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Pamela B. Green / 2020

Be Natural : l’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché


>> Véronique Le Bris / jeudi 25 juin 2020

Comment la France a enterré sa première cinéaste


« Que la première des cinéastes au monde participe à la réouverture des cinémas, le 22 juin 2020, me semblait un bel hommage », confie Serge Fendrikoff. À la tête de la société Splendor films, c’est lui qui distribue Be Natural l’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché, le documentaire que l’américaine Pamela B. Green a consacré à celle qui a inventé la fiction au cinéma. Splendor films, spécialisé en patrimoine, a tenu à accompagner cette sortie de trois programmes* de films réalisés par la pionnière en France puis aux Etats-Unis. Enfin ! La pierre fondamentale qu’Alice Guy a apportée à l’Histoire du cinéma trouve le chemin des salles. Et que le chemin a été long pour en arriver là !

Be natural a été dévoilé au Festival de Cannes en 2018. La salle de cette projection unique n’était qu’aux trois-quarts pleine. C’était pourtant le 50e anniversaire de la mort d’Alice Guy, passé complètement inaperçu. Le film, réalisé à « l’américaine », suscite peu d’intérêt et pas mal de critiques : trop dense, trop riche, trop de mise en scène de Pamela B. Green elle-même quand elle part à la recherche d’informations difficiles à trouver, voire totalement inédites. Surtout qu’elle ne se prive pas d’égratigner au passage quelques institutions françaises – la Cinémathèque notamment – qui auraient plus ou moins sciemment enterré cette pionnière ou en tous cas réduit son talent et sa contribution incontestable au cinéma des premiers temps à des « distractions de secrétaire »… Be natural, produit par Robert Redford, Hugh Heffner et Jodie Foster qui officie aussi en tant que narratrice, a nécessité 8 ans de travail et de recherches assidues. Si sa réalisation mise sur l’efficacité plus que sur l’originalité artistique, le film est à ce jour le plus complet sur l’histoire d’Alice Guy. Il a aussi permis de retrouver plusieurs de ses œuvres que la Fondation de Martin Scorsese notamment s’est engagée à restaurer.

Be natural est construit en deux parties. La première, biographique, revient sur le parcours d’Alice Guy. Fille d’un éditeur installé au Chili, ruiné à son retour en France, elle débute comme secrétaire de Léon Gaumont, propriétaire du Comptoir de la photographie. Quand il est invité à la première projection de films organisée par les frères Lumière, en mars 1895, il convie Alice Guy. Elle raconte dans ses mémoires avoir eu l’impression qu’on pouvait faire mieux que ce qu’elle venait de voir. Elle demande l’autorisation de tourner des saynètes qu’elle écrirait avec des amis acteurs de théâtre. Léon Gaumont donne son accord à condition que cela n’impacte en rien son travail de secrétaire. En mars 1996, elle imagine un scénario – le premier de l’histoire du cinéma – pour réaliser La Fée aux choux, la première fiction filmique. Le film a suffisamment de succès pour qu’elle réitère l’expérience. Elle est bientôt nommée « Directrice du théâtre des prises de vues de la Gaumont » et supervise plus de 200 films dont plusieurs opéras sonorisés dès 1900. Lorsqu’elle épouse Herbert Blaché en 1907, Gaumont envoie le couple aux Etats-Unis pour commercialiser ses brevets. Elle reprend vite la réalisation. En 1910, le succès la pousse à fonder à Fort Lee, près de New York, son propre studio de production, la Solax, le plus moderne au monde. Elle y réalise des centaines de films de plus en plus sophistiqués avec un seul mot d’ordre donné à ses acteurs : « Be natural ». A partir de 1917, la Solax périclite. En 1920, Alice Guy produit son dernier film, Une âme à la dérive, réalisé par Léonce Perret. A son retour en France en 1922, Alice Guy voit toutes les portes de l’industrie se fermer devant elle. Elle n’y travaillera plus jamais et passera le reste de sa vie à tenter de retrouver ses films. Sans succès. Ses mémoires écrites dans les années 50 ne trouveront d’éditeur, l’Association féministe Musidora, qu’en 1976 ! A sa mort en 1968, seule une poignée du millier de films qu’elle a réalisés, lui est attribuée. Pire, sa contribution à l’histoire du cinéma est minorée, voire effacée. Léon Gaumont ne la signale même pas dans ses mémoires, mais le fils de celui-ci obtient dans les années 1950 qu’elle soit décorée de la Légion d’Honneur et qu’Henri Langlois programme – à contre cœur – une rétrospective très partielle à la Cinémathèque.

