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Arnaud Sélignac / 2015

Arletty, une passion coupable


>> Noël Burch / mardi 29 août 2017


Dans le désert actuel des téléfilms unitaires, cette morne succession de polars aseptisés, celui-ci fait agréablement tache. Signé d’un réalisateur à qui l’on doit, entre beaucoup d’autres films, Fleur de Sel (1998), joli portrait d’une petite communauté d’épouses de prisonniers, installées à l’Île de Ré pour être près de leur compagnon, Aurélien (2003), belle adaptation du roman le plus féministe de Louis Aragon, Divine Émilie (2007), évoquant la vie de la mathématicienne et amie de Voltaire, Émilie de Châtelet, mais aussi Notre Dame des Barjots (2010), un polar d’excellente tenue d’après Virginie Brac.

Par ailleurs, Geneviève Sellier et moi-même avons pu constater la qualité exceptionnelle de la trentaine de téléfilms produits entre 1990 et 2010 et consacrés à la période de l’Occupation, de la Résistance [1] et de la Libération, prolifération qui tranchait singulièrement avec la discrétion jusque-là sur cette période de notre cinéma et qui semblait marquer une évolution décisive de l’imaginaire collectif français, un double dépassement à la fois du refoulement de la période gaullienne (« tous résistants ») et de ce qu’on pourrait appeler la période BHL (« tous collabos ») [2]. Or, cet excellent téléfilm est comme une survivance de cet âge d’or du téléfilm unitaire et du genre qui l’a distingué.

Ce film de Sélignac, diffusé en 2015, qui a bénéficié tout récemment d’une reprise, évoque la vie d’Arletty alors qu’elle tournait Les Enfants du paradis à Nice, puis à Paris, tout en entretenant une liaison passionnée avec un officier de la Wehrmacht… Ce qui lui vaudra de faire quelques mois de prison après la Libération, accusée de « collaboration horizontale », et d’être écartée des studios pendant trois ans. Ce film semble avoir pour projet d’illustrer la célèbre boutade de la star : « Mon cœur est français mais mon cul est international. » Je reviendrai sur le sens politique de ce projet.

On est tenté de rapprocher ce téléfilm de deux autres qui racontent les déboires de personnalités célèbres dont les comportements douteux sous l’Occupation leur ont causé des ennuis à la Libération : L’Affaire Sacha Guitry (Fabrice Cazeneuve, 2007) et Marthe Richard (Thierry Binisti, 2010). Le premier a montré une certaine complaisance, à la fois envers l’indéniable compromission du célèbre dramaturge auprès des officiers allemands francophiles et envers le côté « coureur de jupons » du personnage [3]. En revanche, le second a été plus sensible à la réalité des contradictions vécues par cette héroïne de la Grande Guerre, ancienne prostituée compromise avec la pègre sous l’Occupation… et qui se battra pour la fermeture des maisons closes après la guerre.

Le film de Sélignac nous montre une Arletty gouailleuse, indépendante (la composition de Laetitia Casta est très réussie), sans complaisance envers l’Occupant et qui, en même temps qu’elle file le parfait amour avec Hans Jürgen Soehring, sympathise avec la Résistance et écoute Londres… Que seul le « cul » de la star « fricote » avec l’Occupant semble se traduire par l’extrême fadeur de l’acteur allemand (Ken Duken) qui tient le rôle de ce très bel officier de la Wehrmacht, par opposition à ses relations avec les femmes, qui sont d’une tout autre chaleur. D’abord avec son amante de la même époque, l’aristocratique Annette (Marie-Josée Croze), dont l’activité dans la Résistance est associée à la bisexualité d’Arletty (ce bon objet de nos jours), ainsi qu’avec sa compagne/domestique, Marie, sympathisante de la Résistance elle aussi, confidente de tous les instants, objet d’une affection profonde. Le seul homme du film avec qui Arletty discute longuement, c’est Jacques Prévert (bien rendu, la clope aux lèvres, par Marc Citti), cet homme qui comprend les femmes, opposé assez vigoureusement à Carné, metteur en scène ombrageux, constamment irrité… et à Barrault, mauviette intimidée par les femmes… tout comme Baptiste ! Certes, les portraits de ces trois hommes participant avec Arletty au tournage en cours des Enfants du paradis, sont des caricatures, mais elles sont parlantes : le film se situe résolument du côté des femmes.

