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Philip Dunne / 1959

10 North Frederick


>> Noël Burch / mardi 28 août 2018


Étudiant le cinéma français des années trente, Geneviève Sellier et moi avons été amené.e.s à réfléchir longuement sur la thématique dont on peut dire qu’elle domine cette décennie : la relation symboliquement incestueuse entre un homme d’âge mur, incarné par les seules véritables vedettes de l’époque – les Raimu, Guitry, Baur, Vanel et autres Berry – et une (très) jeune femme. C’était une relation qui allait de soi, et même si elle débouchait sur une issue tragique, elle ne fut jamais soumise à la moindre critique, et ne fut jamais l’objet de culpabilisation, si ce n’est dans ces films tout à fait à part dans l’époque et que l’on désigne sous le vocable de « réalisme poétique », Le Quai des brumes, Le jour se lève ou encore L’Entraîneuse d’Albert Valentin [1].

M’étant intéressé depuis au cinéma hollywoodien – mieux vaut tard que jamais ! – j’ai été frappé par la quasi absence dans ce vaste corpus de cette thématique qui aura comme une seconde vie chez nous dans les années quatre-vingt-dix [2], alors que je n’ai trouvé qu’un seul film de ce type made in Hollywood – Obsession (1976) de Brian de Palma, où un veuf d’âge mur s’éprend d’une jeune femme qui se révélera être sa fille.

C’est pourquoi il est intéressant d’examiner un autre film qui fait exception à cette « règle » et qui date lui de la fin des années cinquante. 10 North Frederick fut adapté par l’un des plus prestigieux scénaristes californiens, Philip Dunne (ici derrière la caméra aussi, comme pour une dizaine d’autres films [3]). À l’origine du scénario, un roman de John O’Hara, auteur à succès, très estimé de ses pairs et célèbre pour son « réalisme » qui fut parfois jugé scandaleux dans l’Amérique puritaine. Celle-ci était très souvent, comme ici, la cible de ses écrits, souvent identifiée aussi à la grande bourgeoisie, alors que les gens du peuple y étaient perçus comme moins « coincés », voire innocemment débauchés.

Le film débute en 1945, dans la belle maison située à l’adresse du titre dans une ville moyenne de province. On vient d’enterrer son riche propriétaire, Joseph B. ‘Joe’ Chapin (Gary Cooper) et nous assistons à la réception qui suit les funérailles, réception à laquelle assistent beaucoup d’hommes en costume sombre, les notables de la ville, dont nous allons bientôt découvrir toute la nocivité. Cette sorte de veillée funèbre est présidée par Edith, la veuve (Geraldine Fitzgerald), encore belle femme à cinquante ans passés, sa fille Anne (Diane Varsi) et Joby, son frère (Ray Stricklin), militaire en permission. Celui-ci n’est pas à l’aise parmi tout ce monde qui remplit le rez-de-chaussée et se réfugie dans sa chambre où il est rejoint par Anne qui lui reproche son attitude. Un échange aigre s’ensuit, avec des allusions à des événements passés que nous ne pouvons encore comprendre. Joby a déjà beaucoup bu et s’endort tandis qu’un gros plan d’Anne inaugure le flash-back qui va constituer le corps du film et qui nous ramène en 1940.

Le film comporte un grand nombre de fêtes. Lors de la première à laquelle nous assistons, l’un des associés de Chapin, accoudé au bar à ses côtés lui demande s’il n’a pas une maîtresse, et devant la réaction un peu vive de son ami, il lui conseille franchement d’en prendre une… à l’instar de tous les hommes de leur âge (et de leur milieu, bien sûr). Ailleurs, on danse : un homme de son âge invite Edith, très réticente mais toujours soucieuse des apparences, qui répugne à « faire une scène ». Car on comprend que cet homme fut naguère son amant. Quand il évoque ce passé, Edith lui rappelle sèchement qu’il a promis de ne plus jamais l’embêter ! Le ton est donné : derrière la façade de respectabilité, il y a des secrets honteux, des désirs refoulés.

Cette double scène signale l’affranchissement en cours depuis le célèbre La lune était bleue (Preminger, 1953), du système de censure de sinistre mémoire, dit « Code Hays ». Écrit par un prêtre catholique et en vigueur depuis le milieu des années trente, il ne disparaîtra tout à fait qu’au début des années soixante-dix [4].

