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Paul Verhoeven / 2021

Benedetta


Geneviève Sellier / mardi 10 août 2021

Virginie Efira instrumentalisée par Verhoeven


La lecture du très sérieux (et passionnant) ouvrage déjà ancien (1986) de l’historienne américaine Judith C. Brown, spécialiste de la Renaissance italienne et pionnière de l’histoire de la sexualité, donne une idée des « libertés » prises par Verhoeven dans son adaptation. L’histoire de Benedetta, cette religieuse issue d’une famille aisée d’un village montagnard de Toscane au XVIIe siècle, entrée au couvent à Pescia dès l’âge de neuf ans, qui développa des visions mystiques puis les associa à des rapports sexuels avec Bartolomea, la jeune nonne qui veillait sur elle, donna lieu à deux séries d’enquêtes ecclésiastiques, la première conclut à la véracité de ses visions, la seconde la condamna comme inspirée par le démon, y compris parce qu’entre temps, Bartolomea avait révélé leur liaison. A l’issue de cette seconde enquête en 1623, elle fut condamnée à la prison dans le couvent, où elle mourut 35 ans plus tard, sans avoir été élargie.

Judith C. Brown montre que les traces d’homosexualité féminine dans l’histoire de l’Europe chrétienne sont aussi rares que sont fréquents les témoignages d’homosexualité masculine (« sodomie »). Elle fait l’hypothèse que l’Église et les sociétés patriarcales qu’elle contrôlait avaient du mal à concevoir ce que pouvait être des rapports sexuels entre femmes, raison pour laquelle les rares condamnations connues concernent le travestissement en homme et le recours à « des inventions illicites à suppléer au défaut de leur sexe »… C’est donc la remise en cause de l’ordre genré qui était puni, quand des femmes usurpaient les prérogatives masculines (c’est le reproche le plus grave qui fut fait à Jeanne d’Arc).

Judith Brown analyse minutieusement les enquêtes ecclésiastiques concernant l’affaire Benedetta pour tenter de comprendre d’abord les conditions sociohistoriques qui ont permis dans un premier temps, en 1619, la validation des visions de Benedetta, et les changements des rapports de pouvoir et de la doctrine de l’Eglise – ajoutés à la découverte des rapports sexuels – qui ont abouti à sa condamnation cinq ans plus tard : en effet, le modèle de sainteté prôné par le Vatican avait changé : on préférait désormais les exemples à suivre, comme celui d’Ignace de Loyola, plutôt que les faiseurs de miracle : en 1621, Benedetta était morte et ressuscitée par son confesseur et avait raconté son voyage au Purgatoire… Mais l’exaltation mystique suscitait désormais la suspicion, et les enquêteurs envoyés par le nonce nouvellement nommé à Florence, firent un rapport défavorable sur Benedetta, d’autant plus que son origine montagnarde était suspecte aux gens de la plaine, qui y voyait le lieu de l’ignorance et des serviteurs du diable. De plus son confesseur qui l’avait efficacement protégée lors de la première enquête, fut considéré ensuite comme en partie responsable de l’indiscipline qui s’était installée dans le couvent, où certaines religieuses hostiles à Benedetta tentèrent de renverser son pouvoir. La révélation de sa liaison donna le coup de grâce…

La fiction imaginée par Verhoeven et son scénariste David Birke n’a pas grand-chose à voir avec cette histoire. On pourrait y voir l’exercice normal d’une liberté inhérente au processus créatif.

Mais nous verrons que toutes les modifications vont dans le même sens : transformer une histoire très sérieuse inscrite dans les croyances de l’époque et dans la façon dont certaines femmes tentent de se faire une place dans une société patriarcale, en une fiction échevelée où l’histoire n’est plus qu’un prétexte à exhibitions érotico-fantasmatiques propres à satisfaire un voyeurisme masculin très contemporain.