Un cinquième homme va traverser brièvement le film : Sacha Guitry, venu demander à Arletty son soutien pour tirer des griffes de la Gestapo le vieux dramaturge juif Tristan Bernard et sa femme. On apprendra plus tard que la démarche a été couronnée de succès, mais s’il est permis d’attribuer aux auteurs du film un effet « intertextuel », on peut penser qu’il s’agit de suggérer le contraste entre la démarche apologétique de Cazeneuve et celle beaucoup plus ironique de Salignac…

Laquelle est contenue toute entière dans cette affirmation d’Arletty que son coeur est français mais son cul international et, à l’occasion, allemand, déclaration que le film met dans sa bouche lors de ses déboires d’après-guerre. Qu’est-ce à dire ? Que pour l’individu (français) l’amour, le sexe, est plus réel, plus important que la politique.

Car je pense qu’à la différence de L’Affaire Guitry, le propos de ce film ne relève pas d’un révisionnisme historique, le blanchiment d’un grand nom de la culture française ; le propos est tout à fait actuel ou plutôt il est de tous les temps concernant notre pays… Cela n’aura échappé à personne que depuis une bonne vingtaine d’années et plus encore sans doute, le cinéma français et surtout le cinéma dit « d’auteur » néglige à peu près totalement les enjeux de société pour se concentrer sur les histoires d’amour. Les producteurs ont compris qu’il y avait pour ces sujets un public fidèle et qu’il y avait toujours de jeunes réalisateurs et réalisatrices prêt.e.s à y consacrer leurs efforts et leur talent. Point n’est besoin de s’étendre ici sur les raisons de cette préférence, la situation socio-politique de la France, de l’Europe et du monde étant ce qu’elle est. Cette aventure d’Arletty, grande libertine devant l’éternel, condense parfaitement cette idéologie qui fait partie de « l’identité française » (au même titre que l’idéalisation de l’art-et-la-culture, autre refuge contre le monde réel, d’autant plus efficace chez nous que les pratiques artistiques d’élite sont considérées comme toujours obligatoirement « radicales »)…

Mais pour ce qui est de la tradition libertine que nous envient les élites cosmopolites des pays puritains, qui remonte loin et qui est certainement l’un des facteurs ayant freiné le développement du féminisme chez nous (les femmes ayant été convaincues de longue date qu’elles disposaient d’un pouvoir égal aux hommes dans les jeux de l’amour), il faut dire qu’elle a un revers de la médaille positif à une époque où le déclin de la natalité en Occident inquiète : avec son taux de naissances, la France est championne d’Europe, le seul pays du continent en mesure de renouveler sa population… Certes, Arletty avorte, avec l’approbation du film, mais justement : l’accès libre à l’avortement de nos jours – alors qu’il pouvait être puni de mort sous Pétain – n’est-il pas un complément bénéfique pour notre tradition libertine ?

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[1Inconnue de tous… sauf du public. 15 ans de fiction télévisée française 1995-2010, éditions INA, 2014

[2Rappelons quelques titres marquants : Deux femmes à Paris de Caroline Huppert, Des Croix sur la mer de Luc Béraud, Assassins et Faussaires, de Peter Kassovitz, Un amour à taire, de Christian Faure, Le Temps de la désobéissance de Patrick Volson ou Satan refuse du monde de Jacques Renard

[3On peut s’étonner de ces défaillances, chez Cazeneuve, auteur-réalisateur fort sensible au calvaire et aux luttes des femmes sous le patriarcat, avec Seule en 2008 (la veuve d’un homme ayant été poussé au suicide par les « nouvelles méthode managériales », cherche à faire éclater la vérité) et Cigarettes et bas nylon en 2010 (la découverte de la réalité américaine par des épouses de « GI » françaises. Ce qui suggère que la conscience de sexe ne suffit pas pour éclipser le culte des Grands Hommes.