre avec le héros, Nucky Thompson – dans la dernière saison qui a complètement changé mon point de vue : pas seulement sur Gillian mais sur la série elle-même.

    On l’apprend très tôt : Gillian a été violée alors qu’elle n’avait que 13 ans. C’est Nucky Thomson qui l’aurait « livrée » au Commandeur, chef local et bâtisseur d’Atlantic City, celui qui a fait de quelques baraques de front de mer le lieu de villégiature et de plaisirs qu’il est devenu dans les années 1920. Dans les épisodes de la dernière saison s’intercalent des flashbacks qui nous livrent un certain nombre de clefs. Sur la rivalité des deux frères (Elias et Nucky), mais surtout sur le parcours de ce dernier : gamin battu, grandi dans la misère, il se forge une volonté inflexible de quitter son milieu, sa famille, et la pauvreté. A tout prix.

    C’est justement ce qu’il accepte de faire qui est dévoilé à la fin de la dernière saison. C’est même ce sur quoi se clôt la série, dans une fin finalement assez féministe. Car Boardwalk Empire ne montre pas seulement, d’une façon assez classique, la violence extrême qui fonde les grandes aventures américaines (ici la naissance d’une ville) : la loi du pistolet, celle du plus cruel, du plus cynique, qui d’ailleurs trouve toujours plus cruel et plus cynique que soi. L’appropriation physique du corps des femmes, des filles devrait-on dire, et surtout leur échange, apparaît au principe de tout.

    Une action bien précise permet à Nucky Thompson, encore tout jeune homme, de devenir l’homme puissant d’Atlantic City, à l’issue d’une carrière fulgurante de self made man parti de rien et parvenu jusqu’au dernier étage du Ritz, où il réside. A l’issue d’un chantage odieux auquel il cède, l’échange d’une fille de 13 ans lui ouvre le droit de rejoindre les hommes de pouvoir, et par la suite de toucher les dividendes de l’exploitation économique de la ville mise au point par une élite locale corrompue.

    Cet acte fondateur est montré comme tel aussi parce que la saison se termine ainsi, sur le visage torturé de Nucky lorsqu’il rend visite à Gillian à l’hôpital psychiatrique, sur ses remords mal enfouis, et sur sa mort. Celle-ci intervient d’ailleurs avec l’irruption du petit fils de Gillian sur le « boardwalk », la promenade de bord de mer devenue l’emblème de la ville, sur laquelle il avait tendu la main à cette petite fille, quelques dizaines d’année plus tôt, pour l’emmener vers son prédateur pédophile.

    Cette parabole du pouvoir des hommes et de la grande épopée étasunienne est si poignante qu’on ne peut, à la fin de l’épisode, et malgré l’attachement aux personnages masculins que les séries savent si bien fabriquer, que les contempler avec un immense dégoût.

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