Très rapidement nous comprendrons qu’Edith, très collet monté, est beaucoup moins aimée par ses enfants – qui vont souvent lui reprocher de ne pas rendre leur père heureux – que ce père lui-même, homme doux, un peu triste et qui ne semble avoir que de vagues activités dans les affaires, totalement off. Ce n’est manifestement pas un self-made-man, sa richesse est héréditaire. Les seules passions qui lui restent sont une mystérieuse ambition politique… et l’amour qu’il porte à sa fille, aux relents incestueux : chaque fois qu’ils sont entre eux, il fait allusion à sa beauté. Entre Edith et lui, la passion sexuelle s’est éteinte il y a longtemps. Une scène vers la fin du film, où elle l‘accusera, à tort, de l’avoir trompée avec d’autres femme et où elle lui avoue pour la première fois cette liaison ancienne, nous fait comprendre que cette femme, qui est certes l’un des mauvais objets du film, en ce qu’elle incarne à plusieurs reprises un puritanisme aigu, souffre autant que lui de leur abstinence. Et si dans la scène où l’ami incitait Joe à prendre une maîtresse, le film prend ses distances avec l’hypocrisie du mariage bourgeois, il dénonce surtout les ravages du puritanisme. C’est le principal message du film, et la réaffirmation finale, dans la bouche de Joe, de la règle qui condamne un « age-discrepant marriage » [5] est assimilée à ce puritanisme. Nous y reviendrons...

Le film va passer près d’une heure à décrire l’accumulation de souffrances qui vont finalement conduire Joe à sa seule liaison extra-maritale avec une femme de la moitié de son âge. Dans une scène assez surprenante et qui relève d’un autre aspect du réalisme de l’écrivain J. O’Hara, un homme de ses amis empoche sans sourciller l’enveloppe contenant 20 000 dollars que Joe lui tend : c’est censé être une contribution à la campagne pour une élection locale imminente, mais en fait c’est une sorte de pot de vin, car Joe ambitionne d’être candidat à un poste modeste : ni sénateur, ni gouverneur, souligne-t-il, mais gouverneur adjoint (lieutenant governor). L’ami l’assure qu’il fera ce qu’il peut mais que s’il parvient à faire accepter cette candidature par les « huiles » du Parti, cela coûtera beaucoup plus cher. Et s’il échoue, Joe ne récupérera pas cette « avance »…

Pendant ce temps, Anne est fascinée par un jeune musicien de jazz, Charley Bongiorno, trompette solo dans l’orchestre d’un dancing où elle a ses habitudes. Au cours d’une longue scène de « flirt » à distance tandis qu’il joue un brillant solo sur le thème Beautiful Dreamer – titre dont l’ironie apparaîtra bientôt –, elle tombe amoureuse de cet homme aux origines modestes. Ils font plus ample connaissance à l’extérieur, en « squattant » la voiture d’un inconnu. Charley évoque son adolescence quand il frayait avec des voyous, et la chance qu’il a eu d’échapper à ce milieu pour entamer une carrière de musicien. Le propriétaire de la voiture et ses copains aux mines patibulaires surgissent et tabassent Charley devant Anne, horrifiée. Mais très rapidement les jeunes gens se marient en secret... et Anne est bientôt enceinte. Or, bien entendu, quand Joe et surtout Edith apprennent la nouvelle, ils font tout pour mettre un terme à cette union inadmissible. Et la barrière de classe de se dresser brutalement devant les amoureux. Convoqué par l’avocat de Joe, flanqué du procureur, Charley s’entend ordonner de disparaître. On lui remet un gros chèque. Il ne veut pas de leur argent, proteste avec vigueur. Mais on lui fait valoir qu’Anne n’a que dix-sept ans, et qu’il pourra donc être poursuivi pour détournement de mineure. Il risque cinq ans… en raison notamment de ses antécédents judiciaires, si bénins soient-ils. Joe est présent, mais ses amis lui ont demandé de ne pas intervenir. Néanmoins, il s’avance et dit à Charley : « Vous pourrez toujours déchirer le chèque. » Est-ce une épreuve ? Joe aurait-il fléchi si Charley avait prouvé ainsi la sincérité de son amour ? Mais Charley ne comprend pas : les menaces des hommes de loi lui font croire que c’est sans espoir. Il perd son sang-froid, insulte Joe, insulte Anne et Joe le chasse : « Sortez d’ici avant que je ne vous tue ! ». En tête-à-tête avec Anne, il lui rapporte une version tronquée de cette scène, destinée à la désespérer. « Il a accepté mon chèque et il est parti avec. » Anne est effondrée.

On va vite comprendre, cependant, que cet épisode où Joe se conforme aux « règles », va ajouter à ses tourments, à son sentiment de frustration et de culpabilité, car il sait qu’il a fait le malheur de sa fille et vers la fin du film exprimera ses regrets. Quant à celle-ci, après une fausse couche provoquée par une scène d’hystérie qui l’oppose à sa mère, elle quitte la ville pour New York où elle trouve un emploi dans une librairie et partage un modeste appartement avec une belle femme de son âge, Kate Drummond (Suzy Parker). Entre-temps, au cours d’une réunion avec un aréopage d’hommes en costumes sombres, Joe apprend que sa candidature est brutalement rejetée : on juge qu’il n’aurait aucune chance. C’est le coup de trop. Désormais, il n’a plus que sa fille : il se rend à New York sans prévenir et sonne chez elle. Mais c’est Kate qui lui ouvre – Anne est absente pour quelques jours. Alors, au lieu du dîner et d’aller au théâtre avec Anne, il passe la soirée avec l’éblouissante Kate. Encore une ou deux visites à New York... et ils seront amants. Leur amour est intense, et bientôt il lui demande de l’épouser en s’engageant à divorcer d’Edith.