La liste des « inventions » de Verhoeven-Birke est longue :
 le personnage de l’abbesse incarnée par Charlotte Rampling qui permet de mettre en place une rivalité entre deux femmes, l’une âgée et pragmatique, l’autre jeune, belle et exaltée, n’existe pas : c’est Benedetta qui était l’abbesse du couvent lors de la première enquête, charge dont elle fut suspendue le temps de l’enquête, pour la retrouver ensuite. Elle ne fut relevée de cette fonction qu’à la suite de la seconde enquête en 1623. Au contraire dans le film, elle parvient grâce à ses soutiens à évincer l’abbesse en titre, ce qui apparaît clairement comme une usurpation et contribue à diaboliser Benedetta, comme la séquence où elle oblige une novice suspecte de vol, à plonger sa main dans une bassine bouillante (autre invention).
 Le personnage du nonce incarné par Lambert Wilson venant au couvent faire lui-même l’enquête est pure invention, mais cela permet de mettre en scène l’affrontement haut en couleurs entre un grand de l’Église, aussi magnifiquement vêtu que corrompu (on l’a vu dans son palais entouré de femmes dont l’une est sur le point d’accoucher), avec Benedetta et sa complice. Le film reconduit ce qui est devenu un cliché : l’inquisiteur qui condamne au bûcher une jeune femme innocente (en tout cas à nos yeux contemporains) alors qu’il incarne lui-même la débauche et la luxure. Et comme dans les contes de fées, son acharnement contre Benedetta se retourne finalement contre lui, puisque la foule invitée à assister au supplice, se soulève, met en déroute la troupe du nonce et le lynche impitoyablement après lui avoir arraché ses beaux atours… Pour faire bon poids, tout ceci se passe pendant qu’une épidémie de peste menace le village, peste dont le nonce se révèle porteur… Cette séquence horrifique est sans doute censée satisfaire un manichéisme très contemporain, mais n’a pas la moindre vraisemblance. Si la peste qui était endémique en Italie au XVIIe siècle, elle s’abattit sur Pescia en 1631, presque dix ans après cette seconde enquête.
 Les visions et les extases mystiques de Benedetta, telles que décrites dans les archives consultées par Judith Brown, relèvent d’une imagerie courante à la Renaissance, répertoriées depuis Thérèse d’Avila, sans aucun rapport avec les fantasmes érotico-horrifiques proposés par le film, mais voir Virginie Efira agressée par d’énormes serpents ou par une brutale soldatesque est sans doute plus attractif pour un public contemporain que les visions mystiques dont parle Benedetta.
 Si Bartolomea décrivit en détail les pratiques sexuelles que lui imposa, d’après elle, Benedetta (essentiellement des baisers et des caresses manuelles), il n’est pas question d’une statue de la Vierge transformée en godemiché, dont le caractère blasphématoire évoque plutôt Sade que les mystiques du XVIIe siècle, et dont la dimension provocatrice n’échappe pas à nos contemporains.
 Quant à la dernière séquence avec les deux femmes nues dans la campagne, on ne voit pas bien à quoi elle sert sinon à une exhibition propre à rincer l’œil des amateur/rice.s.

J’arrêterai là cette liste pour ne pas lasser les lecteur/rices. Mais toutes les « inventions » du film ont pour effet de transformer l’histoire de Benedetta en un conte pour adultes qui frôle souvent la pornographie soft, dans une surenchère d’effets spéciaux et d’exhibitions érotiques qui sacrifient le spectaculaire à tout autre souci.

Verhoeven a eu les moyens de fabriquer des fantasmes extrêmement coûteux… ce dont il peut remercier le culte français du créateur forcément subversif… (ce culte de l’auteur "subversif" n’existe pas aux États-Unis, et même les cinéastes "artistes" doivent rendre des comptes, pour le meilleur et pour le pire…). Ce qui manque le plus dans ce film, c’est un point de vue en empathie avec la protagoniste, qui prendrait au sérieux cette tentative d’exister dans le cadre très contraint d’un couvent de femmes au XVIIe siècle. Verhoeven confirme ainsi qu’il s’intéresse surtout, comme dans Elle, à instrumentaliser ses personnages féminins au profit de fantasmes masculins...


générique


Polémiquons.

  • Je ne comprends pas, à la lecture de l’article, en quoi Efira est « instrumentalisée », à vous lire ça serait plutôt Benedetta qui le serait.
    Vous parlez de voyeurisme masculin et de complaisance de Verhoeven mais vous omettez de relever que sur 2h11 de film les scènes de sexe doivent compter pour 10 minutes. La plupart des scènes sont en réalité constituées de discussions entre nonnes dans un couvent. Ainsi,
    si Verhoeven avait voulu mettre en scène ses fantasmes je ne pense pas qu’il aurait donné autant de place aux face à face entre Rampling et Efira. Votre collègue Anaïs Bordages de chez Slate, intransigeante sur le male gaze - elle qui avait compté, dans un grand moment de critique de cinéma, le nombre de plans sur les fesses des filles dans le dernier film de Kechiche -, a elle-même reconnu la sobriété du film en la matière (et notamment la distance respectueuse de la caméra par rapport aux corps des actrices). S’agissant de la dernière scène, on peut être surpris par la nudité des actrices mais on peut aussi voir cette scène comme une évocation d’un bonheur conjugal édenique enfin accompli (et Adam et Eve dans l’imagerie chrétienne sont quasi nus) - ce qui rend la décision de Benedetta d’autant plus tragique et incompréhensible pour Bartholomea : malgré ce bonheur, Benedetta décide de quitter l’Eden pour retourner dans le monde violent et intolérant de l’Eglise (alors qu’au début c’était l’inverse, le couvent étant vu comme un refuge).
    De même, s’agissant du godemiché, le cinéaste a expliqué qu’il avait eu recours à cette invention pour justifier la condamnation de Benedetta, les rapports lesbiens n’étant condamnables que si un objet mimant un phallus dans son emploi était utilisé pendant l’acte. Encore une fois, s’il avait vraiment voulu que le spectateur masculin se rince l’oeil, la scène où le godemiché est utilisé n’aurait pas duré que 30 secondes.
    Enfin, Verhoeven n’a pas obtenu un financement confortable uniquement parce qu’il est un cinéaste subversif mais parce qu’il est un cinéaste reconnu dont le précédent film a été, à votre grand dam, quasi unanimement célébré en France avec des Cesar et un petit succès public. Si tel n’avait pas été le cas, s’il avait juste été un cinéaste « subversif » (à la manière de Gaspard Noé) je doute qu’il aurait bénéficié d’un tel financement .

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