La seconde partie de Be Natural, la plus intéressante, expose en détail et sans concession, la manière dont cette pionnière a été effacée de l’Histoire du cinéma, parce qu’elle était une femme. Pamela B. Green s’appuie sur les rares documents existants : des enregistrements de son voisin, un professeur de cinéma belge, dans un documentaire québécois réalisé avec sa fille, Le jardin oublié de Marquise Lepage, et bien sûr des extraits de ses films retrouvés. Mais elle mène aussi sa propre recherche aux Etats-Unis et retrouve certains des descendants d’Alice Guy et les souvenirs qu’ils sont conservés d’elle. Et c’est ainsi qu’elle a retrouvé quelques films de la réalisatrice qu’on pensait disparues.

Malgré sa contribution inédite à l’histoire du cinéma dont la France est soi-disant si friande, Be natural ne parvient pas à trouver un distributeur en France. Il est, après Cannes, projeté au Festival du cinéma américain de Deauville en 2018 sans susciter davantage l’attention. De rares articles – celui de Laure Murat dans Libération le 5 juin 2019 par exemple [1] – s’insurgent de cet attentisme. Mais rien n’y fait.

Il a fallu que Tessa, 7 ans, fille d’une distributrice (Mary X distribution) assiste à la cérémonie du Prix Alice Guy 2019, pour que cela change. A chaque édition, avant la remise du prix à la réalisatrice de l’année, une demi-heure est consacrée à raconter l’histoire d’Alice Guy et à montrer, sur le grand écran du cinéma Max Linder, quelques-uns de ses films. Tessa est captivée. Au retour, elle ne cesse de questionner sa mère et Serge Fendrikoff qui l’accompagne pour tenter de comprendre comment une réalisatrice si inspirée – Tessa a adoré Madame a des envies – qui montre des héroïnes, maitresses de leur destin et de leurs choix et non comme de simples faire-valoir, a-t-elle pu être purement et simplement oubliée. « La réaction de Tessa dépassait la simple émotion, raconte Serge Fendrikoff. A tel point qu’elle nous a demandé ce que sa mère et moi faisions pour lutter contre cette injustice. C’est là que nous avons décidé que nous allions montrer ses films. »

Le cinéma muet n’étant pas facile à promouvoir, Splendor films et Mary X souhaitent accompagner cette programmation des oeuvres d’Alice Guy d’un film actuel. Ils choisissent le plus complet et le plus récent, Be natural, l’histoire cachée d’Alice Guy Blaché qui a « aussi le mérite de donner envie de voir immédiatement des films d’Alice Guy, ajoute Serge Fendrikoff, puisqu’il en montre de nombreux extraits ».

Ils décident de le sortir en janvier 2020, aux mêmes dates que la Grande-Bretagne. Il sera finalement repoussé au 18 mars, puis à cause du confinement, au 22 juin 2020, jour de la réouverture de salles de cinéma en France.

Entre temps, Pamela B. Green a coupé une vingtaine de minutes de sa première version et allégé la mise en scène de sa recherche. Plus percutant, mais toujours aussi riche en informations, notamment sur la période américaine encore mal renseignée en France, Be natural reste un excellent moyen de découvrir Alice Guy, l’apport considérable de son œuvre au cinéma et le traitement scandaleusement discriminant que le 7e art réserve à ses créatrices. Au mépris de leur talent.


*Trois programmes d’environ une heure des œuvres d’Alice Guy accompagnent la sortie de Be Natural mais leur diffusion est à la discrétion des programmateurs. Au total, 21 films sont proposés.

Programme « Période Gaumont » (1897-1907)

Baignade dans un torrent La fée aux choux
Danse serpentine Sage femme de première classe
Comment monsieur prend son bain Le vrai Ju Jitsu
Madame a des envies Les résultats du féminisme
La course à la saucisse Le billet de banque
Sur la barricade Alice Guy tourne une phonoscène

Programme « Période Solax » 1 (1911-1916)

The girl in the arm chair (drame, 1913, 9:59) A house divided (drame 1913, 13:33)
Algie, the miner ( 1912 10:07) Greater love hath no man (1911 17:11)
Canned Harmony (1911 14:05)

Programme « Période Solax » 2 (1912-1916)

Falling leaves (drame, 1912 ; 9:25) Making an American citizen (comédie, 1912, 12:41)
The ocean waif (drame, 1916 ; 28:44) Matrimony’s speed limit (comédie, 1913 ; 13:21)

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