Mais presque aussitôt se présente un tournant narratif impensable dans un quelconque film français « incestueux », et qui marque, je crois, un gouffre culturel entre ces deux sociétés. Après avoir dîné au restaurant, le couple se dirige vers la sortie quand un jeune homme se heurte à Joe et le fait tomber accidentellement. Il veut l’aider à se relever mais Joe repousse son assistance : il n’est pas un vieillard fragile. Le jeune homme se trouve être une connaissance de Kate… et il prend Joe pour « Monsieur Drummond », le père de la jeune femme. Joe le détrompe… Mais un déclic s’est produit : quand il se retrouve en tête-à-tête avec Kate, il l’exhorte à regarder en face la réalité de leur couple, pour reconnaître qu’ils sont « dans l’erreur ». Il y a des règles et elles sont justes. Leurs enfants auraient un vieillard pour père et elle serait veuve avant quarante ans. Ils doivent se séparer. Kate est blessée mais s’incline.

Soulignons ici que se rejoignent dans ce film deux grandes thématiques hollywoodiennes : l’une remonte à Griffith et consiste à condamner les riches pour leur turpitudes morales, leur « méchanceté » envers les pauvres (et jamais pour l’oppression qu’exerce leur système économique) ; l’autre est comme un écho inversé du film noir des années quarante, dont la fonction sociale était de culpabiliser les hommes des classes dominées, de les mettre en garde contre toute transgression de l’ordre établi [6].

Quatre ans plus tard, nous retrouvons la maison de Frederick Street. Joe est devenu alcoolique, malade, suicidaire. Appelée en urgence par sa mère, Anne est rentrée de New York : elle reproche à Edith de ne pas le faire soigner, « mais il refuse de se faire soigner », répond-elle, un peu hypocritement. Et en tête à tête avec sa fille adorée, Joe apprend que Kate se marie à San Francisco, boit un dernier verre de whisky… et meurt.

Retour au jour des funérailles : Anne est parvenue à faire sortir son frère ivre de la chambre pour dire au revoir aux invités. Ce qu’il fait en titubant sur le grand escalier, criant à tous leurs quatre vérités, dénonçant leur amitié insincère, leurs manigances, leurs trahisons, et l’incapacité de sa mère à rendre son mari heureux… ce qui l’aurait tué.

Épilogue à San Francisco : Anne est demoiselle d’honneur au mariage de Kate. En reconnaissant parmi les bijoux de son amie le rubis que Joe lui a offert, Anne comprend que l’amoureux de Kate qu’elle lui a soupçonné il y a cinq ans, n’était autre que son propre père. Et que c’est lui a rompu. « Oui, papa avait des principes (book of rules) et jamais il ne s’y serait soustrait ». Elles s’embrassent avec effusion, et quand elles s’avancent vers l’autel, nous sentons que ce mariage n’effacera jamais pour Kate le souvenir de son grand amour...

Concernant le traitement par ce film du thème de l’inceste symbolique, deux lectures sont possibles : celle de l’époque du roman et du film... et celle d’aujourd’hui imprégnée par le féminisme. De nos jours, et surtout en France où cet écart est toujours toléré, et pas seulement au cinéma, l’on peut trouver que le film se met en quatre pour justifier une relation que nous qualifierons comme un abus de pouvoir typiquement patriarcal. Mais c’est une lecture anachronique. Le contexte culturel de l’époque où une certaine intelligentsia privilégiait la bataille contre le carcan puritain [7], rend cette problématique peu visible face à la dénonciation des aliénations propres au mariage bourgeois. Car soulignons-le : ce film, et sans doute le roman avant lui, établit une équivalence entre la barrière de classe qui a séparé le jeune couple et la barrière de l’âge qui a provoqué le désespoir de Kate et tué le pauvre Joe...

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[1Noël BURCH & Geneviève SELLIER, La Drôle de Guerre des sexes du cinéma français 1930-1956, Nathan, 1996.

[2Astrid CONDIS, La figure du couple incestueux dans le cinéma français des années quatre-vingt, mémoire de maîtrise, Université de Charles de Gaulle Lille III, 1997.

[3Et qui s’avère ici un étonnant directeur d’acteurs capable de faire jouer juste pour une fois dans sa vie le peu naturel Gary Cooper, ce que n’ont réussi ni Lewis Milestone, ni Frank Capra, ni King Vidor ni tant d’autres !

[4Le film de Preminger tournait autour de la virginité de l’héroïne et après maintes palabres avec les censeurs, il sera le premier à sortir avec succès sans l’approbation de ceux-ci.

[5Un mariage mal assorti du point de vue de l’âge, ici entre un homme âgé et une femme jeune.

[6Frank KRUTNIK, In a Lonely Street. Film Noir, Genre, Masculinity, Londres, Routledge, 1991.

[71959 est précisément l’année où un tribunal a enfin levé l’interdiction qui pesait depuis trente ans aux États-Unis sur le roman de D.H. Lawrence, L’Amant de lady Chatterley.